LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 3
FC
COUR DE CASSATION
______________________
Audience publique du 28 novembre 2024
Cassation partielle
Mme TEILLER, président
Arrêt n° 635 FS-B
Pourvoi n° Q 21-21.303
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 28 NOVEMBRE 2024
La société d'aménagement foncier et d'établissement rural Provence-Alpes-Côte d'Azur, dont le siège est [Adresse 3], a formé le pourvoi n° Q 21-21.303 contre l'arrêt rendu le 17 juin 2021 par la cour d'appel d'Aix-en-Provence (chambre 1-8), dans le litige l'opposant :
1°/ à Mme [U] [K], domiciliée [Adresse 2],
2°/ à la société Gaz réseau de distribution de France, société anonyme, dont le siège est [Adresse 1],
défenderesses à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, un moyen de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Baraké, conseiller référendaire, les observations de la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet, avocat de la société d'aménagement foncier et d'établissement rural Provence-Alpes-Côte d'Azur, de la SARL Le Prado - Gilbert, avocat de la société Gaz réseau de distribution de France, après débats en l'audience publique du 22 octobre 2024 où étaient présents Mme Teiller, président, M. Baraké, conseiller référendaire rapporteur, Mme Proust, conseiller doyen, Mmes Grandjean, Grall, M. Bosse-Platière, Mmes Pic, Oppelt, conseillers, Mmes Schmitt, Gallet, Davoine, MM. Pons, Choquet, conseillers référendaires, et Mme Letourneur, greffier de chambre,
la troisième chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 17 juin 2021), la société d'aménagement foncier et d'établissement rural Provence-Alpes-Côte d'Azur (la SAFER) est propriétaire de diverses parcelles agricoles.
2. Bénéficiant d'une convention d'occupation précaire sur ces terrains, Mme [K] y exploite un centre équestre.
3. Lors de l'installation d'une clôture, une canalisation souterraine de distribution de gaz, appartenant à la société Gaz réseau distribution de France (la société GRDF), a été endommagée par une pelle mécanique manoeuvrée par Mme [K].
4. La société GRDF l'a assignée en indemnisation de ses préjudices.
5. La SAFER est intervenue volontairement à l'instance et Mme [K] a demandé en cause d'appel sa garantie en cas de condamnation prononcée à son encontre.
Examen du moyen
Sur le moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
6. La SAFER fait grief à l'arrêt de condamner Mme [K] à payer à la société GRDF une certaine somme à titre de dommages-intérêts et de la condamner à relever et garantir Mme [K] de toute condamnation prononcée à son encontre, alors « que le gardien d'une chose instrument du dommage n'engage pas sa responsabilité lorsque la faute de la victime est la cause exclusive du dommage et est partiellement exonéré de sa responsabilité s'il prouve que la faute de la victime a contribué à son dommage ; que les servitudes nécessaires aux ouvrages de transport et de distribution du gaz, après déclaration d'utilité publique des travaux, doivent être établies suivant les modalités prévues aux articles R. 323-7 à R. 323-14 du code de l'énergie ; qu'en retenant, pour exclure toute faute de la société GRDF, victime du dommage causé par Mme [K] en sa qualité de gardienne de l'engin mécanique ayant endommagé une canalisation de gaz souterraine, qu'il ne pouvait lui être reproché la présence d'une canalisation de gaz dans le sous-sol de la propriété de la Safer Provence Alpes Côte d'Azur sans bénéfice d'une servitude conventionnelle dans la mesure où elle bénéficiait d'une servitude légale sans besoin d'une autorisation préalable, quand la servitude de passage de la canalisation de distribution du gaz ne pouvait être établie qu'en suivant la procédure prévue par les articles R. 323-7 à R. 323-14 du code de l'énergie, la cour d'appel a violé les articles 649, 650 et 690 du code civil, L. 433-11 et R 323-1 à R. 323-14 du code de l'énergie, ensemble l'article 1384 ancien devenu 1242, du code civil. »
Réponse de la Cour
Recevabilité du moyen
7. La société GRDF conteste la recevabilité du moyen. Elle soutient qu'il est nouveau et mélangé de fait et de droit.
8. Cependant, dans ses conclusions d'appel, la SAFER soutenait que la société GRDF avait commis une faute constituant la cause exclusive de son dommage, la canalisation ne faisant l'objet d'aucune servitude, conventionnelle ou d'utilité publique, en l'absence de respect de la procédure d'autorisation préalable nécessaire pour faire passer une canalisation de gaz dans le tréfonds d'une propriété privée.
9. Le moyen, qui n'est pas nouveau, est donc recevable.
Bien-fondé du moyen
Vu l'article 650, alinéa 2, du code civil, les articles L. 433-5 à L. 433-7, L. 433-10, R. 433-5, R. 433-9, R. 323-14 et R. 323-15 du code de l'énergie :
10. Selon le premier de ces textes, tout ce qui concerne les servitudes établies pour l'utilité publique ou communale est déterminé par des lois ou des règlements particuliers.
11. Selon les trois suivants, les travaux nécessaires à l'établissement et à l'entretien des ouvrages d'une concession de distribution de gaz peuvent être, sur demande du concédant ou du concessionnaire, déclarés d'utilité publique par l'autorité administrative, ce qui confère au concessionnaire le droit d'instituer des servitudes, après notification des dispositions projetées en vue de leur établissement aux propriétaires des fonds concernés par les ouvrages.
12. Il résulte des derniers que les servitudes de passage de canalisation de distribution de gaz sont établies par arrêté préfectoral, lequel doit être notifié au pétitionnaire, affiché à la mairie de chacune des communes intéressées, puis notifié par ce dernier, par lettre recommandée avec demande d'avis de réception, à chaque propriétaire intéressé ainsi qu'à chaque occupant pourvu d'un titre régulier.
13. Il s'en déduit que, sauf accord du propriétaire du fonds servant, la constitution d'une servitude de passage pour une canalisation de distribution de gaz sur une propriété privée doit être précédée d'une déclaration préalable d'utilité publique des travaux, délivrée par l'autorité préfectorale, et qu'elle ne peut être exercée que suivant les modalités déterminées par arrêté préfectoral et après accomplissement de formalités de notification et d'affichage.
14. Pour déclarer Mme [K] seule responsable de l'entier dommage, l'arrêt retient que ni celle-ci ni la SAFER ne peuvent reprocher à la société GRDF l'absence de servitude conventionnelle, dès lors que cette dernière bénéficie d'une servitude légale d'utilité publique, dont la mise en oeuvre, s'agissant d'une canalisation de distribution de gaz, ne nécessite aucune autorisation préalable.
15. En statuant ainsi, la cour d'appel a violé les textes susvisés.
Et sur le moyen, pris en sa seconde branche
Enoncé du moyen
16. La SAFER fait le même grief à l'arrêt, alors « que le gardien d'une chose instrument du dommage n'engage pas sa responsabilité lorsque la faute de la victime est la cause exclusive du dommage et est partiellement exonéré de sa responsabilité s'il prouve que la faute de la victime a contribué à son dommage ; qu'il appartient à l'auteur d'un empiétement, même partiel ou temporaire, sur la propriété immobilière d'autrui de justifier d'un titre l'y autorisant ou d'un accord amiable du propriétaire ; que le silence ne vaut pas à lui seul acceptation ; qu'en retenant, pour exclure toute faute de la société GRDF, victime du dommage causé par Mme [K] en sa qualité de gardienne de l'engin mécanique ayant endommagé une canalisation de gaz souterraine, que la canalisation était ancienne et avait fait l'objet d'une acceptation tacite par le propriétaire de la parcelle resté inactif, la cour d'appel, qui a statué par des motifs impropres à établir le consentement du propriétaire à l'installation d'une canalisation souterraine, a privé sa décision de base légale au regard des articles 545, 552 et 1315 ancien devenu 1353 du code civil. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 545 du code civil :
17. Aux termes de ce texte, nul ne peut être contraint de céder sa propriété si ce n'est pour cause d'utilité publique, et moyennant une juste et préalable indemnité.
18. Pour écarter l'existence d'une faute de la société GRDF de nature à exonérer la responsabilité de Mme [K], l'arrêt retient que l'ancienneté de la canalisation litigieuse, même en l'absence de servitude conventionnelle, démontre que le propriétaire des parcelles, resté inactif, avait tacitement accepté la présence de cet ouvrage sur sa propriété.
19. En se déterminant ainsi, par des motifs impropres à caractériser l'acceptation tacite, par le propriétaire de la parcelle, de l'empiétement réalisé par la canalisation de distribution de gaz, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il condamne Mme [K] à payer à la société Gaz réseau distribution de France la somme de 5 557,61 euros avec intérêts au taux légal à compter du 30 août 2016, date de l'assignation et condamne la société d'aménagement foncier et d'établissement rural Provence-Alpes-Côte d'Azur à relever et garantir Mme [K] de toute condamnation prononcée à son encontre, en ce qu'il déboute les parties du surplus de leurs demandes et en ce qu'il statue sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile, l'arrêt rendu le 17 juin 2021, entre les parties, par la cour d'appel d'Aix-en-Provence ;
Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel d'Aix-en-Provence, autrement composée ;
Condamne la société Gaz réseau distribution de France aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Gaz réseau distribution de France et la condamne à payer à la société d'aménagement foncier et d'établissement rural Provence-Alpes-Côte d'Azur la somme de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-huit novembre deux mille vingt-quatre.