LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
SOC.
ZB1
COUR DE CASSATION
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Arrêt du 14 mai 2025
Cassation partielle
Mme CAPITAINE, conseiller doyen
faisant fonction de président
Arrêt n° 496 F-D
Pourvoi n° E 23-23.901
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 14 MAI 2025
Mme [K] [G], domiciliée [Adresse 2], a formé le pourvoi n° E 23-23.901 contre l'arrêt rendu le 8 septembre 2023 par la cour d'appel d'Aix-en-Provence (chambre 4-2), dans le litige l'opposant à la société Amcor flexibles capsules France, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 1], défenderesse à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, trois moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Leperchey, conseiller référendaire, les observations de la SAS Boulloche, Colin, Stoclet et Associés, avocat de Mme [G], de la SARL Cabinet Munier-Apaire, avocat de la société Amcor flexibles capsules France, après débats en l'audience publique du 1er avril 2025 où étaient présents Mme Capitaine, conseiller doyen faisant fonction de président, M. Leperchey, conseiller référendaire rapporteur, Mme Degouys, conseiller, et Mme Dumont, greffier de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 8 septembre 2023), Mme [G] a été engagée en qualité de « sales executive », le 6 septembre 2012, par la société Amcor flexibles capsules France.
2. Après avoir saisi la juridiction prud'homale d'une demande de résiliation judiciaire de son contrat de travail, la salariée a été licenciée pour inaptitude et impossibilité de reclassement le 3 mai 2018.
Examen des moyens
Sur le premier moyen, pris en sa seconde branche
Enoncé du moyen
3. La salariée fait grief à l'arrêt de la débouter de sa demande de dommages-intérêts pour manquement de l'employeur à son obligation de sécurité, alors « que, dans le cadre de l'obligation de sécurité de résultat en matière de protection de la santé physique et mentale et de la sécurité des travailleurs dans l'entreprise, dont il doit assurer l'effectivité, l'employeur doit faciliter l'accès des salariés aux services de prévention et de santé au travail ; que parmi les manquements de l'employeur ayant causé une dégradation de son état de santé, la salariée invoquait le refus de celui-ci, malgré une demande de l'inspection du travail, de la rattacher à un médecin du travail proche de son domicile, bien que, en arrêt de travail, elle ne soit pas physiquement en état de parcourir 600 kilomètres pour se rendre au service de médecine du travail de Libourne, et qu'il avait fallu une ordonnance du bureau de conciliation du conseil de prud'hommes, lui enjoignant de donner une réponse motivée à la demande de rattachement auprès d'un médecin de travail de Martigues, pour que l'employeur s'exécute ; que la cour d'appel a, par ailleurs, constaté que, depuis son embauche en septembre 2012, la salariée avait toujours travaillé à son domicile, à Martigues ; qu'en se bornant à relever qu'elle justifiait d'un courrier d'alerte adressé au CHSCT fin octobre 2017 concernant ses conditions de travail alors qu'elle était en arrêt de travail depuis le 3 janvier 2017 pour en déduire qu'il ne pouvait être reproché à l'employeur, à ce stade, de ne pas avoir pris de mesure de nature à préserver la santé physique et mentale, sans examiner la réalité ni la portée du refus de l'employeur de rattacher la salariée, précisément en arrêt de travail depuis plusieurs mois, à un médecin du travail proche du domicile qui était également son lieu de travail, elle a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 4121-1 du code du travail. »
Réponse de la Cour
Vu l'article L. 4121-1 du code du travail :
4. Il résulte de ce texte que l'employeur, tenu d'une obligation de sécurité envers les salariés, doit prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. Il ne méconnaît pas cette obligation légale s'il justifie avoir pris toutes les mesures prévues par les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail.
5. Pour rejeter la demande de dommages-intérêts pour manquement de l'employeur à son obligation de sécurité, l'arrêt énonce que la salariée dit avoir subi une dégradation de son état de santé en raison de divers manquements de l'employeur liés à des conditions de travail en home office non mises en place, au non-respect, durant plusieurs années, de la réglementation relative au forfait en jours, à une surcharge de travail liée au changement de méthode de management et à une augmentation de sa zone de chalandage, au refus de l'employeur de la rattacher à un service de santé du travail proche de son domicile, au comportement abusif de ses supérieurs hiérarchiques, à l'absence totale de formations et à l'absence d'évaluation pour l'année 2016-2017.
6. L'arrêt relève ensuite que la salariée justifie d'un courrier d'alerte au comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail du mois d'octobre 2017, alors même qu'elle était arrêtée depuis le 3 janvier 2017.
7. La cour d'appel en a déduit qu'il ne pouvait être reproché à l'employeur de ne pas avoir pris à ce stade de mesure de nature à préserver la santé mentale et physique de la salariée.
8. En se déterminant ainsi, sans examiner la réalité du refus de l'employeur de rattacher la salariée, en arrêt de travail depuis plusieurs mois, à un service de santé au travail proche de son domicile, la cour d'appel a privé sa décision de base légale.
Sur le deuxième moyen
Enoncé du moyen
9. La salariée fait grief à l'arrêt de la débouter de sa demande de dommages-intérêts pour harcèlement discriminatoire, alors « qu'en cas de litige, le salarié concerné présente des faits qui permettent de présumer l'existence d'un harcèlement discriminatoire, qu'il appartient au juge d'apprécier dans leur ensemble la totalité des éléments de fait fondant la demande au titre du harcèlement discriminatoire, et qu'il incombe à l'employeur, au vu de ces éléments, de prouver que ses agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination ; que la salariée invoquait un harcèlement discriminatoire en raison de son genre s'étant manifesté, non seulement par le refus de l'employeur de lui reconnaître le statut de télétravailleur, l'illicéité de la convention de forfait en jours, le défaut de paiement des heures supplémentaires, le non-respect des obligations de formation et d'évaluation, l'absence de contrepartie financière à l'obligation de non-concurrence, le défaut d'évolution salariale et le manquement à l'obligation de sécurité, mais, en outre, par les modifications intervenues dans ses conditions de travail après son retour de congé de maternité, à savoir des remarques injustifiées sur ses compétences ou son travail de la part de ses supérieurs hiérarchiques et une augmentation de sa charge de travail due à l'extension au Mexique et à la Russie de son secteur géographique de chalandise, auparavant limité à l'Europe, à l'exigence nouvelle d'un minimum de quatre visites par semaine et à l'obligation d'utiliser un nouveau logiciel demandant un travail accru de reporting par la saisie de toute action sur un outil centralisé ; qu'en examinant chacun de ces éléments de manière séparée sans rechercher si, pris dans leur ensemble, ils ne laissaient pas supposer l'existence d'un harcèlement moral discriminatoire, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 1132-1, L. 1132-4, L. 1152-1, L. 1152-3 et L. 1154-1 du code du travail, ensemble l'article 1er de la loi du 27 mai 2008. »
Réponse de la Cour
Vu les articles L. 1152-1 et L. 1154-1 du code du travail :
10. Il résulte de ces textes que pour se prononcer sur l'existence d'un harcèlement moral, il appartient au juge d'examiner l'ensemble des éléments invoqués par le salarié, en prenant en compte les documents médicaux éventuellement produits, et d'apprécier si les faits matériellement établis, pris dans leur ensemble, laissent supposer l'existence d'un harcèlement moral. Dans l'affirmative, il revient au juge d'apprécier si l'employeur prouve que les agissements invoqués ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. Sous réserve d'exercer son office dans les conditions qui précèdent, le juge apprécie souverainement si le salarié présente des éléments de fait qui laissent supposer l'existence d'un harcèlement et si l'employeur prouve que les agissements invoqués sont étrangers à tout harcèlement.
11. Pour rejeter la demande de dommages-intérêts pour harcèlement discriminatoire, l'arrêt constate d'abord que la salariée dénonce des agissements de son employeur résultant du refus de la reconnaissance de son statut de télétravailleur, de conditions de travail discriminatoires, du non-respect de la durée du travail, du non-respect de l'évolution salariale, du non-respect de l'obligation de sécurité, du défaut de formation et d'évaluation et de l'absence de versement de la contrepartie financière de la clause de non-concurrence.
12. L'arrêt relève ensuite que le refus de reconnaissance du statut de télétravailleur de la salariée n'est pas discriminatoire, que la salariée n'établit pas une modification de ses conditions de travail ou des remarques injustifiées en rapport avec son genre et ne justifie pas d'un manquement de l'employeur à son obligation de sécurité, mais que la réalisation d'heures supplémentaires a été retenue, que l'absence d'entretiens annuels est établie et que l'absence de versement de la contrepartie financière de la clause de non-concurrence n'est pas discutée.
13. L'arrêt retient enfin que la salariée n'établit pas la matérialité de faits précis et concordants qui, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l'existence d'un harcèlement moral discriminatoire.
14. En statuant ainsi, alors qu'elle constatait la matérialité de faits précis et qu'il lui appartenait d'apprécier si ceux-ci, pris dans leur ensemble, permettaient de présumer l'existence d'un harcèlement moral discriminatoire, la cour d'appel a violé les textes susvisés.
Et sur le troisième moyen, pris en sa seconde branche
Enoncé du moyen
15. La salariée fait grief à l'arrêt de la débouter de sa demande tendant à ce que son licenciement soit déclaré nul et de ses demandes de dommages-intérêts pour nullité du licenciement, d'indemnité compensatrice de préavis et de paiement d'une somme au titre de la contrepartie financière de l'obligation de non-concurrence, alors « qu'est entaché de nullité le licenciement prononcé pour inaptitude et impossibilité de reclassement lorsque la dégradation de l'état de santé du salarié est consécutive au harcèlement discriminatoire qu'il a subi ; qu'en l'espèce, faute d'avoir admis l'existence du harcèlement discriminatoire subi par la salariée, la cour d'appel a omis d'examiner l'éventuel lien de causalité entre ce harcèlement et l'inaptitude constatée par le médecin du travail ; que la cassation à intervenir sur la base du deuxième moyen entraîne dès lors l'annulation par voie de conséquence des dispositions de l'arrêt rejetant la demande en nullité du licenciement, en application des articles 624 et 625 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 624 du code de procédure civile :
16. Aux termes de ce texte, la portée de la cassation est déterminée par le dispositif de l'arrêt qui la prononce. Elle s'étend également à l'ensemble des dispositions du jugement cassé ayant un lien d'indivisibilité ou de dépendance nécessaire.
17. La cassation prononcée sur le deuxième moyen entraîne la cassation des dispositions de l'arrêt rejetant la demande de nullité du licenciement, la demande de dommages-intérêts pour nullité du licenciement et la demande d'indemnité compensatrice de préavis mais n'est pas susceptible d'atteindre la demande de paiement d'une somme au titre de la contrepartie financière de l'obligation de non-concurrence.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il déboute Mme [G] de sa demande de dommages-intérêts pour manquement de l'employeur à son obligation de sécurité, de sa demande de dommages-intérêts pour harcèlement discriminatoire, de sa demande tendant à ce que son licenciement soit déclaré nul, de sa demande de dommages-intérêts pour licenciement nul et de sa demande d'indemnité compensatrice de préavis, l'arrêt rendu le 8 septembre 2023, entre les parties, par la cour d'appel d'Aix-en-Provence ;
Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel d'Aix-en-Provence, autrement composée ;
Condamne la société Amcor flexibles capsules France aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Amcor flexibles capsules France et la condamne à payer à Mme [G] la somme de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé publiquement le quatorze mai deux mille vingt-cinq par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.