LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, a rendu l'arrêt suivant :
N° S 23-82.447 F-D
N° 00452
SL2
2 AVRIL 2025
CASSATION PARTIELLE
M. BONNAL président,
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE,
DU 2 AVRIL 2025
Le procureur général près la cour d'appel de Bastia et la société [3], partie civile, ont formé des pourvois contre l'arrêt de ladite cour d'appel, chambre correctionnelle, en date du 15 février 2023, qui, pour abus de biens sociaux et banqueroute, a condamné Mme [G] [R] à 10 000 euros d'amende avec sursis et cinq ans d'interdiction de gérer, l'a relaxée du chef d'abus de confiance, et a prononcé sur les intérêts civils.
Les pourvois sont joints en raison de la connexité.
Des mémoires, en demande et en défense, ainsi que des observations complémentaires ont été produits.
Sur le rapport de M. Wyon, conseiller, les observations de Me Bouthors, avocat de la société [3], les observations de la SCP Spinosi, avocat de Mme [G] [R], et les conclusions de Mme Viriot-Barrial, avocat général, après débats en l'audience publique du 5 mars 2025 où étaient présents M. Bonnal, président, M. Wyon, conseiller rapporteur, Mme de la Lance, conseiller de la chambre, et Mme Lavaud, greffier de chambre,
la chambre criminelle de la Cour de cassation, composée en application de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.
2. La société [1] (société [4]), dirigée par Mme [G] [R], a perdu l'agrément de [2], permettant à son agence de voyage de réserver et d'émettre des billets de compagnies aériennes.
3. Mme [R] s'est alors adressée à M. [K], dirigeant d'une autre agence, la société [3] (société [3]), afin que celle-ci émette les billets d'avion que la société [4] vendait à ses clients, à charge pour elle de lui retransmettre les paiements qu'elle recevait en contrepartie.
4. À partir du mois de juillet 2014, la société [4] n'a plus effectué ces remboursements à la société [3].
5. Le dirigeant de cette dernière a déposé plainte contre Mme [R], notamment pour abus de confiance.
6. À l'issue de l'enquête préliminaire, Mme [R] a été poursuivie devant le tribunal correctionnel, notamment pour avoir détourné des fonds qui lui avaient été remis et qu'elle avait acceptés à charge de les rendre ou représenter ou d'en faire un usage déterminé au préjudice de la société [3], en conservant les sommes versées en paiement de billets d'avion achetés par cette société pour le compte de la société dont elle était gérante, pour un montant évalué à 150 213,73 euros.
7. Par jugement du 24 mai 2019, le tribunal correctionnel a déclaré la prévenue coupable de ces faits.
8. Elle a fait appel de cette décision, ainsi que le ministère public.
Examen des moyens
Sur les moyens proposés par le procureur général et le moyen proposé pour la société [3]
Énoncé des moyens
9. Le premier moyen proposé par le procureur général est pris de la violation de l'article 591 du code de procédure pénale.
10. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a relaxé Mme [R] du chef d'abus de confiance sans procéder à l'analyse de l'élément matériel de l'infraction, à savoir les conditions de la remise de fonds et son fondement, la nature de la chose remise ainsi que la notion de détournement, à l'issue d'une motivation incertaine, en dépit des éléments factuels établis par l'enquête et reconnus par la prévenue.
11. Le second moyen proposé par le procureur général est pris de la violation de l'article 593 du code de procédure pénale.
12. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a relaxé Mme [R] du chef d'abus de confiance par des motifs contradictoires sur l'élément intentionnel du délit, en retenant cet élément intentionnel pour condamner par ailleurs la prévenue des chefs de banqueroute et abus de biens sociaux, par des interprétations différentes tirées de la même procédure pour la même période, et en confondant le mobile et l'intention délictuelle.
13. Le moyen proposé pour la société [3] critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a débouté la partie civile de ses demandes indemnitaires à raison de la relaxe prononcée du chef d'abus de confiance, alors :
« 1°/ d'une part, qu'aux termes de l'article 314-1 du code pénal, l'abus de confiance s'entend du fait par une personne de détourner, au préjudice d'autrui, des fonds, des valeurs ou un bien quelconque qui lui ont été remis et qu'elle a acceptés à charge de les rendre, de les représenter ou d'en faire un usage déterminé ; qu'après avoir relevé qu'en vertu de l'accord des parties, la société [3] avait émis les billets des clients de [4], à charge pour cette dernière d'en rembourser le prix mais que la prévenue, gérante de [4], n'avait pas retransféré les fonds reçus de ses clients à la société [3], caractérisant ainsi le détournement de sommes remises à titre précaire à [4] ¿ faits entrant dans le champ d'un abus de confiance, la cour n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations et s'est déterminée par un motif inopérant lié au mobile de la personne poursuivie, violant ainsi le texte susvisé ensemble les articles 2, 591 et 593 du code de procédure pénale ;
2°/ d'autre part, que l'élément moral d'une infraction intentionnelle est nécessairement constitué, dès lors que l'agent a délibérément méconnu une prohibition légale sans égard pour les mobiles particuliers de l'auteur du manquement ; qu'est en conséquence dénué de portée le mobile prêté à la prévenue sur la perspective déçue de cession de son entreprise qui lui aurait permis d'imputer le montant des factures impayées sur le prix de rachat de ses parts, ce qui, selon la cour, ne permettrait pas de retenir une « stricte intention frauduleuse » de la prévenue ; qu'en se déterminant comme elle l'a fait, la cour a violé le texte et les principes susvisés ensemble les articles 2, 591 et 593 du code de procédure pénale. »
Réponse de la Cour
14. Les moyens sont réunis.
Vu les articles 314-1 du code pénal et 593 du code de procédure pénale :
15. Selon le premier de ces textes, l'abus de confiance ne peut porter que sur des fonds, valeurs ou biens remis à titre précaire.
16. Il résulte du second que tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision. L'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence.
17. Pour relaxer Mme [R] du chef d'abus de confiance, l'arrêt attaqué énonce que cette dernière, très endettée et dépassée par la situation, a pris attache avec un ami de son père, M. [S] [K], professionnel du monde du voyage et dirigeant de la société [3], pour lui demander de l'aide, et qu'ils ont conclu un accord selon lequel la société [3] a émis les billets des clients de la société [4], à charge pour cette dernière de la rembourser du prix des billets.
18. Les juges ajoutent que Mme [R] a reconnu lors de l'enquête ne plus avoir transféré les fonds reçus de ses clients au titre des billets émis à la société [3], ce qui a causé à cette dernière un préjudice évalué à 150 213,73 euros.
19. Ils retiennent que M. [K] était conscient de la fragilité financière de l'entreprise de Mme [R] et de ses difficultés, mais qu'il a accepté malgré tout de lui rendre service, car il envisageait de racheter sa société, le montant des factures devant alors être répercuté sur le prix de rachat, opération qui n'a finalement pas abouti.
20. Ils concluent que cette situation ne permet pas de retenir une stricte intention frauduleuse de la part de Mme [R], et qu'en conséquence l'abus de confiance n'est pas caractérisé dans son élément intentionnel.
21. En prononçant par ces seuls motifs, la cour d'appel n'a pas justifié sa décision.
22. En effet, d'une part, en ne s'expliquant pas sur la nature de la remise des fonds à la prévenue par ses clients, elle ne met pas la Cour de cassation en mesure d'exercer son contrôle sur la légalité de la décision prononcée.
23. D'autre part, en énonçant que ne peut être retenue une stricte intention frauduleuse de la prévenue en raison d'un projet de rachat de sa société par le dirigeant de la société [3], elle s'est déterminée par des motifs inopérants.
24. La cassation est par conséquent encourue.
Portée et conséquences de la cassation
25. La cassation à intervenir ne concerne que les dispositions relatives à la relaxe du chef d'abus de confiance, aux peines et aux intérêts civils. Les autres dispositions seront donc maintenues.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE et ANNULE l'arrêt susvisé de la cour d'appel de Bastia, en date du 15 février 2023, mais en ses seules dispositions relatives à la relaxe du chef d'abus de confiance, aux peines et aux intérêts civils, toutes autres dispositions étant expressément maintenues ;
Et pour qu'il soit à nouveau statué, conformément à la loi, dans les limites de la cassation ainsi prononcée,
RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel d'Aix-en-Provence, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;
DIT n'y avoir lieu à application de l'article 618-1 du code de procédure pénale ;
ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d'appel de Bastia et sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement annulé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président en son audience publique du deux avril deux mille vingt-cinq.