LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 1
IJ
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 5 février 2025
Cassation partielle
Mme CHAMPALAUNE, président
Arrêt n° 84 F-D
Pourvoi n° K 22-21.349
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 5 FÉVRIER 2025
1°/ M. [U] [B]-[D], domicilié [Adresse 2],
2°/ Mme [M] [B]-[D], domiciliée [Adresse 1],
ont formé le pourvoi n° K 22-21.349 contre l'arrêt rendu le 9 juin 2022 par la cour d'appel de Dijon (3e chambre civile), dans le litige les opposant à Mme [Y] [C], domiciliée [Adresse 3], défenderesse à la cassation.
Les demandeurs invoquent, à l'appui de leur pourvoi, trois moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Lion, conseiller référendaire, les observations de la SCP Spinosi, avocat de M.et Mme [B]-[D], de la SCP Bouzidi et Bouhanna, avocat de Mme [C], après débats en l'audience publique du 10 décembre 2024 où étaient présentes Mme Champalaune, président, Mme Lion, conseiller référendaire rapporteur, Mme Auroy, conseiller doyen, et Mme Sara, greffier de chambre,
la première chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Dijon, 9 juin 2022), [N] [B] est décédé le 18 janvier 2014, en laissant pour lui succéder son épouse, Mme [C], et ses enfants issus d'un précédent mariage, M. [U] [B]-[D] et Mme [M] [B]-[D] (les consorts [B]-[D]), et en l'état d'un testament olographe daté du 9 janvier 2013, instituant Mme [C] légataire de la quotité disponible de sa succession en pleine propriété.
2. En 2002, [N] [B] avait souscrit un contrat d'assurance sur la vie avec démembrement de la clause bénéficiaire, désignant Mme [C] comme usufruitière et les enfants de celle-ci, M. [H] et Mme [K] [V], nus-propriétaires.
3. Le 4 juillet 2014, Mme [C] a déposé une déclaration de renonciation à la succession de son époux en sa qualité d'héritière légale et testamentaire.
4. Le 26 décembre 2016, les consorts [B]-[D] ont assigné Mme [C] en ouverture des opérations de comptes, liquidation et partage, rapport à la succession de différents biens, dont les sommes versées à Mme [C] en exécution de la clause bénéficiaire du contrat d'assurance sur la vie souscrit par [N] [B] en 2002, et recel successoral.
Examen des moyens
Sur le premier moyen
Enoncé du moyen
5. Les consorts [B]-[D] font grief à l'arrêt de déclarer irrecevable comme prescrite leur demande en réduction, alors « que la demande en justice interrompt le délai de prescription et que si, en principe, l'interruption de la prescription ne peut s'étendre d'une action à une autre, il en est autrement lorsque les deux actions, bien qu'ayant une cause distincte, tendent aux mêmes fins, de sorte que la seconde est virtuellement comprise dans la première ; que pour déclarer irrecevable car prescrite la demande en réduction de M. [U] [B]-[D] et Mme [M] [B]-[D], la cour d'appel a jugé que l'action en réduction, portant selon les conclusions de l'appelant sur la donation déguisée des biens meubles et des sommes d'argent à Mme [C], action exercée pour la première fois dans les conclusions d'appelants du 16 avril 2021, soit postérieurement à l'expiration des délais de cinq et deux ans, doit être déclarée irrecevable comme tardive" alors qu'il ressortait de ses propres constatations que les demandes formées par les consorts [B]-[D], y compris l'action en réduction litigieuse suggérée par le premier juge, tendent aux mêmes fins que celles soumises au premier juge, à savoir la reconstitution successorale du patrimoine familial paternel qu'ils estiment détourné frauduleusement à leur détriment", ce qui supposait que l'effet interruptif de prescription de l'action tendant à la reconstitution successorale du patrimoine familial paternel devait s'étendre à l'action en réduction de succession, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, violant ainsi les articles 2241 alinéa 1er et 2242 du code civil. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 2241 du code civil :
6. Il résulte de ce texte que si, en principe, l'interruption de la prescription ne peut s'étendre d'une action à une autre, il en est autrement lorsque les deux actions, bien qu'ayant une cause distincte, tendent aux mêmes fins, de sorte que la seconde est virtuellement comprise dans la première.
7. Pour déclarer irrecevable, comme prescrite, la demande en réduction de la donation de biens meubles consentie par [N] [B] à Mme [C] à l'occasion de la rédaction de leur contrat de mariage, formée par conclusions d'appel notifiées le 16 avril 2021, l'arrêt retient que le délai de cinq ans de l'article 921, alinéa 2, du code civil expirait le 18 janvier 2019 et qu'au jour où ils ont engagé la procédure de partage, soit le 26 décembre 2016, les consorts [B]-/[D] avaient nécessairement connaissance de l'atteinte portée à leur réserve héréditaire puisqu'ils demandaient le rapport et la restitution de la quasi-totalité du patrimoine supposé de leur père.
8. En statuant ainsi, après avoir relevé que la demande en réduction litigieuse tendait à la même fin que celles soumises aux premiers juges, à savoir la reconstitution successorale du patrimoine familial paternel que les consorts [B]-[D] estimaient avoir été détourné frauduleusement à leur détriment, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé le texte susvisé.
Et sur le deuxième moyen
Enoncé du moyen
9. Les consorts [B]-[D] font grief à l'arrêt de déclarer irrecevable leur demande au titre de l'assurance sur la vie, alors « que l'absence de mise en cause du nu-propriétaire d'une assurance-vie n'est pas une cause d'irrecevabilité de l'action en justice dirigée contre son usufruitier et tendant à ce que les primes versées par le souscripteur soient soumises à rapport à la succession ; qu'en l'espèce, en jugeant, pour déclarer irrecevable la demande de M. [U] [B]-[D] et Mme [M] [B]-[D] au titre de l'assurance-vie, que Mme [C] est usufruitière de l'assurance-vie, et les nus-propriétaires sont, pour moitié chacun, M. [E] [H] et Mme [P] [K] [V], née [H], de sorte que toute décision sur le caractère excessif des primes et le rapport à succession aura nécessairement des répercussions sur la substance du droit des nus-propriétaires, en ce que Mme [C] serait alors dans l'incapacité de leur rendre les fonds à la fin de l'usufruit" et que M. [E] [H] et Mme [P] [K] [V] n'ont pas été attraits en la cause et ne peuvent défendre leurs intérêts au titre de leur créance", la cour d'appel a violé les articles 31, 32 et 122 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
Vu les articles 31 et 122 du code de procédure civile :
10. Aux termes du premier de ces textes, l'action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d'une prétention, sous réserve des cas dans lesquels la loi attribue le droit d'agir aux seules personnes qu'elle qualifie pour élever ou combattre une prétention, ou pour défendre un intérêt déterminé.
11. Selon le second, constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d'agir, tel le défaut de qualité, le défaut d'intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée.
12. Pour déclarer irrecevable la demande de rapport à la succession des sommes relatives au contrat d'assurance sur la vie souscrit par [N] [B], l'arrêt relève que Mme [C] est usufruitière de ces sommes, et que M. [H] et Mme [K] [V], nus-propriétaires, n'ont pas été attraits en la cause.
13. Il retient que ces derniers ne pouvaient donc défendre leurs intérêts, cependant que toute décision sur le caractère excessif des primes et le rapport à la succession de ces sommes est de nature à avoir des répercussions sur la substance de leur droit à la nue-propriété, en ce que Mme [C] serait dans l'incapacité de leur rendre les fonds à la fin de l'usufruit.
14. En statuant ainsi, alors qu'il résultait de ses constatations que M. [H] et Mme [K] [V], nus-propriétaires désignés dans la clause bénéficiaire démembrée de ce contrat, n'étaient pas héritiers de [N] [B], et que leur défaut de mise en cause ne pouvait avoir pour effet de rendre irrecevable l'action en rapport dirigée contre Mme [C] en sa qualité de conjointe survivante, usufruitière désignée par cette clause, la cour d'appel a violé les textes susvisés.
Portée et conséquences de la cassation
15. En application de l'article 624 du code de procédure civile, la cassation de la disposition de l'arrêt déclarant irrecevable la demande des consorts [B]-[D] au titre du contrat d'assurance sur la vie entraîne la cassation du chef de dispositif rejetant la demande des consorts [B]-[D] au titre du recel successoral, qui s'y rattache par un lien d'indivisibilité ou de dépendance nécessaire.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur le troisième moyen, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il déclare irrecevable la demande au titre de l'assurance sur la vie, déclare irrecevable comme prescrite la demande en réduction, rejette la demande au titre du recel successoral, et statue sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile, l'arrêt rendu le 9 juin 2022, entre les parties, par la cour d'appel de Dijon ;
Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Lyon ;
Condamne Mme [C] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par Mme [C] et la condamne à payer à M. [U] [B]-[D] et à Mme [M] [B]-[D] la somme globale de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du cinq février deux mille vingt-cinq.