Attendu que M. X..., écrivain et journaliste, est l'auteur de deux romans intitulés "Cosette ou le temps des illusions" et "Marius ou le fugitif", édités par la société Plon et présentés comme étant les suites des "Misérables" de Victor Hugo ; que l'héritier de ce dernier, M. Pierre Y..., a saisi le tribunal d'une demande en dommages-intérêts pour atteinte au respect dû à l'oeuvre de son ancêtre ; que la Société des gens de lettres est intervenue volontairement à l'instance au soutien de cette action, demandant paiement de la somme symbolique d'un euro pour l'atteinte portée à l'intérêt collectif de la profession ; que la cour d'appel a fait droit à ces demandes ;
Sur le premier moyen, pris en ses trois branches, tel qu'il figure dans le mémoire en demande :
Attendu, d'abord, qu'après avoir exactement retenu que la dévolution du droit moral obéissait, en l'espèce, aux règles ordinaires de la dévolution successorale, c'est par une appréciation souveraine de la volonté de Victor Hugo telle que celui-ci l'avait exprimée dans ses testaments des 9 avril et 23 septembre 1875, et non par référence aux distinctions instaurées par la loi du 11 mars 1957 pour la dévolution des différentes prérogatives du droit moral, que la cour d'appel a estimé que l'auteur avait entendu dissocier la divulgation de son oeuvre, qu'il avait confiée à des tiers, du droit au respect et à la paternité de celle-ci dont il n'avait pas entendu priver ses héritiers ; que le moyen, en sa première branche, manque en fait ;
Attendu, ensuite, que la société Plon et M. X... n'ont pas invoqué devant la cour d'appel le défaut d'acceptation des dévolutions successorales en vertu desquelles M. Pierre Y... revendiquait la qualité d'héritier ; qu'en sa deuxième branche, le moyen, nouveau et mélangé de fait, est irrecevable ;
Attendu, enfin, que si le droit au respect dû à l'oeuvre se transmet aux héritiers selon les règles ordinaires de la dévolution successorale, le cohéritier a qualité à agir seul pour défendre ce droit ; que par ce motif substitué à celui retenu par la cour d'appel, l'arrêt se trouve légalement justifié ;
Sur le deuxième moyen, tel qu'il figure dans le mémoire en demande :
Attendu qu'ayant relevé que la Société des gens de lettres, association reconnue d'utilité publique, avait, aux termes de ses statuts, reçu mission "d'assurer de façon générale la protection des intérêts moraux et matériels de ses membres" (article 1er) et qualité pour se porter intervenante à tout procès touchant un point de droit professionnel d'intérêt général (article 44, alinéa 4), la cour d'appel, qui constatait que le présent litige posait la question de principe de la licéité des "suites" apportées aux ouvrages romanesques, lesquelles étaient susceptibles de porter atteinte à l'intérêt collectif de la profession, a décidé, à bon droit, que ladite association était recevable à intervenir volontairement à l'instance ; que le moyen n'est pas fondé ;
Mais sur le troisième moyen :
Vu les articles L. 121-1 et L. 123-1 du code de la propriété intellectuelle, ensemble l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
Attendu que la "suite" d'une oeuvre littéraire se rattache au droit d'adaptation ; que sous réserve du respect du droit au nom et à l'intégrité de l'oeuvre adaptée, la liberté de création s'oppose à ce que l'auteur de l'oeuvre ou ses héritiers interdisent qu'une suite lui soit donnée à l'expiration du monopole d'exploitation dont ils ont bénéficié ;
Attendu que pour dire qu'en éditant et publiant les deux ouvrages litigieux et en les présentant comme la suite des Misérables, la société Plon avait porté atteinte au droit moral de Victor Hugo sur cette oeuvre, l'arrêt énonce que si ce dernier ne s'était jamais formalisé et encore moins opposé aux adaptations scéniques de ses livres, voire à l'adoption par d'autres auteurs de tel ou tel de ses personnages, il était en revanche établi que l'écrivain n'aurait pas accepté qu'un tiers auteur puisse donner une suite aux Misérables, que dès lors peu importait que les personnages, ressuscité pour l'un d'entre eux et ranimés pour les autres, soient demeurés dans les livres présentés à tort comme une adaptation de l'oeuvre première puisque la société Plon revendiquait, hors du terrain judiciaire, en être la continuation, fidèle ou non, à ceux mis au monde pour l'éternité littéraire par Victor Hugo, qu'interdire toute suite aux Misérables ne pouvait constituer, ainsi qu'il était soutenu à tort, une atteinte au principe de la libre création puisque, en l'espèce, cette oeuvre, véritable monument de la littérature mondiale, d'une part, n'était pas un simple roman en ce qu'elle procédait d'une démarche philosophique et politique, ainsi que l'avait explicité Victor Hugo et, d'autre part, était achevée, qu'il s'ensuivait qu'aucune suite ne pouvait être donnée à une oeuvre telle que "Les Misérables" sans porter atteinte au droit moral de Victor Hugo ;
Qu'en statuant ainsi, par des motifs inopérants tirés du genre et du mérite de l'oeuvre ou de son caractère achevé, et sans avoir examiné les oeuvres litigieuses ni constaté que celles-ci auraient altéré l'oeuvre de Victor Hugo ou qu'une confusion serait née sur leur paternité, la cour d'appel, qui n'a pas ainsi caractérisé l'atteinte au droit moral et s'est déterminée en méconnaissance de la liberté de création, a violé les textes susvisés ;
PAR CES MOTIFS :
CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'elle a déclaré recevables M. Pierre Y... en son action et l'association Société des gens de lettres en son intervention volontaire, l'arrêt rendu le 31 mars 2004, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ; remet, en conséquence, sur les autres points, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Paris, autrement composée ;
Condamne M. Pierre Y... aux dépens ;
Vu l'article 700 du nouveau code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du trente janvier deux mille sept.