LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
SOC.
CZ
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 27 novembre 2024
Cassation
M. HUGLO, conseiller doyen
faisant fonction de président
Arrêt n° 1223 F-D
Pourvoi n° X 23-14.234
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 27 NOVEMBRE 2024
Mme [I] [V], domiciliée [Adresse 1], a formé le pourvoi n° X 23-14.234 contre l'arrêt rendu le 1er février 2023 par la cour d'appel de Paris (pôle 6, chambre 3), dans le litige l'opposant à la société Crédit Suisse Securities Europe Limited, dont le siège est [Adresse 2], défenderesse à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, deux moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Ott, conseiller, les observations de la SCP Lyon-Caen et Thiriez, avocat de Mme [V], de la SCP Françoise Fabiani - François Pinatel, avocat de la société Crédit Suisse Securities Europe Limited, et après débats en l'audience publique du 23 octobre 2024 où étaient présents M. Huglo, conseiller doyen faisant fonction de président, Mme Ott, conseiller rapporteur, M. Rinuy, conseiller, et Mme Jouanneau, greffier de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 1er février 2023), Mme [V] a été engagée en qualité de vice-président avec la fonction « Salesperson » au sein de la division « Flow Sales Paris » par la société Crédit Suisse Securities Europe Limited (la société) par un contrat de travail à durée indéterminée à compter du 21 septembre 2009.
2. Elle a été en congé sabbatique du 2 septembre 2013 au 1er août 2014.
3. Après annonce de sa grossesse à son employeur en septembre 2014, elle a été en congé de maternité du 26 janvier au 25 mai 2015, puis en congé de maternité supplémentaire à sa demande à mi-temps du 26 mai au 15 août 2015. Elle a ensuite bénéficié du 16 août 2015 au 24 octobre 2015 d'un congé d'allaitement puis, à compter du 25 octobre 2015, d'un congé parental d'abord à temps complet jusqu'au 8 janvier 2016 et après cette date à mi-temps.
4. Le 4 mai 2016, la salariée et la société ont signé une rupture conventionnelle à effet au 10 juin 2016 .
5. Estimant avoir été victime d'une discrimination en raison du sexe et de sa situation de famille, la salariée a saisi le 21 septembre 2017 la juridiction prud'homale de diverses demandes.
Examen des moyens
Sur le second moyen, pris en ses trois premières branches, qui est préalable
Enoncé du moyen
6. La salariée fait grief à l'arrêt de la débouter de sa demande tendant à dire qu'elle avait été victime de discrimination fondée sur le sexe et la situation de famille et à ordonner l'affichage de la décision dans les locaux de la société de manière visible pour chaque salarié, de la débouter de sa demande tendant à ce que la société soit condamnée à la repositionner au grade de « director » à compter du 1er janvier 2013 ainsi qu'au paiement de sommes à titre de dommages-intérêts pour le préjudice économique du fait de la discrimination, pour le préjudice moral et pour violation des accords collectifs, alors :
« 1°/ qu'en application des articles L. 1132-1 et L. 11341 du code du travail, dans leur rédaction alors en vigueur, en cas de litige relatif à une discrimination, il appartient au juge de se prononcer sur tous les éléments avancés par le salarié et de dire si, pris dans leur ensemble, les éléments établis par le salarié laissent présumer l'existence d'une discrimination ; dans l'affirmative, il lui appartient alors de rechercher si l'employeur établit que ses agissements sont justifiés par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination ; qu'en l'espèce, au soutien de l'existence d'une discrimination et en sus des éléments visés par la cour d'appel, la salariée avait notamment établi d'une part, qu'au mépris des exigences légales en la matière, la société avait rendu son retour de congé de maternité impossible en ne mettant en place aucun entretien de retour avec sa hiérarchie ni aucune mesure pour faciliter sa réintégration, en l'évinçant de certaines listes de distribution de courriers électroniques pendant son congé maternité, en ne lui remettant son emploi du temps qu'après la date de son retour et d'autre part, qu'avant d'être privée de bonus à compter de son retour de congé de maternité, celui qu'elle recevait antérieurement était systématiquement inférieur à celui des hommes ; qu'en s'abstenant de prendre en compte ces faits et de rechercher s'ils étaient établis et si pris ensemble, ils étaient de nature à laisser présumer l'existence d'une discrimination, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;
2°/ qu'en application des articles L. 1132-1 et L. 1134-1 du code du travail, dans leur rédaction alors en vigueur, en cas de litige relatif à une discrimination, il appartient au juge de se prononcer sur tous les éléments avancés par le salarié et de dire si, pris dans leur ensemble, les éléments établis par le salarié laissent présumer l'existence d'une discrimination ; dans l'affirmative, il lui appartient alors de rechercher si l'employeur établit que ses agissements sont justifiés par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a considéré qu'étaient établis les faits tirés de l'absence d'évaluation des performances en 2013 et 2014, l'absence de poste équivalent à son retour de congé sabbatique alors qu'elle venait d'annoncer sa grossesse, l'absence de toute rémunération variable à compter de 2014, l'exigence que la salariée soit présente tous les jours à 8 heures dans le cadre de son congé parental à temps partiel, la réticence de l'employeur à fournir les éléments communiqués ainsi que la discrimination structurelle au sein de l'entreprise ; que pour écarter l'existence d'une discrimination, la cour d'appel s'est bornée à relever que la salariée avait été absente près de deux années, que ses entretiens annuels de 2011 et 2012 montraient une évaluation insuffisante au vu de la politique de promotion de la fonction de directeur, que sa rémunération fixe avait évolué avec une courbe de croissance identique à celle de ses collègues masculins, qu'elle avait refusé la proposition d'affectation à Londres, accepté la proposition d'affectation temporaire jusqu'à son départ en congé maternité puis occupé un poste de Salesperson", que des objectifs adaptés avaient été fixés en octobre 2014 et que si l'employeur avait été défaillant dans le descriptif des postes proposés au retour de congé parental et sabbatique, il démontrait par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination, le respect de ses engagements en matière d'égalité de traitement ; qu'en statuant ainsi, sans constater que les faits tirés de l'absence d'évaluation des performances en 2013 et 2014, l'absence de poste équivalent à son retour de congé sabbatique alors qu'elle venait d'annoncer sa grossesse, l'absence de toute rémunération variable à compter de 2014, l'exigence que la salariée soit présente tous les jours à 8 heures dans le cadre de son congé parental à temps partiel, la réticence de l'employeur à fournir les éléments communiqués ainsi que la discrimination structurelle au sein de l'entreprise étaient justifiés par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination fondée sur le sexe, de sa situation de famille et de sa grossesse, la cour d'appel a derechef violé les textes susvisés ;
3°/ qu'en retenant, pour se déterminer comme elle l'a fait, que la salariée avait été absente pendant près de deux années sur une relation de travail de 6 années et 8 mois, cependant que l'essentiel de ses absences étaient liées à sa grossesse et sa maternité, la cour d'appel, qui a statué par des motifs impropres à caractériser l'existence d'éléments objectifs étrangers à toute discrimination fondée sur la grossesse et la maternité et écarté une discrimination en se fondant précisément sur un motif discriminatoire, a violé les articles L. 1132-1 et L. 1134-1 du code du travail. »
Réponse de la Cour
Vu l'article L. 1132-1, en sa rédaction applicable en la cause, et l'article L. 1134-1 du code du travail :
7. En application de ces textes, lorsque le salarié présente des éléments de fait constituant selon lui une discrimination directe ou indirecte, il appartient au juge d'apprécier si ces éléments dans leur ensemble laissent supposer l'existence d'une telle discrimination et, dans l'affirmative, il incombe à l'employeur de prouver que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination.
8. Pour rejeter les demandes de la salariée au titre d'une discrimination en raison du sexe et de la situation de famille, l'arrêt retient d'abord que sont établis et de nature à laisser supposer l'existence d'une discrimination directe ou indirecte le fait que la candidature de la salariée pour évoluer vers la qualification de « director » a été soumise à la hiérarchie sans qu'aucune décision ne soit intervenue, le fait qu'à sa reprise du travail le 1er août 2014 à son retour d'un congé sabbatique la salariée est restée dans l'attente du descriptif du nouveau poste envisagé par l'employeur malgré l'accord pour un retour sur un poste similaire après annonce de sa grossesse, le fait qu'elle a bénéficié d'une évaluation de ses performances à mi-année 2013 mais d'aucune au titre de l'année 2015, le fait qu'elle n'a perçu aucune rémunération variable à compter de 2013 et ce même au prorata temporis de sa présence dans l'entreprise, le fait que l'employeur a accepté le congé parental à temps partiel demandé le 1er décembre 2015 mais en souhaitant sa présence à son poste tous les jours à partir de 8 heures, ainsi que le fait que les panels de comparants, produits avec réticence par l'employeur, montrent l'existence d'un plafond de verre au sein du « Front office » de la salle des marchés de la banque.
9. L'arrêt relève ensuite que la salariée a été absente près de deux années sur une relation de travail qui a duré six ans et huit mois, que les entretiens annuels de 2011 et 2012 montrent une évaluation insuffisante au vu de la politique de promotion de la fonction de vice-président vers celle de directeur impliquant « une performance constamment élevée », de sorte que sa candidature n'a pas été retenue, que la rémunération fixe de la salariée a évolué avec une courbe de croissance identique à celle de ses collègues masculins, que des objectifs adaptés à la période allant jusqu'à son congé de maternité ont été fixés à la salariée par un courriel non contesté adressé le 14 octobre 2014. Il en déduit que, même si l'employeur a été défaillant dans les descriptifs de poste proposés à la salariée à son retour de congé sabbatique et de congé parental, ceux-ci ayant été clairement tardifs et laissant la salariée sans affectation réelle et précise, il démontre cependant par des éléments objectifs extérieurs à toute discrimination le respect de ses obligations en matière d'égalité de traitement.
10. En se déterminant ainsi, d'une part sans examiner l'ensemble des éléments invoqués par la salariée de nature à laisser supposer l'existence d'une discrimination en raison du sexe et de la situation de famille, notamment l'absence de proposition d'un entretien professionnel instituée à l'article L. 6315-1, I,du code du travail pour une salariée reprenant son activité à l'issue d'un congé de maternité ou d'un congé parental d'éducation et la perception d'un bonus au montant systématiquement inférieur à celui perçu par ses collègues masculins, ainsi que l'absence de perception de tout bonus à compter du retour de son congé de maternité, d'autre part en se fondant sur des motifs relatifs à la durée de l'absence de la salariée en raison de sa maternité et d'un congé parental, motifs impropres à constituer des éléments objectifs étrangers à toute discrimination en raison du sexe et de la situation de famille, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 1er février 2023, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée ;
Condamne la société Crédit Suisse Securities Europe Limited aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Crédit Suisse Securities Europe Limited et la condamne à payer à Mme [V] la somme de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-sept novembre deux mille vingt-quatre.