LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, a rendu l'arrêt suivant :
N° V 24-81.166 F-D
N° 00612
GM
14 MAI 2025
CASSATION PARTIELLE
M. BONNAL président,
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE,
DU 14 MAI 2025
M. [U] [V] a formé un pourvoi contre l'arrêt de la cour d'appel d'Aix-en-Provence, chambre 5-1, en date du 22 janvier 2024, qui, pour banqueroute, l'a condamné à 10 000 euros d'amende et à cinq ans d'interdiction de gérer.
Un mémoire a été produit.
Sur le rapport de Mme Piazza, conseiller, les observations de la SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol, avocat de M. [U] [V], et les conclusions de Mme Bellone, avocat général référendaire, après débats en l'audience publique du 2 avril 2025 où étaient présents M. Bonnal, président, Mme Piazza, conseiller rapporteur, Mme de la Lance, conseiller de la chambre, et M. Maréville, greffier de chambre,
la chambre criminelle de la Cour de cassation, composée en application de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.
2. La société [1], dont M. [U] [V] était cogérant, a été placée le 27 septembre 2016 en liquidation judiciaire par le tribunal de commerce, la date de cessation des paiements étant fixée au 27 mars 2015.
3. Le liquidateur a adressé le 29 août 2018 un rapport au procureur de la République pour dénoncer la poursuite d'une activité déficitaire de la société par son dirigeant.
4. L'enquête pénale a établi une situation financière obérée ancienne de la société et des prélèvements entrepris par le gérant sur les comptes de
celle-ci pour couvrir ses dépenses personnelles.
5. M. [V] a été poursuivi par le procureur de la République pour banqueroute par augmentation de passif du 27 mars 2015 au 17 décembre 2019.
6. Par jugement en date du 24 novembre 2021, le tribunal correctionnel a déclaré M. [V] coupable du délit pour la période située entre le 27 mars 2015 et le 27 septembre 2016 et l'a condamné à 7 000 euros d'amende dont 3 000 euros avec sursis et à cinq ans d'interdiction de gérer.
7. M. [V], puis le ministère public, ont relevé appel du jugement.
Sur le premier moyen
Enoncé du moyen
8. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré M. [V] coupable des faits de banqueroute par augmentation frauduleuse du passif sur la période du 27 mars 2015 au 27 septembre 2016, alors :
« 1°/ que les juges ne peuvent statuer que sur les faits dont ils sont saisis, à moins que le prévenu n'accepte expressément d'être jugé sur des faits distincts de ceux visés à la prévention ; qu'il ressort des mentions de l'arrêt qu'aux termes de la prévention, M. [V] était poursuivi pour des faits de banqueroute, prétendument commis du 27 mars 2015 au 17 décembre 2019 ; que le tribunal correctionnel, tout comme la cour d'appel, ont retenu que l'infraction était constituée pour la seule période du 27 mars 2015 au 27 septembre 2016 ; que néanmoins, pour fonder sa décision, la cour d'appel a relevé que « les bilans de la SARL [1] mentionnent dès l'exercice 2010 une dette fiscale et sociale de 375 670 euros pour un chiffre d'affaires de 371 066 euros, qui s'élève à 419 509 euros pour l'exercice 2011, de 457 600 euros pour l'exercice 2012, de 451 019 euros pour l'exercice 2013, de 472 285 pour l'exercice 2014 », ce dont elle a déduit que « l'accroissement concomitant de la dette devenue au fil des années plus importante que le chiffre d'affaires traduis[ait] une volonté manifestement délibérée de ne pas régler les dettes sociales et fiscales » ; qu'en déclarant M. [V] coupable au visa de ces faits, sans qu'il ait accepté expressément d'être jugé sur des faits antérieurs à ceux visés par la prévention, la cour d'appel a excédé sa saisine et violé l'article 388 du code de procédure pénale ;
2°/ que les juges ne peuvent statuer que sur les faits dont ils sont saisis, à moins que le prévenu n'accepte expressément d'être jugé sur des faits distincts de ceux visés à la prévention ; qu'il ressort des mentions de l'arrêt qu'aux termes de la prévention, M. [V] était poursuivi pour des faits de banqueroute, prétendument commis du 27 mars 2015 au 17 décembre 2019 ; que le tribunal correctionnel, tout comme la cour d'appel, ont retenu que l'infraction était constituée pour la seule période du 27 mars 2015 au 27 septembre 2016 ; que dans son exposé des faits, la cour d'appel a relevé que M. [B], expert-comptable de la société [1] entre 2009 et 2013, avait constaté de forts prélèvements personnels de M. [V] et que « le grand livre général de la société versé à la procédure pour l'année 2007 faisait apparaitre que M. [U] [V] utilisait le compte de la société pour des dépenses à caractère personnel » ; que sur la base de ces faits, la cour d'appel a retenu que « comme l'a exposé un ancien comptable de la société, celui-ci [M. [V]] avait pour pratique d'utiliser le compte de la société pour régler des dépenses personnelles », pour en déduire sa culpabilité ; qu'en fondant la déclaration de culpabilité sur des faits survenus en 2007, et entre 2009 et 2013, sans que M. [V] ait accepté expressément d'être jugé sur de tels faits antérieurs à ceux visés par la prévention, la cour d'appel a excédé sa saisine et violé l'article 388 du code de procédure pénale ;
3°/ que le droit d'agir en justice est un droit fondamental qui ne peut dégénérer en faute qu'en cas d'abus ; que l'infraction de banqueroute par augmentation frauduleuse du passif ne peut se déduire du fait même pour le prévenu d'avoir engagé des voies de recours pour contester une dette fiscale ou sociale ; qu'en retenant que la multiplication des recours formés à l'encontre des décisions de l'administration fiscale traduisait une volonté manifestement délibérée de ne pas régler les dettes sociales et fiscales, et qu'en refusant de régler les dettes fiscales et sociales de la société M. [V] avait augmenté frauduleusement le passif, la cour d'appel qui n'a pas caractérisé l'abus du droit d'ester en justice de M. [V], a violé l'article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et l'article L. 654-2, 3°, du code de commerce. »
Réponse de la Cour
9. Pour déclarer le prévenu coupable de banqueroute par augmentation du passif, l'arrêt attaqué énonce que M. [V] a été cogérant de la société [1] placée le 27 septembre 2016 en liquidation judiciaire et qu'il a exercé seul cette fonction après l'accident de Mme [L].
10. Les juges relèvent que les bilans de la société ont montré une augmentation progressive de la dette fiscale à partir de 2010 pour un montant devenu supérieur au chiffre d'affaires.
11. Ils précisent que M. [V] ne peut s'exonérer de sa responsabilité en invoquant les recours exercés pour contester la dette fiscale de la société.
12. Ils ajoutent que son comportement traduit une volonté manifeste et délibérée de ne pas acquitter les dettes fiscales et sociales de la société, alors que le chiffre d'affaires aurait pu le permettre, que l'état du passif s'élevait à 575 194,07 euros au moment de la liquidation judiciaire et qu'aucun actif n'a été appréhendé.
13. Ils en déduisent qu'en refusant de régler les dettes fiscales et sociales de la société qui engendraient des pénalités importantes, M. [V], qui avait aussi pour pratique d'utiliser les comptes de la société pour régler ses dépenses personnelles, a augmenté frauduleusement son passif.
14. En l'état de ces énonciations, la cour d'appel a justifié sa décision, sans excéder sa saisine.
15. D'une part, elle a, dans son dispositif, confirmé le jugement qui avait lui-même déclaré le prévenu coupable des faits commis aux dates comprises dans la prévention.
16. D'autre part, pour déclarer le prévenu coupable de banqueroute par augmentation de passif, les juges ont relevé que le prévenu, qui ne pouvait ignorer l'accroissement important de la dette au fil des années, ne l'a pas payée et qu'il a utilisé le compte de la société pour ses dépenses personnelles.
17. Enfin, ils ont souverainement apprécié que l'engagement par le prévenu de recours contentieux pour contester sa dette fiscale n'était pas de nature à l'exonérer de sa responsabilité pénale.
18. Ainsi, le moyen ne saurait être accueilli.
Mais sur le second moyen
Enoncé du moyen
19. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a condamné M. [V] au paiement d'une amende délictuelle de 10 000 euros et l'a condamné à une peine d'interdiction d'exercer une profession commerciale ou industrielle, de diriger, d'administrer ou de contrôler à un titre quelconque, directement ou indirectement, pour son propre compte ou pour le compte d'autrui, une entreprise commerciale ou industrielle ou une société commerciale pour une durée de cinq ans, alors « que tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision ; que l'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence ; qu'il ressort des pièces du dossier que le conseil de M. [V], par courrier du 5 décembre 2023, a adressé au greffe de la cour d'appel l'avis d'imposition 2023 de M. [V] et que le greffe en a accusé réception le 6 décembre ; qu'en affirmant néanmoins que le conseil de M. [V], bien qu'autorisé à transmettre en cours de délibéré des justificatifs de revenus et charges notamment le dernier avis d'impôt, n'avait pas transmis les pièces sollicitées, et en fixant la peine compte tenu de l'absence de justificatifs de revenus et de charges, la cour d'appel a méconnu la note en délibéré, qui avait été autorisée, et violé l'article 593 du code de procédure pénale. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 593 du code de procédure pénale :
20. Tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision. L'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence.
21. Pour condamner M. [V] à 10 000 euros d'amende et cinq ans d'interdiction de gérer, l'arrêt attaqué énonce que les faits sont graves en ce qu'ils s'étendent sur une période significative et qu'ils témoignent d'une volonté persistante de leur auteur de se soustraire à ses obligations, privant l'Etat et les organismes de protection sociale de recettes indispensables à la mise en oeuvre du principe de solidarité nationale.
22. Les juges précisent que M. [V], âgé de 65 ans, marié, justifie par la production d'un certificat du 27 novembre 2023 d'un suivi médical pour une affection grave.
23. Ils relèvent qu'il a déjà été condamné pour outrages à personne dépositaire de l'autorité publique en 2001, abandon de famille en 2015 et excès de vitesse en 2021.
24. Ils ajoutent que, bien qu'autorisé à transmettre en délibéré les justificatifs de ses revenus et de ses charges, il n'a produit aucun justificatif.
25. Il en déduisent que la nature des faits, la personnalité du prévenu qui peine à assumer ses responsabilités, ses antécédents judiciaires, ainsi que l'absence de justification de ses revenus et de ses charges justifient les peines prononcées.
26. En se déterminant ainsi, alors qu'elle avait été rendue destinataire du dernier avis d'imposition du prévenu dont elle avait autorisé la production en délibéré et que le juge qui prononce une amende doit motiver sa décision en tenant compte des ressources et des charges du prévenu, la cour d'appel n'a pas justifié sa décision.
27. La cassation est par conséquent encourue.
Portée et conséquences de la cassation
28. La cassation sera limitée aux peines, dès lors que la déclaration de culpabilité n'encourt pas la censure.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE et ANNULE l'arrêt susvisé de la cour d'appel d'Aix-en-Provence, en date du 22 janvier 2024, mais en ses seules dispositions relatives aux peines, toutes autres dispositions étant expressément maintenues ;
Et pour qu'il soit à nouveau jugé, conformément à la loi, dans les limites de la cassation ainsi prononcée,
RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel d'Aix-en-Provence, autrement composée, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;
ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d'appel d'Aix-en-Provence et sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement annulé .
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président en son audience publique du quatorze mai deux mille vingt-cinq.