LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
SOC.
JL10
COUR DE CASSATION
______________________
Arrêt du 9 avril 2025
Cassation partielle
M. SOMMER, président
Arrêt n° 397 FS-B
Pourvoi n° U 23-17.359
Aide juridictionnelle totale en demande
au profit de M. [P].
Admission du bureau d'aide juridictionnelle
près la Cour de cassation
en date du 25 mai 2023.
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 9 AVRIL 2025
M. [G] [P], domicilié [Adresse 1], a formé le pourvoi n° U 23-17.359 contre l'arrêt rendu le 18 mars 2021 par la cour d'appel de Nouméa (chambre sociale), dans le litige l'opposant à la Société de valorisation des productions du GAPCE, exerçant sous le nom commercial Soval, société à responsabilité limitée, dont le siège est [Adresse 2], défenderesse à la cassation.
Le demandeur invoque, à l'appui de son pourvoi, un moyen de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Sommé, conseiller, les observations de la SAS Buk Lament-Robillot, avocat de M. [P], de la SAS Boulloche, Colin, Stoclet et Associés, avocat de la Société de valorisation des productions du GAPCE, exerçant sous le nom commercial Soval, et l'avis de Mme Laulom, avocat général, après débats en l'audience publique du 12 mars 2025 où étaient présents M. Sommer, président, Mme Sommé, conseiller rapporteur, M. Huglo, conseiller doyen, M. Rinuy, Mmes Ott, Bouvier, M. Dieu, conseillers, Mmes Chamley-Coulet, Lanoue, Ollivier, Arsac, conseillers référendaires, Mme Laulom, avocat général, et Mme Dumont, greffier de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Nouméa, 18 mars 2021), M. [P] a été engagé en qualité d'agent technico-commercial par la société Soval (la société) à compter du 15 septembre 2011.
2. Le salarié a été en arrêt de travail à plusieurs reprises au cours de l'année 2015, puis de l'année 2016 jusqu'au 12 janvier 2017.
3. Par lettre du 6 février 2017, notifiée le 8 février suivant, le salarié a été convoqué à un entretien préalable à un éventuel licenciement pour absences répétées nécessitant de le remplacer à titre définitif.
4. Par lettre du 8 février 2017, il a pris acte de la rupture de son contrat de travail.
5. Soutenant avoir subi un harcèlement moral, le salarié a saisi, le 3 mars 2017, le tribunal du travail de demandes tendant à dire que sa prise d'acte produisait les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse et à condamner la société au paiement de diverses sommes, notamment à titre d'indemnités de rupture, d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, d'indemnité compensatrice de congés payés et de dommages-intérêts.
Examen du moyen
Sur le moyen, pris en ses première à cinquième branches, en ce qu'il fait grief à l'arrêt de débouter le salarié de ses demandes salariales, et sur le moyen, pris en ses sixième et septième branches
6. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Mais sur le moyen, pris en ses première à cinquième branches, en ce qu'il fait grief à l'arrêt de dire que le salarié n'a pas subi d'actes de harcèlement moral et qu'en conséquence la prise d'acte de la rupture du contrat de travail produit les effets d'une démission et de le débouter de ses demandes à ce titre
Enoncé du moyen
7. Le salarié fait grief à l'arrêt de dire qu'il n'a pas subi d'actes de harcèlement moral et qu'en conséquence la prise d'acte de la rupture du contrat de travail produit les effets d'une démission et de le débouter de ses demandes à ce titre, alors :
« 1°/ que le juge, saisi d'une demande tendant à voir constater une situation de harcèlement moral, doit examiner l'ensemble des éléments invoqués par le salarié afin de déterminer si les faits allégués sont matériellement établis et si, pris dans leur ensemble, ils laissent supposer l'existence d'un harcèlement moral, et, dans l'affirmative, apprécier si l'employeur prouve que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement ; qu'en jugeant, pour dire que le salarié n'avait pas subi d'actes de harcèlement moral et en conséquence que la prise d'acte de la rupture de son contrat de travail produirait les effets d'une démission, que M. [P] ne rapportait nullement la preuve de faits de harcèlement ou de manquements graves de l'employeur à ses obligations, la cour d'appel qui a fait peser la charge de la preuve de l'existence du harcèlement moral sur le seul salarié a violé les articles Lp. 114-1 et Lp. 114-7 du code du travail de Nouvelle-Calédonie ;
2°/ qu'en jugeant encore que M. [P] ne prouvait [pas] le lien de causalité entre les manquements allégués et l'état anxio-dépressif dont il faisait état selon certificat médical, la cour d'appel qui a une nouvelle fois fait peser la charge de la preuve de l'existence du harcèlement moral sur le salarié a violé les articles Lp. 114-1 et Lp. 114-7 du code du travail de Nouvelle-Calédonie ;
3°/ que sont constitutifs de harcèlement moral et interdits les agissements répétés à l'encontre d'une personne ayant pour objet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale, ou de compromettre son avenir professionnel ; qu'en jugeant, pour dire que le salarié n'avait pas subi d'actes de harcèlement moral et en conséquence que la prise d'acte de la rupture de son contrat de travail produirait les effets d'une démission, que M. [P] ne prouvait pas le lien de causalité entre les manquements allégués et l'état anxio-dépressif dont il faisait état, la cour qui s'est fondée sur un motif inopérant, a violé les articles Lp. 114-1 et Lp. 114-7 du code du travail de Nouvelle-Calédonie ;
4°/ que l'employeur doit répondre des agissements des personnes qui exercent, de fait ou de droit, une autorité sur les salariés ; qu'en se fondant, pour dire que le salarié n'avait pas subi d'actes de harcèlement moral et en conséquence que la prise d'acte de la rupture de son contrat de travail produirait les effets d'une démission, sur la circonstance que M. [P] n'établissait pas que la société Soval ait été à l'origine des menaces effectuées à son encontre par M. [K], la cour a violé les articles Lp. 114-1 et Lp. 114-7 du code du travail de Nouvelle-Calédonie ;
5°/ que lors du paiement de leur rémunération, l'employeur doit remettre aux salariés une pièce justificative dite bulletin de paie en sorte qu'à défaut d'avoir remis cette pièce au salarié, l'employeur doit la lui faire parvenir par tout moyen ; qu'en jugeant pourtant, pour rejeter le moyen tiré de la non-remise des bulletins de salaire sur lequel le salarié se fondait pour justifier de l'existence d'actes d'harcèlement moral, d'une part que l'employeur soutient avoir adressé par courrier simple les bulletins de salaire d'août à novembre 2015, que le salarié ne justifie pas les avoir réclamés par courriel avant son courrier recommandé du 26 novembre 2015, qu'il n'est pas contesté qu'ils lui ont été remis à la suite de l'entretien faisant suite à ce courrier, d'autre part que l'employeur reconnaît ne pas lui avoir adressé ses bulletins de salaire de décembre 2015 à avril 2016 par la poste dès lors qu'il était absent pendant 5 mois et qu'il n'avait pas reçu ceux qu'elle lui avait adressés par la voie postale antérieurement, que le requérant ne justifie pas qu'il a sollicité pendant cette période ses bulletins de salaire ni que le défaut d'envoi chaque mois du bulletin de salaire lui ait causé un quelconque préjudice et enfin qu'il n'est pas contesté que l'employeur lui a remis les bulletins de salaire à son retour de congés le 10 mai 2016, à la suite de sa demande par courrier recommandé du 9 mai 2016, la cour d'appel qui a reproché au salarié de ne pas avoir sollicité les bulletins de paie que son employeur aurait dû lui faire parvenir par tous moyens, a violé l'article Lp. 143-6 du code du travail de Nouvelle-Calédonie. »
Réponse de la Cour
Vu les articles Lp. 114-1, Lp. 114-7, Lp. 143-6 et R. 143-3 du code du travail de Nouvelle-Calédonie :
8. En premier lieu, aux termes de l'article Lp. 114-1 du code du travail de Nouvelle-Calédonie, sont constitutifs de harcèlement moral et interdits les agissements répétés à l'encontre d'une personne, ayant pour objet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale, ou de compromettre son avenir professionnel. Ces dispositions s'entendent sans préjudice des dispositions du titre III du livre I du code du travail en application desquelles l'employeur détient un pouvoir de direction et de sanction, dans l'exercice normal de son pouvoir disciplinaire.
9. Aux termes de l'article Lp. 114-7 du même code, en cas de litige sur l'application des articles Lp. 114-1 à Lp. 114-6, le juge, à qui il appartient d'apprécier l'existence d'un harcèlement moral, forme sa conviction au vu des éléments fournis par les parties.
10. Il résulte de ces textes, d'une part que le harcèlement moral est constitué dès lors que sont caractérisés des agissements répétés ayant pour objet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité du salarié, d'altérer sa santé ou de compromettre son avenir professionnel et que l'employeur doit répondre des agissements des personnes qui exercent, de fait ou de droit, une autorité sur les salariés.
11. Il en résulte, d'autre part, que la charge de la preuve du harcèlement ne pèse pas sur le salarié et que, pour se prononcer sur l'existence d'un harcèlement moral, il appartient au juge d'examiner l'ensemble des éléments fournis tant par l'employeur que par le salarié, en prenant en compte les documents médicaux éventuellement produits, et de former sa conviction au vu de tous ces éléments.
12. En second lieu, aux termes de l'article Lp. 143-6, alinéa 1er, du code du travail de Nouvelle-Calédonie, le paiement du salaire donne lieu à l'émission d'un bulletin de paie.
13. Selon l'article R. 143-3 du même code, lors du paiement du salaire, l'employeur remet une pièce justificative dite bulletin de paie comportant diverses mentions obligatoires.
14. Il en résulte que tout paiement de rémunération oblige l'employeur à délivrer un bulletin de paie et qu'à défaut de l'avoir remis au salarié, l'employeur doit le lui faire parvenir par tout moyen.
15. Pour dire que le salarié n'a pas subi d'actes de harcèlement moral et qu'en conséquence la prise d'acte de la rupture du contrat de travail produit les effets d'une démission et le débouter de ses demandes à ce titre, l'arrêt retient qu'en application de l'article Lp. 114-1 du code du travail de Nouvelle-Calédonie, sont constitutifs de harcèlement moral tous les actes volontaires répétitifs et blâmables dont la preuve doit être rapportée par le salarié, qui portent atteinte à l'intégrité physique, psychique ou mentale de ce dernier, dégradent ses conditions de travail et compromettent son avenir professionnel. Il retient également, par motifs propres et adoptés, qu'il est établi que le supérieur hiérarchique du salarié a proféré, le 2 juin 2015, des menaces contre l'intégrité physique de ce dernier, ayant conduit à un arrêt de travail de treize jours, que toutefois l'employeur a pris toutes les mesures nécessaires afin d'éviter toute nouvelle menace à l'encontre du salarié en licenciant pour faute grave l'auteur des menaces le 17 juin 2015, qu'en outre il n'est pas établi que la société soit à l'origine desdites menaces, de sorte qu'aucun acte de harcèlement ne peut être retenu à son encontre.
16. L'arrêt retient encore que l'employeur affirme avoir adressé au salarié par lettre simple les bulletins de salaire d'août à novembre 2015, que le salarié ne justifie pas les avoir réclamés avant sa lettre recommandée du 26 novembre 2015, que ces bulletins lui ont été remis lors d'un entretien faisant suite à cette lettre, que l'employeur reconnaît ne pas avoir adressé au salarié ses bulletins de salaire de décembre 2015 à avril 2016, que le salarié ne justifie pas qu'il les a sollicités pendant cette période ni que le défaut d'envoi lui a causé un quelconque préjudice, qu'en outre l'employeur a remis ses bulletins de salaire au retour de congé du salarié à la suite de la demande de ce dernier par lettre recommandée du 9 mai 2016.
17. L'arrêt ajoute qu'aucun lien de causalité n'est établi entre les manquements allégués et l'état anxio-dépressif du salarié dont font état les pièces médicales produites. Il en déduit que ce dernier ne rapporte pas la preuve de faits de harcèlement ou de manquements graves de l'employeur à ses obligations, les actes invoqués relevant plus d'une mésentente et d'une défiance réciproque que d'une malveillance de la part de l'employeur dans le but de nuire à son salarié.
18. En statuant ainsi, par des motifs inopérants, alors qu'elle avait constaté que le supérieur hiérarchique du salarié avait proféré, le 2 juin 2015, des menaces contre l'intégrité physique du salarié ayant conduit à un arrêt de travail de treize jours de ce dernier et que l'employeur n'avait pas délivré au salarié ses bulletins de paie pendant plusieurs mois en 2015 et 2016, la remise de ces bulletins de paie n'ayant été effectuée que sur réclamations du salarié, la cour d'appel, qui a méconnu la règle de preuve énoncée au point 11 du présent arrêt, a violé les textes susvisés.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il dit que M. [P] n'a pas subi d'actes de harcèlement moral, en ce qu'il dit en conséquence que la prise d'acte de la rupture du contrat de travail de M. [P] produit les effets d'une démission, en ce qu'il déboute ce dernier de ses demandes à ce titre et en ce qu'il statue sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile de Nouvelle-Calédonie, l'arrêt rendu le 18 mars 2021, entre les parties, par la cour d'appel de Nouméa ;
Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Nouméa autrement composée ;
Condamne la société Soval aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, condamne la société Soval à payer à la SAS Buk Lament-Robillot la somme de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, prononcé publiquement le neuf avril deux mille vingt-cinq par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile et signé par M. Huglo, conseiller doyen, en ayant délibéré et en remplacement du président empêché, conformément aux dispositions des articles 452, 456 et 1021 du code de procédure civile.