LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
MM.
CC
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 11 décembre 2024
Cassation partielle
M. VIGNEAU, président
Arrêt n° 746 F-B
Pourvoi n° V 23-16.532
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE, DU 11 DÉCEMBRE 2024
La société Jean Caby, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 2], agissant en qualité de représentant des droits propres de la société Jean Caby, a formé le pourvoi n° V 23-16.532 contre l'arrêt rendu le 16 mars 2023 par la cour d'appel de Douai (chambre 2, section 2), dans le litige l'opposant :
1°/ à la société Berivo Strategic Equipment Leasing Company limited, société de droit étranger, dont le siège est [Adresse 5] (Irlande),
2°/ à la société MJS Partners, société d'exercice libéral par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 4], prise en la personne de M. [H] [V], en sa qualité de co-liquidateur à la liquidation judiciaire de la société Jean Caby,
3°/ à la société BTSG², société civile professionnelle, dont le siège est [Adresse 1], prise en la personne de M. [R] [M], en sa qualité de co-liquidateur à la liquidation judiciaire de la société Jean Caby,
4°/ à la société Sienna AM France, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 3], venant aux droits de la société Berivo Strategic Equipment Leasing Company limited en vertu d'un acte de cession de créance,
défenderesses à la cassation.
Les sociétés Berivo Strategic Equipment Leasing Company limited et Sienna AM France ont formé un pourvoi incident contre le même arrêt.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, un moyen de cassation.
Les demanderesses au pourvoi incident invoquent, à l'appui de leur recour, deux moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Riffaud, conseiller, les observations de la SCP Piwnica et Molinié, avocat de la société Jean Caby, ès qualités, de la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat des sociétés Berivo Strategic Equipment Leasing Company limited et Sienna AM France, de la SCP Waquet, Farge et Hazan, avocat des sociétés MJS Partners, ès qualités, et BTSG², ès qualités, et l'avis de M. de Monteynard, avocat général, après débats en l'audience publique du 22 octobre 2024 où étaient présents M. Vigneau, président, M. Riffaud, conseiller rapporteur, Mme Schmidt, conseiller doyen, et Mme Bendjebbour, greffier de chambre,
la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Douai, 16 mars 2023), par un acte sous signature privée du 18 avril 2017, régi par le droit irlandais, contenant une clause attributive de compétence au profit des juridictions de cet Etat, la société Berivo Strategic Equipment Leasing Company (la société Berivo Strategic) a donné à bail à la société Jean Caby des équipements industriels.
2. Les loyers exigibles au 2 octobre 2017 n'ayant pas été payés, la société Berivo Strategic a notifié la rupture du contrat par une lettre du 6 novembre 2017.
3. Les 4 décembre 2017 et 27 juin 2018, la société Jean Caby a été mise en redressement puis liquidation judiciaires, la société MJS Partners et la société MJ Valem, ensuite remplacée par la société BTSG², étant désignées en qualité de liquidateurs.
4. La société Berivo Strategic a déclaré, à titre privilégié, une créance d'un montant total de 1 716 197 euros, composée de loyers impayés au 2 octobre 2017 majorée des intérêts de retard, d'une indemnité contractuelle de résiliation (« Terminal Value ») et d'une indemnité contractuelle de frais de mise en demeure. Ces indemnités ont été contestées.
Examen des moyens
Sur le second moyen du pourvoi incident, dont l'examen est préalable
Enoncé du moyen
5. La société Sienna AM France, venant aux droits de la société Berivo Strategic, et la société Berivo Strategic font grief à l'arrêt de constater l'incompétence de la cour d'appel pour statuer sur l'ensemble de la déclaration de créance, alors :
« 1°/ qu'il résulte de l'article L. 624-2 du code de commerce qu'en l'absence de contestation sérieuse, le juge-commissaire a, en toutes circonstances, le
pouvoir de statuer sur les moyens opposés à la demande d'admission, dans les seules limites de la compétence matérielle de la juridiction qui l'a désigné ; qu'il résulte de ce texte que le juge-commissaire a le pouvoir d'écarter les contestations dépourvues de sérieux qui sont opposées par le débiteur ou le liquidateur dès lors que ces contestations relèvent de la compétence d'attribution des tribunaux de commerce ; qu'en l'espèce, la société Berivo Strategic faisait valoir que les contestations opposées par la
société Jean Caby aux créances correspondant à l'indemnité de résiliation (Termination Value) et à l'indemnité forfaitaire pour mise en demeure, que cette dernière entendait voir renvoyer aux juridictions irlandaises désignées par la clause attributive stipulée au contrat de Lease Agreement, étaient dépourvues de caractère sérieux et présentaient un caractère dilatoire, la société Jean Caby, sur qui pesait la charge de la preuve, se bornant à faire valoir, sans offre de preuve et en contrariété avec les affidavits produits par Berivo Strategic, que la clause de résiliation pourrait lui être déclarée inopposable en application de ce droit ; qu'en se dessaisissant du dossier au motif que les contestations élevées par la société Jean Caby relevaient de la compétence des juridictions irlandaises, quand il lui appartenait de rechercher, comme
elle y était invitée, si ces contestations, qui relevaient en principe de la compétence d'attribution des tribunaux de commerce, n'étaient pas dépourvues de tout sérieux et s'il n'y avait pas lieu, dans l'affirmative, d'admettre les créances de la société Berivo Strategic sans différer davantage la procédure de vérification et d'admission des créances, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 624-2 du code de commerce ;
2°/ que le juge-commissaire, qui est chargé de veiller au bon déroulement et à la rapidité de la procédure collective en application de l'article L. 621-9 du code de commerce et qui, en matière de vérification et d'admission du passif, statue en qualité de juge de l'évidence, a en toutes circonstances le pouvoir d'écarter les contestations dépourvues de sérieux opposées à une créance et d'admettre cette créance au passif de la procédure, quand bien même la contestation considérée relèverait de la compétence d'une juridiction étrangère désignée comme compétente par une clause attributive de juridiction ; qu'en se dessaisissant du dossier au motif que les contestations élevées par la société Jean Caby relevaient, en application du contrat, de la compétence des juridictions irlandaises, sans rechercher, comme elle y était invitée, si ces contestations n'étaient pas dépourvues de tout sérieux et s'il n'y avait pas lieu, dans l'affirmative, d'admettre les créances de la société Jean Caby à titre privilégié sans différer davantage la procédure de vérification et d'admission des créances, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 621-9 et L. 624-2 du code de commerce. »
Réponse de la Cour
6. Il résulte de l'article L. 624-2 du code de commerce que le juge-commissaire, saisi d'une contestation et devant lequel est invoquée une clause attributive de compétence, n'a pas à se prononcer sur le caractère sérieux de la contestation et doit se déclarer incompétent à moins que la clause attributive de compétence ne soit manifestement nulle ou inapplicable.
7. Le moyen, qui postule le contraire, n'est pas fondé.
Mais sur le premier moyen du pourvoi incident
Enoncé du moyen
8. La société Sienna AM France, venant aux droits de la société Berivo Strategic, et la société Berivo Strategic font grief à l'arrêt de constater l'incompétence de la cour d'appel pour statuer sur la déclaration de créance de la société Berivo Strategic en tant qu'elle portait sur la créance non contestée de loyers impayés d'un montant, intérêts compris, de 221 142 euros, alors « que si le juge-commissaire devant lequel est soulevée une contestation sérieuse relevant de la compétence d'un autre tribunal est en principe tenu d'inviter l'une des parties à saisir ladite juridiction pour trancher cette contestation et de surseoir à statuer sur l'admission ou le rejet de la créance concernée, cette obligation ne concerne que la créance concernée par ladite contestation ; que cette obligation est donc sans effet sur celle faite au juge d'admettre les créances ne faisant l'objet d'aucune contestation ; qu'en l'espèce, la société Berivo Strategic rappelait que la société Jean Caby reconnaissait être débitrice de la créance de loyers impayés déclarée à son passif à titre privilégié, laquelle résultait de la seule application du contrat de bail et de la défaillance de la société Jean Caby dans le paiement du loyer exigible au 2 octobre 2017 et que la société Jean Caby reconnaissait son caractère privilégié en vertu des hypothèques dont elle est assortie, que, dans ses conclusions d'appel, le liquidateur ne contestait lui-même que la créance de la société Berivo Strategic correspondant à la « Termination Value » mise à la charge de la société Jean Caby, et que cette position commune du débiteur, du liquidateur, et du créancier, avait été rappelée lors de l'audience qui s'était tenue devant le juge-commissaire le 14 octobre 2022 ; qu'en se déclarant incompétente pour statuer sur l'ensemble de la créance de la société Berivo et en constatant le dessaisissement de la cour relatif à la déclaration de créance dans sa totalité, sans rechercher, comme elle y était invitée, si la créance de loyers impayés (intérêts compris) faisait l'objet d'une contestation et si la société Berivo Strategic ne devait pas d'ores et déjà être admise à titre privilégié au passif de la procédure à concurrence de cette créance, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 624-2 du code de commerce.
Réponse de la Cour
Vu l'article L. 624-2 du code commerce :
9. Il résulte de ce texte que lorsque le juge-commissaire, saisi d'une contestation ne portant que sur une partie de la créance déclarée, constate que cette contestation ne relève pas de sa compétence mais de celle d'une autre juridiction, il doit inviter les parties à saisir cette juridiction pour trancher cette contestation et prononcer l'admission de la créance pour sa partie non contestée.
10. Pour se déclarer incompétente pour statuer sur l'ensemble des postes de la créance déclarée, la cour d'appel, après avoir annulé la décision du juge-commissaire, retient qu'au vu de la clause attributive de juridiction stipulée au contrat signé par les parties, elle ne peut que se déclarer incompétente.
11. En se déterminant ainsi, sans rechercher si la contestation n'était pas limitée aux indemnités contractuelles de résiliation et de frais de mise en demeure, et si la société Berivo Strategic ne devait pas d'ores et déjà être admise à titre privilégié au passif de la procédure à concurrence de la partie non contestée de sa créance, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.
Et sur le moyen du pourvoi principal
Enoncé du moyen
12. La société Jean Caby fait grief à l'arrêt de déclarer la cour d'appel incompétente pour statuer sur la déclaration de créance de la société Berivo Strategic et, après avoir invité cette société à saisir la juridiction compétente conformément aux dispositions de l'article R. 624-5 du code de commerce, de constater le dessaisissement de la cour et du juge-commissaire relatif à cette déclaration de créance, alors « que le juge-commissaire a une compétence exclusive pour admettre ou rejeter une créance ; que le juge-commissaire qui renvoie les parties à mieux se pourvoir après s'être déclaré incompétent pour trancher la contestation relative à la créance, est tenu de surseoir à statuer sur l'admission de la créance au passif de la procédure collective jusqu'à la décision à intervenir, sans pouvoir se dessaisir et laisser à la juridiction compétente le soin de statuer sur l'admission ou le rejet de la créance ; qu'en l'espèce, la cour appel a constaté l'existence d'une clause contractuelle attributive de compétence au profit des juridictions irlandaises, renvoyé les parties à mieux se pourvoir et invité le créancier à saisir la juridiction compétente dans le délai de l'article R. 624-5 du code de commerce, sans prononcer un sursis à statuer dans l'attente de la décision à intervenir sur le fond de la contestation élevée par la société Berivo Strategic ; qu'en s'abstenant de surseoir à statuer dans l'attente de la décision à intervenir et en constatant son dessaisissement, la cour d'appel a violé les articles L. 624-2 et R. 624-5 du code de commerce. »
Réponse de la Cour
Vu l'article R. 624-5 du code de commerce :
13. Le juge-commissaire qui, en application de ce texte, se déclare incompétent, renvoie les parties à mieux se pourvoir et invite l'une d'elles à saisir le juge compétent pour trancher cette contestation, reste compétent, une fois la contestation tranchée ou la forclusion acquise, pour statuer sur la créance déclarée, en l'admettant ou en la rejetant.
14. Pour se déclarer incompétente pour statuer sur la déclaration de créance et constater son dessaisissement et celui du juge-commissaire, l'arrêt, après avoir indiqué que la règle énoncée à l'article R. 624-5 du code de commerce trouve à s'appliquer tant dans le cas d'une décision d'incompétence que dans celui d'un défaut de pouvoir juridictionnel du juge-commissaire, relève qu'au vu de l'incompétence constatée, la cour d'appel et le juge-commissaire se trouvent immédiatement et complètement dessaisis du litige sur la déclaration de créance.
15. En statuant ainsi, la cour d'appel a violé les textes susvisés.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il annule l'ordonnance du juge-commissaire de la procédure collective de la société Jean Caby du 14 octobre 2022, l'arrêt rendu le 16 mars 2023, entre les parties, par la cour d'appel de Douai ;
Remet, sauf sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Douai autrement composée ;
Condamne la société Berivo Strategic Equipment Leasing Company limited aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes.
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, prononcé par le président en son audience publique du onze décembre deux mille vingt-quatre, et signé par lui et Mme Schmidt, conseiller doyen, en remplacement du conseiller rapporteur empêché, et Mme Sezer, greffier de chambre, qui a assisté au prononcé de l'arrêt, conformément aux dispositions des articles 452, 456 et 1021 du code de procédure civile.