Vu la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 25 mars et 17 juin 2008 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour M. H... D...et MM. I...et E...D..., tous deux représentés par leur mère en sa qualité d'administratrice légale, demeurant..., ; MM. D...demandent au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler l'arrêt n° 07NT01119 du 6 décembre 2007 par lequel la cour administrative d'appel de Nantes, ne faisant que partiellement droit à leur appel, a annulé l'ordonnance du 9 mars 2007 du président de la première chambre du tribunal administratif de Nantes en tant qu'elle a rejeté leurs conclusions indemnitaires comme portées devant une juridiction incompétente pour en connaître ;
2°) de condamner la commune de Nantes à payer à chacun des exposants la somme de 100 000 euros au titre, d'une part, de l'atteinte au droit à l'image et à la vie privée et, d'autre part, de la contrefaçon du droit d'auteur commise au préjudice de M. F...D...et de ses ayants droits ;
3°) d'enjoindre à la commune de Nantes de faire cesser leur préjudice en leur remettant sous astreinte de 500 euros par jour de retard le film original comportant l'enregistrement de M. F...D...par Mme G...ainsi que tous supports comportant reproduction de l'image de M. F...D...et reproduction totale ou partielle de l'entretien en cause, notamment tous DVD, CD, catalogues ou autres documents sur quelque support que ce soit ;
4°) de mettre à la charge de la commune de Nantes la somme de 14 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la note en délibéré, enregistrée le 2 mars 2011, présentée pour la commune de Nantes ;
Vu la note en délibéré, enregistrée le 9 mars 2011, présentée par les consortsD... ;
Vu le code civil ;
Vu le code de la propriété intellectuelle ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Gilles Pellissier, Maître des Requêtes,
- les observations de Me Bertrand, avocat de M. H...D...et de la SCP Lyon-Caen, Fabiani, Thiriez, avocat de la ville de Nantes,
- les conclusions de M. Julien Boucher, rapporteur public ;
La parole ayant été à nouveau donnée à Me Bertrand, avocat de M. H...D...et à la SCP Lyon-Caen, Fabiani, Thiriez, avocat de la ville de Nantes ;
Considérant qu'en juillet 2002, M. F...D..., psychanalyste, a accordé à Mme C...G...un entretien au sujet de l'oeuvre de Mme B...A..., artiste brésilienne décédée en 1988 ; qu'à l'occasion d'une exposition consacrée à cette artiste, organisée du 8 octobre au 31 décembre 2005 par le musée des beaux arts de la commune de Nantes, l'enregistrement filmé de cet entretien a été diffusé et divers documents le reproduisant, notamment le catalogue de l'exposition, ont été mis en vente ;
Considérant que trois enfants de M. F...D..., qui est décédé le 1er novembre 2002, estimant que la diffusion de ces documents sans leur autorisation était constitutive de contrefaçon et d'atteinte à leur droit sur l'image de leur père, ont saisi le tribunal administratif de Nantes d'une demande d'indemnisation en réparation de leur préjudice subi tant en ce qui concerne la contrefaçon que l'atteinte au droit à l'image ; qu'ils ont, en outre, demandé la remise, sous astreinte, de tous les documents originaux relatifs à l'entretien accordé par M. F... D...à Mme C...G... ; que, par ordonnance du 9 mars 2007, le président de la première chambre du tribunal administratif de Nantes a rejeté leurs demandes comme portées devant une juridiction incompétente pour en connaître ; que la cour administrative d'appel de Nantes, par un arrêt du 6 décembre 2007, a confirmé cette ordonnance en tant qu'elle portait sur les conclusions à fins d'injonction ; qu'elle l'a, en revanche, annulé en tant qu'elle portait sur les conclusions indemnitaires, mais a rejeté ces conclusions aux motifs, d'une part, que la contrefaçon n'était pas constituée, dès lors que M. F...D...n'était pas co-auteur de l'entretien et, d'autre part, que la diffusion de l'image de ce dernier ne constituait pas une atteinte à la vie privée dans sa dimension familiale propre aux requérants et que le droit d'agir pour le respect de la vie privée ou de l'image s'éteint au décès de la personne concernée ; que les consorts D...se pourvoient en cassation contre cet arrêt en tant qu'il a rejeté leurs conclusions indemnitaires et déclaré la juridiction administrative incompétente pour connaître de leurs conclusions à fins d'injonction ;
Sur les conclusions indemnitaires :
En ce qui concerne les conclusions relatives aux atteintes au droit à l'image :
Considérant qu'aux termes de l'article 9 du code civil : " Chacun a droit au respect de sa vie privée. / Les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que séquestre, saisie et autres, propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l'intimité de la vie privée ; ces mesures peuvent, s'il y a urgence, être ordonnées en référé " ;
Considérant, en premier lieu, que la protection de la vie privée ne relève pas, par nature, de la compétence exclusive des juridictions judiciaires ; qu'en conséquence et en l'absence de dispositions législatives contraires, les demandes indemnitaires à raison des atteintes au droit à l'image, lequel est une composante du droit au respect de la vie privée, commises par une personne publique dans l'exercice d'un service public administratif relèvent de la compétence du juge administratif ; que, par suite, la cour n'a pas commis d'erreur de droit en déclarant, après avoir annulé sur ce point l'ordonnance du président de la première chambre du tribunal administratif de Nantes, la juridiction administrative compétente pour connaître des conclusions indemnitaires présentées par les consorts D...au titre de l'atteinte portée au droit à l'image de M. F...D... ;
Considérant, en second lieu et sans qu'il soit besoin de se prononcer sur la fin de non recevoir opposée par la commune de Nantes, que le droit d'agir pour le respect de la vie privée s'éteint au décès de la personne concernée, seule titulaire de ce droit, et n'est pas transmis aux héritiers ; que si les proches d'une personne peuvent s'opposer à la reproduction de son image après son décès, c'est à la condition d'en éprouver un préjudice personnel, direct et certain ; qu'en jugeant que, dans les circonstances de l'espèce, les consorts D...n'établissaient pas la réalité du préjudice personnel résultant pour eux de la divulgation de l'image de leur père, la cour, qui a porté sur les faits une appréciation souveraine exempte de dénaturation, n'a pas commis d'erreur de droit ;
En ce qui concerne les conclusions relatives aux atteintes au droit d'auteur :
Considérant qu'aux termes de l'article L. 111-1 du code de la propriété intellectuelle : " L'auteur d'une oeuvre de l'esprit jouit sur cette oeuvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous. / Ce droit comporte des attributs d'ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d'ordre patrimonial (...) " ; qu'aux termes des articles L. 113-1 à L. 113-3 du même code : " Article L. 113-1 - La qualité d'auteur appartient, sauf preuve contraire, à celui ou à ceux sous le nom de qui l'oeuvre est divulguée ", " Article L. 113-2 - Est dite de collaboration l'oeuvre à la création de laquelle ont concouru plusieurs personnes physiques.(...) ", " Article L. 113-3 - L'oeuvre de collaboration est la propriété commune des coauteurs. / Les coauteurs doivent exercer leurs droits d'un commun accord. / En cas de désaccord, il appartient à la juridiction civile de statuer (...) " ; qu'aux termes de l'article L. 121-1 du même code : " L'auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son oeuvre. / Ce droit est attaché à sa personne. / Il est perpétuel, inaliénable et imprescriptible. / Il est transmissible à cause de mort aux héritiers de l'auteur (...) " ; que, selon l'article L. 121-2 du même code, seul l'auteur a le droit de divulguer son oeuvre, et après sa mort, ce droit de divulgation est exercé par les exécuteurs testamentaires ou à défaut par les héritiers ; que l'article L. 122-1 du même code dispose que " Le droit d'exploitation appartenant à l'auteur comprend le droit de représentation et le droit de reproduction " ; qu'enfin, en vertu de l'article L. 122-4 du même code : " Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite (...) " ; qu'une telle représentation ou reproduction constitue une contrefaçon en application de l'article L. 335-3 du même code ;
Considérant qu'il résulte de ces dispositions que le code de la propriété intellectuelle protège les droits des auteurs sur toutes les oeuvres de l'esprit quels qu'en soient le genre, la forme d'expression, le mérite ou la destination à la seule condition que ces oeuvres présentent un caractère original ; qu'en ce qui concerne les oeuvres littéraires, la protection s'attache tant aux oeuvres écrites qu'aux oeuvres orales ; qu'ainsi les entretiens constituent des oeuvres de l'esprit, dès lors que l'activité intellectuelle et créatrice des participants se manifeste par l'expression d'une pensée individuelle et indépendante et que la composition et l'expression de l'oeuvre fait apparaître son originalité ;
Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que l'entretien de M. F...D...avec MmeG..., tant dans sa forme filmée que dans sa forme écrite, qui se présente comme un dialogue entre deux psychanalystes au sujet de l'oeuvre de l'artiste Lygia A...et de son activité créatrice et qui développe une réflexion originale, est une oeuvre de l'esprit au sens des dispositions précitées du code de la propriété intellectuelle ; que l'expression de la pensée de M. F...D..., dans les réponses qu'il donne à son interlocutrice, revêt un tour suffisamment personnel et une formulation suffisamment originale et créatrice pour répondre aux critères exigés pour lui conférer la qualité de coauteur de l'entretien ; qu'ainsi la cour administrative d'appel de Nantes, qui n'a pris en compte que la version filmée de l'entretien et qui ne s'est attachée qu'au critère formel de l'absence de participation de M. F... D... à la réalisation du film et à l'absence de réserve de sa part sur le contrôle des termes de l'entretien, sans rechercher si, compte tenu de la teneur de ses réponses, M. F... D... pouvait être regardé comme co-auteur de cette oeuvre, a commis une erreur de droit et inexactement qualifié les faits ;
Sur les conclusions à fins d'injonction :
Considérant que les articles L. 332-1 à L. 332-4 du code de la propriété intellectuelle donnent compétence exclusive au président du tribunal de grande instance pour statuer sur les saisies et autres mesures conservatoires prévues à l'article L. 332-1 de ce code ; que ces dispositions, qui ont pour objet de prévenir le dommage résultant d'une contrefaçon et d'établir la preuve de l'atteinte, sont préalables à la mise en oeuvre de l'action au fond ; que lorsque, comme en l'espèce, cette dernière ressortit de la compétence de la juridiction administrative, il n'appartient qu'à celle-ci, après qu'elle a statué au fond, de statuer également sur les conclusions autres que celles tendant à la mise en oeuvre, avant toute action au fond, des mesures prévues par l'article L. 332-1 du code de la propriété intellectuelle ; que, par suite, la cour, en confirmant l'ordonnance du président de la première chambre du tribunal administratif de Nantes se déclarant incompétent pour connaître des demandes des consortsD..., accessoires à leurs conclusions indemnitaires, tendant à ce que leurs soient remis sous astreinte le film original de l'enregistrement de leur père, ainsi que tous supports comportant reproduction de son image, a commis une erreur de droit, alors même que ces demandes auraient été explicitement fondées sur les articles précités du code de la propriété intellectuelle ;
Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que les consorts D... sont fondés à demander l'annulation de l'arrêt de la cour administrative d'appel de Nantes en date du 6 décembre 2007 en tant qu'il a rejeté leurs conclusions indemnitaires relatives aux atteintes au droit d'auteur et leurs conclusions à fins d'injonction ;
Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler, dans la limite de la cassation prononcée, l'affaire au fond en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative ;
Sur les conclusions indemnitaires :
Considérant qu'ainsi qu'il a été dit ci-dessus, l'entretien accordé par M. F... D... révèle de sa part une activité intellectuelle et créatrice dont l'expression fait apparaître le caractère original ; qu'il constitue une oeuvre de l'esprit dont il est coauteur et qui est, à ce titre, protégée par les dispositions du code de la propriété intellectuelle ; que cette protection bénéficie depuis son décès à ses héritiers ; qu'en utilisant l'oeuvre de M. F... D... pour la diffuser dans le cadre d'une exposition, sans qu'il ressorte de l'instruction qu'elle ait obtenu l'autorisation pour ce faire ni de celui-ci ni de ses héritiers, la commune de Nantes a commis une faute de nature à engager sa responsabilité ; que cette atteinte constitue en elle-même le préjudice dont les requérants sont fondés à demander réparation ;
Considérant qu'il sera fait une juste appréciation de ce préjudice en allouant à chacun des trois requérants une somme de 1 000 euros ;
Sur les conclusions à fins d'injonction :
Considérant qu'il résulte de ce qui précède que la juridiction administrative est compétente pour connaître des conclusions des consorts D...tendant à ce que leurs soient remis sous astreinte le film original de l'enregistrement de leur père, ainsi que tous supports comportant reproduction de son image ; que, par suite, l'ordonnance du président de la première chambre du tribunal administratif de Nantes doit être annulée dans cette mesure ;
Considérant qu'il y a lieu d'évoquer, dans cette limite, et de statuer immédiatement sur les conclusions présentées sur ce point par les consorts D... devant le tribunal administratif de Nantes ;
Considérant qu'ainsi qu'il a été dit ci-dessus M. F...D...est coauteur de l'entretien avec Mme C...G..., dont celle-ci a autorisé la diffusion sans l'accord de son coauteur ou de ses ayants droit ; que la condamnation indemnitaire prononcée et les motifs qui en sont le support inséparable impliquent nécessairement que la commune de Nantes prenne toutes mesures de nature à faire cesser les agissements qui constituent l'illégalité fautive pour laquelle elle a été condamnée ;
Considérant, d'une part, qu'ainsi qu'il a été dit ci-dessus que M. F...D...est coauteur de l'entretien avec Mme C...G...; qu'il résulte des dispositions de l'article L. 113-3 du code de la propriété intellectuelle que l'oeuvre de collaboration est la propriété commune des coauteurs qui doivent exercer leurs droits d'un commun accord ; que faute d'accord, il appartient à la justice civile de statuer ; qu'en l'absence d'un tel accord ou d'une telle décision de justice, il ne peut être fait droit à la demande de remise sous astreinte aux consorts D...de tous les documents originaux relatifs à l'entretien accordé par M. F... D... à Mme C...G... ;
Considérant, d'autre part, que les autres supports reproduisant tout ou partie de cet entretien, notamment le catalogue de l'exposition, comportent une multiplicité d'autres contenus ayant des auteurs différents ; que la remise de ces supports aux ayants droit de M. D...porterait aux droits de ces tiers une atteinte excessive ;
Considérant en revanche que la présente décision implique que la commune de Nantes cesse l'exploitation de ces documents jusqu'à ce qu'elle ait obtenu l'accord des consorts D...ou l'autorisation de la justice ; qu'il y a, par suite, seulement lieu d'enjoindre à la commune de Nantes de cesser toute exploitation de ces supports, sauf à obtenir l'accord des requérants ou l'autorisation de la justice en vue d'une telle exploitation ; que dans les circonstances de l'espèce, il n'y a pas lieu d'assortir cette injonction de l'astreinte demandée par les consortsD... ;
Sur les conclusions tendant à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
Considérant que les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge des consorts D... qui ne sont pas, dans la présente instance, la partie perdante, le versement d'une somme au titre des frais exposés par la commune de Nantes et non compris dans les dépens ; qu'il y a lieu, en revanche, dans les circonstances de l'espèce, de faire application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de mettre à la charge de la commune de Nantes le versement aux consorts D...de la somme de 2 000 euros chacun ;
D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt de la cour administrative d'appel de Nantes en date du 6 décembre 2007 est annulé en tant qu'il a rejeté les conclusions indemnitaires relatives au droit d'auteur et les conclusions à fins d'injonction des consorts D....
Article 2 : L'ordonnance du 9 mars 2007 du président de la première chambre du tribunal administratif de Nantes est annulée en tant qu'elle a rejeté les conclusions des consorts D...à fins d'injonction comme portées devant une juridiction incompétente pour en connaître.
Article 3 : La ville de Nantes versera à MM.H..., I...etE... D... la somme de 1 000 euros chacun.
Article 4 : Il est enjoint à la commune de Nantes de cesser l'exploitation de tous documents relatifs à l'entretien accordé par M. F...D...à Mme C...G....
Article 5 : La ville de Nantes versera aux consorts D...la somme de 2 000 euros chacun en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 6 : Le surplus des conclusions des consorts D...est rejeté.
Article 7 : Les conclusions de la ville de Nantes tendant à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 8 : La présente décision sera notifiée à M. H...D..., à MM. I... et E...D..., à la ville de Nantes et au ministre de la culture et de la communication.