LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
SOC.
ZB1
COUR DE CASSATION
______________________
Audience publique du 20 novembre 2024
Cassation partielle
Mme MONGE, conseiller doyen
faisant fonction de président
Arrêt n° 1189 F-D
Pourvois n°
Z 23-14.949
X 23-15.844 JONCTION
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 20 NOVEMBRE 2024
I - La société Eurecat France, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 2], a formé le pourvoi n° Z 23-14.949,
II - M. [Z] [W], domicilié [Adresse 1], a formé le pourvoi n° X 23-15.844,
contre l'arrêt rendu le 21 mars 2023 par la cour d'appel de Nîmes (chambre civile, 5e chambre sociale PH), dans le litige les opposant.
Chaque demandeur invoque, à l'appui de son pourvoi, deux moyens de cassation.
Les dossiers ont été communiqués au procureur général.
Sur le rapport de Mme Cavrois, conseiller, les observations de la SCP Françoise Fabiani - François Pinatel, avocat de la société Eurecat France, de Me Ridoux, avocat de M. [W], après débats en l'audience publique du 16 octobre 2024 où étaient présents Mme Monge, conseiller doyen faisant fonction de président, Mme Cavrois, conseiller rapporteur, Mme Le Quellec, conseiller, et Mme Pontonnier, greffier de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Jonction
1. En raison de leur connexité les pourvois Z 23-14.949 et X 23-15.844 sont joints.
Faits et procédure
2. Selon l'arrêt attaqué (Nîmes, 21 mars 2023), M. [W] a été engagé en qualité d'ingénieur commercial, par la société Eurecat France (la société), à compter du 1er juillet 1995.
3. A compter de juin 2016, le salarié a été placé en arrêt de travail pour maladie puis après avoir repris son travail dans le cadre d'un mi-temps thérapeutique de janvier à juillet 2017, le 3 mai 2018, il a de nouveau été placé en arrêt de travail pour maladie.
4. Le 20 décembre 2018, le médecin du travail a rendu un avis d'inaptitude mentionnant que l'état de santé du salarié faisait obstacle à tout reclassement dans un emploi.
5. Le 20 mars 2019 le salarié a saisi la juridiction prud'homale de diverses demandes.
6. Le 2 mai 2019, il a été licencié pour inaptitude avec impossibilité de reclassement.
Examen des moyens
Sur le premier moyen du pourvoi n° Z 23-14.949 de l'employeur
7. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Mais sur le second moyen du pourvoi n° Z 23-14.949, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
8. L'employeur fait grief à l'arrêt de juger qu'il devait appliquer la procédure applicable en cas d'inaptitude d'origine professionnelle et de le condamner au paiement d'une certaine somme à titre d'indemnité de préavis, alors « que l'indemnité compensatrice due au salarié licencié dont l'inaptitude est d'origine professionnelle correspond au montant de l'indemnité légale compensatrice de préavis ; qu'en accordant à M. [W] une indemnité compensatrice d'un montant supérieur à l'indemnité légale compensatrice de préavis qui était, dans son cas, de deux mois de salaire, aux motifs que la convention collective de branche de la Chimie, applicable au contrat de travail, fixait la durée du préavis des ingénieurs et cadres à trois mois, la cour d'appel qui a statué par des motifs erronés en droit a violé les articles L. 1226-14, L. 1234-1 et L. 1234-5 du code du travail. »
Réponse de la Cour
Vu l'article L. 1226-14 du code du travail :
9. Il résulte de ce texte que le salarié reconnu inapte à reprendre, à l'issue d'une période de suspension provoquée par un accident du travail ou une maladie professionnelle, l'emploi occupé précédemment et dont le contrat de travail a été rompu ne peut prétendre au paiement de l'indemnité conventionnelle de préavis prévue par la convention collective applicable à l'entreprise.
10. L'arrêt alloue au salarié une somme correspondant à l'indemnité conventionnelle de préavis.
11. En statuant ainsi, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
Sur le second moyen du pourvoi n° Z 23-14.949, pris en sa troisième branche
Enoncé du moyen
12. L'employeur fait grief à l'arrêt de juger qu'il devait appliquer la procédure applicable en cas d'inaptitude d'origine professionnelle et de le condamner au paiement d'une certaine somme au titre du reliquat de l'indemnité spéciale de licenciement, alors « qu'en accueillant la demande de M. [W] visant à voir condamner la société au paiement d'un complément d'indemnité spéciale de licenciement, sans avoir recherché si, comme elle le faisait valoir dans ses conclusions d'appel, la somme de 128 364,21 euros versée au salarié au titre de l'indemnité spéciale de licenciement et qui correspondait au montant de l'indemnité conventionnelle de licenciement n'était pas supérieure au moment auquel il aurait pu prétendre dans l'hypothèse d'un doublement de l'indemnité légale de licenciement, de sorte qu'en lui versant cette somme, la société l'avait entièrement rempli de ses droits, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 1226-14 et L. 1234-9 du code du travail. »
Réponse de la Cour
Vu l'article L. 1226-14 du code du travail :
13. Selon ce texte, en cas de licenciement pour inaptitude consécutive à un accident du travail ou une maladie professionnelle et impossibilité de reclassement, le salarié peut prétendre à une indemnité spéciale de licenciement qui, sauf dispositions conventionnelles plus favorables, est égale au double de l'indemnité prévue par l'article L. 1234-9 du code du travail.
14. Il en résulte que la règle de doublement de l'indemnité de licenciement ne vise, à défaut de dispositions conventionnelles plus favorables, que l'indemnité légale et non l'indemnité conventionnelle de licenciement.
15. Pour accueillir la demande du salarié, l'arrêt retient que l'indemnité de licenciement versée lors de la rupture du contrat de travail était de 128 364,21 euros et que le salarié pouvant prétendre au doublement de cette indemnité il lui sera alloué le reliquat restant dû à ce titre, soit la somme de 128 364,21 euros.
16. En se déterminant ainsi, sans rechercher si l'indemnité versée n'était pas, ainsi que le soutenait l'employeur dans ses conclusions, une indemnité conventionnelle de licenciement dont le montant était supérieur au montant doublé de l'indemnité légale de licenciement, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.
Sur le premier moyen du pourvoi n° X 23-15.844 du salarié, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
17. Le salarié fait grief à l'arrêt de le débouter de l'ensemble de ses demandes à l'exception de sa demande au titre de l'indemnité compensatrice et de sa demande au titre du reliquat d'indemnité spéciale de licenciement, alors « que la charge de la preuve des heures supplémentaires ne pèse pas sur le seul salarié ; qu'il lui appartient seulement de présenter, à l'appui de sa demande, des éléments suffisamment précis quant aux heures non rémunérées qu'il prétend avoir accomplies afin de permettre à l'employeur, qui assure le contrôle des heures de travail effectuées, d'y répondre utilement en produisant ses propres éléments ; qu'en déboutant M. [W] de sa demande de rappel de salaire au titre des heures supplémentaires, aux motifs qu'il résultait des éléments produits par le salarié au soutien de sa demande, des contestations opposées par l'employeur en réponse aux éléments produits par le salarié, et des pièces produites par l'employeur au soutien de cette contestation, que "la réalité des heures supplémentaires dont M. [W] sollicite le paiement n'est pas démontrée" et encore, qu'"ayant retenu que les erreurs grossières ôtent toute fiabilité au décompte. En conséquence il ne sera pas fait droit aux demandes de M. [W]", la cour d'appel, qui a fait peser la charge de la preuve sur le seul salarié, a violé l'article L. 3171-4 du code du travail. »
Réponse de la Cour
Vu l'article L. 3171-4 du code du travail :
18. Aux termes de l'article L. 3171-2, alinéa 1er, du code du travail, lorsque tous les salariés occupés dans un service ou un atelier ne travaillent pas selon le même horaire collectif, l'employeur établit les documents nécessaires au décompte de la durée de travail, des repos compensateurs acquis et de leur prise effective, pour chacun des salariés concernés. Selon l'article L. 3171-3 du même code, l'employeur tient à la disposition des membres compétents de l'inspection du travail les documents permettant de comptabiliser le temps de travail accompli par chaque salarié. La nature des documents et la durée pendant laquelle ils sont tenus à disposition sont déterminées par voie réglementaire.
19. Enfin, selon l'article L. 3171-4 du code du travail, en cas de litige relatif à l'existence ou au nombre d'heures de travail accomplies, l'employeur fournit au juge les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés par le salarié. Au vu de ces éléments et de ceux fournis par le salarié à l'appui de sa demande, le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles. Si le décompte des heures de travail accomplies par chaque salarié est assuré par un système d'enregistrement automatique, celui-ci doit être fiable et infalsifiable.
20. Il résulte de ces dispositions, qu'en cas de litige relatif à l'existence ou au nombre d'heures de travail accomplies, il appartient au salarié de présenter, à l'appui de sa demande, des éléments suffisamment précis quant aux heures non rémunérées qu'il prétend avoir accomplies afin de permettre à l'employeur, qui assure le contrôle des heures de travail effectuées, d'y répondre utilement en produisant ses propres éléments. Le juge forme sa conviction en tenant compte de l'ensemble de ces éléments au regard des exigences rappelées aux dispositions légales et réglementaires précitées. Après analyse des pièces produites par l'une et l'autre des parties, dans l'hypothèse où il retient l'existence d'heures supplémentaires, il évalue souverainement, sans être tenu de préciser le détail de son calcul, l'importance de celles-ci et fixe les créances salariales s'y rapportant.
21. Pour débouter le salarié de sa demande en paiement d'un rappel de salaire pour heures supplémentaires, l'arrêt relève que le salarié produit à l'appui de ses prétentions plusieurs centaines de courriels classés par années, de 2014 à 2018, un tableau de synthèse reprenant l'ensemble de ces messages, avec des mentions d'horaire du premier courriel envoyé chaque jour et du dernier, et le statut de la journée, deux attestations, la page 2 de son entretien d'évaluation pour l'année 2013 et des copies de son agenda. Il constate que l'employeur fait valoir que sur les fiches d'imputation horaire mensuelles le salarié n'a jamais mentionné l'existence d'heures supplémentaires et verse également aux débats les évaluations annuelles de 2012, 2013 et 2015 et plusieurs attestations des assistantes du salarié et de collègues de travail ou supérieurs hiérarchiques qui lui reconnaissent de multiples qualités professionnelles mais déplorent une incapacité à déléguer et un besoin de tout contrôler, outre un niveau d'exigence personnel particulièrement élevé.
22. Il observe que comme le souligne l'employeur, la lecture des messages interroge sur leur pertinence et la nécessité de les adresser aux horaires auxquels ils ont été envoyés, que le fait que le salarié ait choisi d'adresser des messages à de tels horaires ne signifie pas qu'il ait travaillé toute la journée, qu'il n'est pas plus démontré d'une part que cette façon de travailler avec des amplitudes horaires pouvant atteindre plus de douze à quinze heures sur une journée, réponde à une exigence de son employeur, ou à une urgence inhérente à son poste à laquelle il aurait dû faire face, et d'autre part que cette amplitude horaire coïncide avec la réalité des heures travaillées. Il ajoute qu'une partie des courriels consiste en des réponses sous forme d'interjection à des messages qui ne lui étaient pas adressés directement et qui n'appelaient pas de réponse de sa part.
23. Il retient encore que les deux attestations produites par le salarié sont rédigées en termes généraux et vindicatifs envers la société, sans pour autant apporter d'éléments précis sur la question du volume de travail effectivement réalisé et que l'entretien de notation de 2012 établit que dès cette date il était fait état d'une implication importante de l'intéressé dans son travail et d'une nécessité pour lui de déléguer, les entretiens ultérieurs revenant sur cette nécessité et sur celle de se positionner en « product manager ».
24. Il conclut qu'il résulte de l'ensemble de ces éléments que la réalité des heures supplémentaires dont le salarié sollicite le paiement n'est pas démontrée.
25. En statuant ainsi, alors, d'une part, que le salarié présentait des éléments suffisamment précis pour permettre à l'employeur de répondre, d'autre part, que ce dernier ne produisait aucun élément de contrôle de la durée du travail, la cour d'appel, qui a fait peser la charge de la preuve sur le seul salarié, a violé le texte susvisé.
Et sur le second moyen du pourvoi n° X 23-15.844
Enoncé du moyen
26. Le salarié fait grief à l'arrêt de le débouter de l'ensemble de sa demande en paiement de dommages-intérêts au titre de l'exécution fautive et déloyale du contrat de travail, alors « que la charge de la preuve des durées maximales de travail et de prise de temps de pause, pèse exclusivement sur l'employeur ; qu'en l'espèce, au soutien de sa demande de dommages-intérêts au titre de l'exécution fautive et déloyale du contrat de travail, M. [W] faisait valoir que l'employeur n'avait pas respecté ses obligations à son égard s'agissant des repos quotidien et hebdomadaires ; qu'il appartenait au seul employeur de rapporter la preuve qu'il avait respecté ses obligations sur ces points ; que dès lors, en jugeant, pour rejeter cette demande, que "ces éléments sont fondés sur l'existence des multiples heures supplémentaires dont M. [W] a sollicité le paiement et sur les amplitudes horaires qu'il revendique, et sur lesquels il a été statué", la cour d'appel a méconnu la charge de la preuve et a violé l'article 1315 devenu 1353 du code civil. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 1353 du code civil :
27. Selon ce texte, celui qui se prétend libéré doit justifier le paiement ou le fait qui a produit l'extinction de son obligation.
28. Il en résulte que la preuve du respect des seuils et plafonds prévus par le droit de l'Union européenne et des durées maximales de travail fixées par le droit interne incombe à l'employeur.
29. Pour débouter le salarié de sa demande en paiement de dommages-intérêts pour exécution déloyale du contrat de travail, l'arrêt relève que le salarié invoque une violation des dispositions d'ordre public sur le repos, des dispositions relatives aux heures supplémentaires et au contingent annuel, des dispositions relatives aux repos quotidiens et hebdomadaires, des dispositions relatives aux durées maximales de travail. Il retient que ces éléments sont fondés sur l'existence des multiples heures supplémentaires dont le salarié avait sollicité le paiement et sur les amplitudes horaires qu'il revendiquait, et sur lesquels il avait déjà été statué.
30. En statuant ainsi, alors que le salarié invoquait le manquement de l'employeur à ses obligations en matière de durée maximale à la fois journalière et hebdomadaire du temps de travail, sans constater que l'employeur justifiait avoir respecté ces durées maximales prévues par le droit interne, la cour d'appel, qui a inversé la charge de la preuve, a violé le texte susvisé.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il juge que la société Eurecat France devait appliquer la procédure de licenciement applicable en cas d'inaptitude professionnelle, l'arrêt rendu le 21 mars 2023, entre les parties, par la cour d'appel de Nîmes ;
Remet, sauf sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Montpellier ;
Laisse à chacune des parties la charge des dépens par elle exposés ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du vingt novembre deux mille vingt-quatre.