LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, a rendu l'arrêt suivant :
N° W 24-82.869 F-D
N° 00157
ODVS
11 FÉVRIER 2025
REJET
M. BONNAL président,
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
________________________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE,
DU 11 FÉVRIER 2025
MM. [Y] [W] et [B] [G] ont formé des pourvois contre l'arrêt de la cour d'appel de Papeete, chambre correctionnelle, en date du 18 avril 2024, qui, pour homicide involontaire, a condamné le premier à six mois d'emprisonnement avec sursis, 2 000 000 francs CFP d'amende et le second à 100 000 francs CFP d'amende et a prononcé sur les intérêts civils.
Les pourvois sont joints en raison de la connexité.
Des mémoires ampliatif et personnel et des observations complémentaires ont été produits.
Sur le rapport de M. Joly, conseiller référendaire, les observations de la SCP Spinosi, avocat de MM. [Y] [W] et [B] [G], et les conclusions de M. Lagauche, avocat général, après débats en l'audience publique du 14 janvier 2025 où étaient présents M. Bonnal, président, M. Joly, conseiller rapporteur, M. Sottet, conseiller de la chambre, et Mme Dang Van Sung, greffier de chambre,
la chambre criminelle de la Cour de cassation, composée en application de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.
2. [D] [F], qui travaillait au sein de la société [3] est décédée d'un arrêt cardiaque sur son lieu de travail.
3. Le tribunal correctionnel a déclaré MM. [Y] [W] et [B] [G], gérants de la société, coupables du chef susvisé.
4. MM. [W] et [G] et le ministère public ont relevé appel de cette décision.
Examen des moyens
Sur le premier moyen proposé pour M. [W], pris en sa sixième branche, et les premier, deuxième et troisième moyens proposés par M. [G]
5. Les griefs ne sont pas de nature à permettre l'admission des pourvois au sens de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale.
Sur le premier moyen proposé pour M. [W], pris en ses autres autres
Enoncé du moyen
6. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a confirmé le jugement qui a déclaré M. [W] coupable d'homicide involontaire, alors :
« 1°/ que de première part, le délit d'homicide involontaire nécessite un lien de causalité certain entre la faute du prévenu et le décès de la victime ; qu'en retenant qu'il existait un lien de causalité entre l'absence de visite médicale annuelle en 2016 et 2017 et le décès de la victime en se contentant d'affirmer péremptoirement que « l'employeur qui n'a pas fait subir la visite médicale d'embauche et qui n'a pas assuré le suivi médical auquel a droit tout salarié, en particulier lorsqu'il fait l'objet d'un suivi médical renforcé, commet une faute en relation avec le décès du salarié dû à un accident cardiaque en lien avec la pénibilité de son travail, qui n'avait fait l'objet d'aucune évaluation médicale » lorsqu'il était pourtant constant que les experts divergeaient sur l'existence d'un lien entre la présence de la victime dans l'entreprise et son décès, le second expert judiciaire près la cour d'appel de Versailles, spécialiste en cardiologie, ayant au contraire conclu que « le diagnostic de cardiopathie de l'obèse ne pouvait pas être fait dans le cadre d'une visite de médecine du travail » et que « le travail de manutentionnaire de Madame [F] ne l'exposait pas à un risque aggravé de mort subite cardiaque » et qu'il n'y avait pas de lien direct « entre le décès par mort subite cardiaque et l'activité physique modérée » ni « entre son décès et sa présence dans l'entreprise ; il aurait pu survenir de la même façon hors de l'entreprise dans n'importe quel délai », ce dont il résultait que l'existence d'un lien de causalité entre les fautes reprochées au prévenu et le décès de la victime n'était pas certain, de sorte que la cour d'appel a méconnu les articles 121-3, 221-6 du code pénal, 591 et 593 du code de procédure pénale ;
2°/ que de deuxième part, le dommage, élément constitutif de l'infraction, consiste non en une perte de chance de survie, mais dans le décès de la victime, ce qui suppose que la faute commise ait privé la victime de toute chance de survie ; qu'en l'espèce, en retenant que « l'absence de ces visites médicales obligatoires a concouru au dommage de [D] [F] en la privant de la possibilité de voir détecter la dégradation de son état de santé au travail » sans constater que l'absence de visite médicale annuelle aurait privé la victime de toute chance de survie, étant entendu que de surcroît, sa pathologie ne pouvait être détectée durant une visite médicale du travail, la cour d'appel, qui s'est prononcée par des motifs impropres à caractériser un lien de causalité certain entre les fautes retenues à l'encontre du prévenu et le décès de la victime, a privé sa décision de base légale au regard de l'article 121-3 du code pénal, ensemble les articles 221-6 du même code, 591 et 593 du code de procédure pénale ;
3°/ que de troisième part, les juges du fond sont tenus de répondre aux chefs péremptoires des conclusions dont ils sont régulièrement saisis ; qu'en l'espèce, le prévenu sollicitait, au terme du dispositif de ses conclusions régulièrement déposées, qu'il soit constaté que « le lien de causalité entre la survenance du décès de Mme [D] [F] et l'absence de visite annuelle de médecine du travail courant 2016, puis de l'impossibilité d'obtenir des services de médecine du travail en 2017 n'est pas établi, comme le démontre l'expertise sur pièces du Dr [P], Expert Judiciaire près la Cour d'Appel de Versailles » dès lors que l'avis technique médico-légal sur pièces avait conclu que « le diagnostic de cardiopathie de l'obèse ne pouvait pas être fait dans le cadre d'une visite de médecine du travail », que « le travail de manutentionnaire de Madame [F] ne l'exposait pas à un risque aggravé de mort subite cardiaque » et qu'il n'y avait pas de lien direct « entre le décès par mort subite cardiaque et l'activité physique modérée » ni « entre son décès et sa présence dans l'entreprise ; il aurait pu survenir de la même façon hors de l'entreprise dans n'importe quel délai » ce qui était de nature à ôter tout lien de causalité entre les fautes reprochées au prévenu et le décès de la victime ; qu'en s'abstenant de toute prise en compte de cet argument péremptoire, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision au regard des articles 121-3, 221-6 du code pénal, 591 et 593 du code de procédure pénale.
4°/ que de quatrième part, en se bornant à relever que « l'expertise judiciaire du Dr [R] fournit les éléments d'appréciation suffisants et l'autopsie a confirmé l'état général mauvais de la victime décédée pendant son travail de nuit. Et il a été rappelé plus haut qu'il est reproché à [Y] [W] une violation manifestement délibérée de ses obligations dont il n'est pas supposé ignorer la teneur puisqu'elles font partie intégrante de sa responsabilité d'employeur. Or, la faute pénale de l'employeur n'a pas à être déterminante dans la survenance de l'accident mais il suffit qu'elle y ait contribué, ce qui est le cas en l'espèce » de sorte qu'il « a bien commis les manquements à ses obligations légales qui ont contribué au décès de [D] [F] », motifs impropres à établir le caractère certain du lien de causalité, et ne répondant pas aux conclusions régulièrement déposées qui invoquaient l'absence de spécialisation en cardiologie du docteur [R] et les lacunes de son expertise, en ce qu'il ne s'était pas interrogé sur le niveau d'effort représenté par les poids manutentionnés par la victime, ni si ce niveau d'efforts physique était, au regard des conditions de travail concrètes de la victimes, suffisant pour provoquer des troubles du rythme cardiaque pour être léthaux, la cour d'appel n'a pas davantage légalement justifié sa décision au regard des articles 121-3, 221-6 du code pénal, 591 et 593 du code de procédure pénale.
5°/ que de cinquième part, dès lors que le prévenu n'avait pas causé directement le dommage, et qu'il devait donc être relevé à sa charge une intention délibérée de violer la réglementation applicable, ou une faute caractérisée par la conscience d'exposer autrui à un risque d'une particulière gravité, la cour d'appel ne pouvait omettre de prendre en considération, pour l'appréciation de la faute, le fait qu'il n'était pas en charge de la gestion du personnel, qu'il avait été co-gérant avec Madame [H] et avec Monsieur [A], lesquels ont été relaxés, que le docteur [T], médecin du travail, n'avait jamais émis de réserve quant à l'état de santé de la victime, toujours déclarée apte au travail jusqu'à sa dernière visite médicale en mai 2015, que l'omission de l'organisation de la visite médiale annuelle en 2016 résultait d'une simple omission involontaire liée aux multiples mutations des salariés entre les sociétés [1] et [3] et que pour l'année 2017, les services de la médecine du travail s'étaient déclarés dans l'incapacité d'organiser les visites médicales avant 2018, autant d'éléments qui caractérisaient en réalité une simple négligence et étaient ainsi de nature à exclure le caractère volontaire de la violation de la réglementation applicable par le prévenu et sa conscience de la gravité du risque créé, sans priver sa décision de toute base légale au regard des articles 121-3 et 221-6 du code pénal, 591 et 593 du code de procédure pénale. »
Réponse de la Cour
Sur le moyen pris en sa cinquième branche
7. Pour retenir l'existence d'une violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de sécurité par défaut d'organisation d'une surveillance médicale spéciale, l'arrêt attaqué énonce, par motifs propres et adoptés, que la salariée, manutentionnaire, a été affectée à la société [2] et la société [3], changeant quatre fois de rattachement entre ces deux sociétés sur la période allant du 1er février 2015 à son décès.
8. Les juges ajoutent que les tâches d'impression des journaux ont été confiées à des sociétés différentes, notamment la société [2] et la société [3], pour éviter d'avoir un effectif important obligeant l'employeur à ouvrir un service médical interne, et que ce stratagème a été confirmé par les déclarations de M. [G] aux enquêteurs.
9. Ils rappellent que M. [W] a eu un rôle moteur dans la création et le fonctionnement de la société [3], dont il était le gérant, qu'il détenait le groupe formé notamment par cette société et la société [2] par différentes participations et que les décisions en matière financière, administrative et comptable étaient prises par le groupe et non par la société.
10. Ils indiquent que pour assurer le suivi médical des salariés qu'elle employait, la société [3] avait l'obligation d'adhérer à un service de santé au travail interentreprises, mais qu'elle n'avait présenté sa demande d'adhésion à un tel service que le 24 novembre 2017, alors que son immatriculation au registre du commerce et des sociétés remontait au 13 février 2015.
11. Ils retiennent qu'auparavant, en novembre 2016, l'administration du travail a engagé une procédure à l'égard d'une des sociétés du groupe, la société [2], qui a employé la salariée du 1er juillet 2015 au 1er avril 2016, et qui a été notamment sanctionnée pour défaut de paiement de ses cotisations ayant entraîné sa radiation du service de médecine du travail et pour absence de respect de l'obligation d'adhérer à un tel service, sanctions confirmées par les juridictions administratives en 2019.
12. Ils en déduisent que les manquements de M. [W] à ses obligations d'employeur relatives à la visite médicale périodique avaient été constatés par l'administration compétente.
13. Ils observent que le gestionnaire du compte de la société [3] a indiqué que le compte de cette société aurait permis le paiement des cotisations au service de médecine du travail, affirmant que si on lui avait donné des instructions pour effectuer ce paiement, il l'aurait fait.
14. En se déterminant ainsi, la cour d'appel, qui a souverainement constaté la violation manifestement délibérée par le prévenu d'une obligation particulière de sécurité qui ne laissait aucune marge d'appréciation à son débiteur, a légalement justifié sa décision.
15. Ainsi, le grief doit être écarté.
Sur le moyen, pris en ses quatre premières branches
16. Pour déclarer le prévenu coupable d'homicide involontaire par violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, l'arrêt attaqué énonce que selon l'autopsie, la salariée présentait une hypertrophie myocardique susceptible à elle seule d'occasionner dans des circonstances de stress ou d'effort, un trouble cardiaque mortel.
17. Les juges ajoutent que, selon l'expertise ordonnée dans le cadre de l'enquête, cette pathologie peut se diagnostiquer par des examens cardiologiques courants, simples et non invasifs.
18. Ils rappellent que, selon cette même expertise, la cardiopathie méconnue, découverte à l'autopsie, était de nature à provoquer des troubles du rythme cardiaque léthaux à l'effort et qu'il existait donc une présomption d'imputabilité entre les efforts physiques déployés durant le travail et le décès.
19. Ils indiquent que l'expertise relève qu'[D] [F], qui présentait une obésité pathologique et une hypertension artérielle, a travaillé plus de trois ans sans avoir eu de réévaluation de son aptitude à tenir son poste de manutentionnaire.
20. Ils retiennent qu'il existe selon cette expertise des éléments médicaux objectifs permettant d'évoquer une relation entre les conditions de travail et le décès du fait d'un suivi médical insuffisant, car non annuel, et d'une activité dangereuse à cause de l'hypertrophie myocardique non détectée.
21. Ils rappellent que selon le dernier médecin du travail auprès duquel [D] [F] a effectué une visite médicale périodique en 2015, cette salariée était sous surveillance médicale renforcée en raison de ses horaires de nuit et de son environnement de travail, ce qui induisait qu'elle était soumise à une visite médicale au minimum une fois par an pour vérifier son aptitude au poste occupé.
22. Ils considèrent que si M. [W] soutient que le lien entre les manquements à ses obligations d'employeur constatés par l'administration compétente et le décès de la salariée n'est pas médicalement établi, l'expertise et l'autopsie fournissent des éléments d'appréciation suffisants et qu'il suffit que la faute pénale ait contribué à l'accident, ce qui est le cas en l'espèce.
23. Ils en déduisent qu'en ne permettant pas à la victime de bénéficier de la visite médicale d'embauche et en n'assurant pas le suivi médical auquel a droit tout salarié, en particulier lorsqu'il fait l'objet d'un suivi renforcé, l'employeur a commis une faute en relation avec le décès de la salariée, dû à un accident cardiaque en lien avec la pénibilité de son travail, qui n'avait fait l'objet d'aucune évaluation médicale.
24. En l'état de ces seules énonciations, qui procèdent de son appréciation souveraine, la cour d'appel, qui n'avait ni à entrer dans le détail de l'argumentation des parties, ni à répondre à des conclusions que ses constatations rendaient inopérantes, s'agissant notamment de la perte de chance invoquée, a fait ressortir un lien de causalité certain entre la faute et le décès et justifié sa décision.
25. Ainsi, le moyen doit être écarté.
Sur le second moyen proposé pour M. [W]
Enoncé du moyen
26. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a confirmé le jugement qui a condamné M. [W] à la peine de six mois d'emprisonnement avec sursis et au paiement d'une amende de 2 000 000 francs CFP, alors :
« 1°/ que d'une part, en matière correctionnelle, le juge qui prononce une peine doit en justifier la nécessité au regard des circonstances de l'infraction, de la personnalité de son auteur ainsi que de sa situation matérielle, familiale et sociale ; qu'en condamnant le prévenu à la peine de six mois d'emprisonnement assorti du sursis et à 2 000 000 F CFP d'amende sans se prononcer ni sur sa personnalité, ni sur sa situation matérielle, familiale et sociale, et lorsque celui-ci avait comparu à l'audience et que les juges auraient ainsi pu le questionner afin qu'il apporte des précisions sur chacun de ces éléments, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision au regard des articles 130-1, 132-1 du code pénal, 485-1, 591 et 593 du code de procédure pénale ;
2°/ que d'autre part, en matière correctionnelle, le juge qui prononce une peine d'amende doit motiver sa décision au regard des circonstances de l'infraction, de la personnalité et de la situation personnelle de son auteur, en tenant compte de ses ressources et de ses charges ; qu'en condamnant le prévenu à la peine de 2 000 000 F CFP d'amende, sans s'expliquer sur ses ressources et ses charges, la simple référence abstraite à ses « facultés contributives » étant insuffisante, et lorsqu'il résulte des mentions de l'arrêt qu'il était présent à l'audience et aurait pu ainsi répondre aux questions posées par les juges, la cour d'appel n'a pas davantage légalement justifié sa décision au regard des articles 130-1, 132-1 et 132-20 du code pénal, 485, 512, 591 et 593 du code de procédure pénale. »
Réponse de la Cour
27. Pour confirmer le jugement ayant condamné M. [W] à six mois d'emprisonnement avec sursis et une amende de 2 000 000 de francs CFP, l'arrêt attaqué énonce qu'il déclare être à la retraite, mais demeure le gérant de très nombreuses entreprises.
28. Les juges ajoutent que ces peines sont justifiées au regard de la gravité des faits commis pendant toute la période de la prévention dans ses fonctions d'employeur de la victime, alors même qu'il a une grande expérience de la gestion d'entreprise, au regard de son casier judiciaire, faisant état de condamnations en lien avec la direction de sociétés, et de sa situation matérielle, familiale et sociale.
29. En se déterminant ainsi, la cour d'appel a justifié sa décision pour les motifs qui suivent.
30. En premier lieu, elle a pris en compte les circonstances de l'infraction, la personnalité de son auteur ainsi que sa situation matérielle, familiale et sociale.
31. En second lieu, le demandeur au pourvoi, qui n'a pas fait état de la totalité de ces éléments devant la juridiction, ne saurait se faire un grief de ce que cette dernière ne l'ait pas interrogée sur ses ressources et ses charges avant de confirmer la peine d'amende fixée par le tribunal, dès lors qu'il se bornait devant la cour d'appel à demander la relaxe, sans contester la peine prononcée.
32. Ainsi, le moyen doit être écarté.
33. Par ailleurs, l'arrêt est régulier en la forme.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE les pourvois ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président en son audience publique du onze février deux mille vingt-cinq.
Le Rapporteur Le Président
Le Greffier de chambre