LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
SOC.
JL10
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 20 novembre 2024
Cassation partielle
Mme CAPITAINE, conseiller doyen
faisant fonction de président
Arrêt n° 1165 F-D
Pourvoi n° K 23-19.352
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 20 NOVEMBRE 2024
La société Biopath Hauts de France Nord, société d'exercice libéral à responsabilité limitée, dont le siège est [Adresse 2], a formé le pourvoi n° K 23-19.352 contre l'arrêt rendu le 8 juin 2023 par la cour d'appel d'Amiens (5e chambre prud'homale), dans le litige l'opposant à Mme [J] [P], domiciliée [Adresse 1], défenderesse à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, trois moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Pecqueur, conseiller référendaire, les observations de la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de la société Biopath Hauts de France Nord, de la SCP Marlange et de La Burgade, avocat de Mme [P], après débats en l'audience publique du 15 octobre 2024 où étaient présents Mme Capitaine, conseiller doyen faisant fonction de président, Mme Pecqueur, conseiller référendaire rapporteur, Mme Nirdé-Dorail, conseiller, M. Charbonnier, avocat général, et Mme Jouanneau, greffier de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Amiens, 8 juin 2023), le cabinet Plouviez Delahaye a engagé Mme [P] en qualité de secrétaire coursier le 26 décembre 2001. Le 1er avril 2013, le contrat de travail de la salariée a été transféré au Laboratoire régional de biologie médicale, aux droits duquel vient la société Biopath Hauts de France Nord.
2. Victime d'un accident du travail le 13 septembre 2017, la salariée a été déclarée inapte à son poste le 16 décembre 2019. Elle a été licenciée pour inaptitude et impossibilité de reclassement le 13 février 2020.
Examen des moyens
Sur le premier moyen
Enoncé du moyen
3. L'employeur fait grief à l'arrêt de dire que l'inaptitude de la salariée a une origine professionnelle et de le condamner au paiement de diverses sommes à titre d'indemnité compensatrice égale à l'indemnité compensatrice de préavis et de reliquat d'indemnité spéciale de licenciement, alors « que les règles protectrices applicables aux victimes d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle s'appliquent dès lors que l'inaptitude du salarié a, au moins partiellement, pour origine cet accident ou cette maladie et que l'employeur avait connaissance de cette origine professionnelle au moment du licenciement ; qu'en l'espèce, se prononçant sur l'origine professionnelle de l'inaptitude de Mme [P], constatée par le médecin du travail le 16 décembre 2019, la cour d'appel a tout d'abord estimé qu'il ressortait des données médicales du dossier (?) que Mme [P] présent[ait] un lourd passé de lombalgies chroniques et polyarthralgies, pathologies d'origine dégénérative, dans la survenance desquelles il n'est pas fait état d'une implication de ses conditions de travail, que la caisse primaire d'assurance maladie avait refusé la prise en charge de deux pathologies de la salariée et que si cette dernière avait été victime d'un accident du travail le 13 septembre 2017, celui-ci a[vait] été qualifié de bénin par l'expert qui l'a examinée (?) et l'état de santé de la salariée a été déclaré consolidé le 20 juin 2018 sans aucune séquelle de sorte que cet accident ne peut être en lien avec l'inaptitude prononcée le 16 décembre 2019 et, enfin, qu'au moment de l'avis d'inaptitude, Mme [P] était en arrêt de maladie simple depuis le 26 janvier 2018 ; en l'état de ces constatations, pour dire que l'inaptitude de la salariée était d'origine professionnelle et condamner l'employeur au paiement d'une l'indemnité compensatrice d'un montant égal à celui de l'indemnité compensatrice de préavis et d'une indemnité spéciale de licenciement telles que prévues par l'article L. 1226-14 du code du travail, la cour d'appel a retenu que toutefois, le 31 mars 2017, le docteur [R] a estimé que les douleurs ressenties par la salariée étaient entretenues par son activité professionnelle notamment par des trajets en voiture et montées et descentes de véhicule ; dans son rapport du 31 août 2017, la Sameth note que Mme [P] effectuait 22 arrêts par tournée impliquant, à chaque fois, de descendre et remonter dans le véhicule ce qui était générateur de douleurs. Cette étude de poste établit également que les difficultés rencontrées par la salariée lors de l'exercice de ses missions en raison de ses pathologies, sont accrues par l'utilisation d'un siège de bureau inadapté. Or, l'aménagement du poste de travail par la mise à disposition d'un siège de bureau adapté, préconisée par Comète France dès le 29 juillet 2016 puis par le médecin du travail le 6 juillet 2017, n'a finalement pas été mis en oeuvre avant le constat d'inaptitude et le licenciement de Mme [P], éléments dont la cour d'appel a déduit que la dégradation de l'état de santé de cette dernière et, partant, son inaptitude a, au moins partiellement, une origine professionnelle ; qu'en statuant ainsi, par des motifs inopérants tirés d'un lien entre la dégradation de l'état de santé de la salariée et ses conditions de travail, ainsi que d'un retard dans la mise en oeuvre de préconisations du médecin du travail, sans caractériser que l'inaptitude de Mme [P] avait pour origine un accident ou une maladie professionnelle, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 1226-10 et L. 1226-14 du code du travail. »
Réponse de la Cour
Vu l'article L. 1226-10 du code du travail :
4. Il résulte de ce texte que les règles applicables aux victimes d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle s'appliquent dès lors que l'inaptitude du salarié, quel que soit le moment où elle est constatée ou invoquée, a, au moins partiellement, pour origine cet accident ou cette maladie et que l'employeur avait connaissance de cette origine professionnelle au moment du licenciement.
5. Pour condamner l'employeur à payer à la salariée des sommes à titre d'indemnité compensatrice égale à l'indemnité compensatrice de préavis et de reliquat d'indemnité spéciale de licenciement, l'arrêt retient que les données médicales du dossier établissent que l'intéressée présente un lourd passé de pathologies d'origine dégénérative, dans la survenance desquelles il n'est pas fait état d'une implication de ses conditions de travail. Il ajoute que l'accident de travail du 13 septembre 2017 dont elle a été victime a été qualifié de bénin par l'expert qui l'a examinée le 25 mars 2022 et que l'état de santé de la salariée a été déclaré consolidé le 20 juin 2018 sans aucune séquelle. Il en déduit que cet accident ne peut être en lien avec l'inaptitude prononcée le 16 décembre 2019. Il relève que la CPAM a refusé de prendre en charge deux des pathologies de la salariée au titre de la législation sur les risques professionnels et qu'au moment de l'avis d'inaptitude, la salariée était en arrêt de maladie simple depuis le 26 janvier 2018.
6. L'arrêt retient ensuite que le docteur [R] a toutefois estimé le 31 mars 2017 que les douleurs ressenties par la salariée étaient entretenues par son activité professionnelle notamment par des trajets en voiture et montées et descentes de véhicule, ce que la Sameth a confirmé. Il relève enfin que l'étude de poste effectuée par la Sameth établit également que les difficultés rencontrées par la salariée lors de l'exercice de ses missions en raison de ses pathologies sont accrues par l'utilisation d'un siège de bureau inadapté, alors que la mise à disposition d'un siège de bureau adapté, préconisée par Comète France dès le 29 juillet 2016 puis par le médecin du travail le 6 juillet 2017, n'a finalement pas été mise en oeuvre avant le constat d'inaptitude et le licenciement de la salariée.
7. En statuant ainsi, alors qu'elle avait constaté l'absence de maladie professionnelle et écarté tout lien de causalité entre l'inaptitude et l'accident du travail du 13 septembre 2017, ce dont il résultait que les règles protectrices des victimes d'accident du travail ou de maladie professionnelle n'étaient pas applicables, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
Sur le deuxième moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
8. L'employeur fait grief à l'arrêt de dire le licenciement de la salariée dépourvu de cause réelle et sérieuse et de le condamner à lui verser une somme à titre de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, alors « qu'est dépourvu de cause réelle et sérieuse le licenciement pour inaptitude lorsqu'il est démontré que l'inaptitude était consécutive à un manquement préalable de l'employeur qui l'a provoquée ; qu'en l'espèce, pour dire le licenciement de Mme [P] dépourvu de cause réelle et sérieuse et condamner la société Biopath Hauts de France Nord au paiement de dommages-intérêts à ce titre, la cour d'appel, après avoir relevé dans ses motifs consacrés à l'origine professionnelle de l'inaptitude, que la salariée souffrait de pathologies préexistantes sans rapport avec ses conditions de travail, que la caisse primaire d'assurance maladie avait refusé la prise en charge de deux de ces pathologies, que l'accident du travail du 13 septembre 2017 n'était pas en lien avec son inaptitude, et que celle-ci avait été prononcée à la suite d'un arrêt maladie simple, la cour d'appel a retenu que, toutefois, l'employeur s'était rendu responsable de plusieurs manquements à son obligation de sécurité (absence d'action de formation et de prévention alors que la salariée était exposée à des postures pénibles et un travail répétitif, défaut d'identification des risques dans le document prévu par l'article L. 4121-3 du code du travail, retard dans la mise en oeuvre des préconisations du médecin du travail sur l'aménagement du poste de travail), et que la société, échou[ait] à rapporter la preuve de ce que l'inaptitude de Mme [P] a[vait] une cause totalement étrangère aux manquements [en cause]" ; qu'en statuant ainsi, quand il revenait à la salariée de démontrer que son inaptitude était consécutive à des manquements de l'employeur l'ayant provoquée, la cour d'appel a violé l'article 1353 du code civil, l'article L. 1235-3 du code du travail, et les articles L. 4121-1 et L. 4121-2. »
Réponse de la Cour
Vu les articles L. 1235-3, L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail :
9. Il résulte de ces textes que le licenciement pour inaptitude est dépourvu de cause réelle et sérieuse lorsqu'il est démontré que l'inaptitude était consécutive à un manquement préalable de l'employeur qui l'a provoquée.
10. Pour dire que le licenciement de la salariée est dépourvu de cause réelle et sérieuse et condamner l'employeur au paiement de dommages-intérêts à ce titre, l'arrêt retient que les manquements de l'employeur à son obligation d'assurer la santé et la sécurité de la salariée sont établis et que l'employeur échoue à rapporter la preuve de ce que l'inaptitude de la salariée a une cause totalement étrangère à ces manquements.
11. En se déterminant ainsi, par des motifs insuffisants à caractériser un lien entre l'inaptitude de la salariée et le manquement de l'employeur, la cour d'appel a privé sa décision de base légale.
Et sur le troisième moyen
Enoncé du moyen
12. L'employeur fait grief à l'arrêt de le condamner au paiement d'une somme à titre de prime d'objectifs, alors « que l'employeur ne peut être condamné au paiement d'une rémunération variable dépendant de l'atteinte d'objectifs, pour n'avoir pas fixé ces objectifs au salarié, dès lors qu'en tout état de cause, cette rémunération variable n'était pas due ; que durant un arrêt maladie, le salarié peut uniquement percevoir les gratifications qui ne dépendent pas de sa prestation de travail ; qu'en l'espèce, il résulte des constatations de l'arrêt que la salariée avait été placée en arrêt maladie depuis le mois de janvier 2018 jusqu'à la fin de la relation de travail ; que, pour lui allouer le bénéfice d'une prime d'objectifs sur les années 2017 à 2020, la cour d'appel a retenu que si cette prime n'est pas prévue au contrat de travail, il n'est pas contesté qu'elle était versée semestriellement en fonction d'objectifs fixés par l'entreprise", de sorte qu'en l'absence de toute indication quant à la suspension de la prime d'objectifs en cas d'absence, la salariée, qui ne s'était pas vu fixer ses objectifs en début d'exercice, pouvait prétendre à la somme de 5 249,17 euros, calculée par référence au montant maximal de la prime perçue précédemment ; qu'en statuant ainsi, alors qu'elle constatait que la prime d'objectifs était assise sur des objectifs assignés chaque année à la salariée, en sorte qu'une telle prime dépendait de sa prestation de travail, la cour d'appel a violé l'article L. 1221-1 du code du travail, ensemble l'article 1103 du code civil. »
Réponse de la Cour
Vu les articles L. 1226-1 du code du travail et 1103 du code civil :
13. Il résulte du premier de ces textes que la suspension du contrat de travail dispense l'employeur de son obligation de rémunération du salarié.
14. Il résulte du second de ces textes qu'un salarié, sauf clause contractuelle ou conventionnelle contraire, ne peut prétendre recevoir une prime, lorsque la gratification a été instituée afin de rémunérer une activité ou récompenser les services rendus, que dans la mesure du travail effectivement accompli.
15. Pour condamner l'employeur au paiement d'une somme à titre de prime d'objectifs, l'arrêt retient que, si la prime d'objectifs n'est pas prévue au contrat de travail, il n'est pas contesté qu'elle était versée semestriellement en fonction d'objectifs fixés par l'entreprise. Il ajoute qu'en l'absence de toute indication quant aux modalités de détermination de cette prime et de suspension éventuelle de celle-ci en cas d'arrêt de travail, c'est à juste titre que la salariée réclame le paiement d'une somme calculée par référence au montant maximum de la prime d'objectifs perçue précédemment.
16. En statuant ainsi, alors qu'elle avait constaté que la prime dépendait de la réalisation d'objectifs, et que la salariée, dont le contrat de travail avait été suspendu du 27 janvier 2017 au 13 février 2020 par un arrêt de travail pour maladie, ne se prévalait d'aucune clause de maintien de salaire, la cour d'appel a violé les textes susvisés.
Portée et conséquences de la cassation
17. La cassation des chefs de dispositif relatifs à l'origine professionnelle de l'inaptitude, à l'absence de caractère réel et sérieux du licenciement de Mme [P] et à la condamnation de l'employeur au paiement de diverses sommes au titre de la prime d'objectifs, d'indemnité compensatrice égale à l'indemnité compensatrice de préavis, du reliquat d'indemnité spéciale de licenciement et de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse n'emporte pas celle des chefs de dispositif de l'arrêt condamnant la société Biopath Hauts de France Nord aux dépens ainsi qu'au paiement d'une somme en application de l'article 700 du code de procédure civile, justifiés par d'autres dispositions de l'arrêt non remises en cause.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il dit que l'inaptitude de Mme [P] a une origine professionnelle, dit que le licenciement de Mme [P] est dépourvu de cause réelle et sérieuse, condamne la société Biopath Hauts de France Nord à payer à Mme [P] les sommes de 5 249,17 euros au titre de la prime d'objectifs, 4 495,24 euros à titre d'indemnité compensatrice égale à l'indemnité compensatrice de préavis, 14 534,59 euros au titre du reliquat d'indemnité spéciale de licenciement, 18 000 euros de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse et en ce qu'il ordonne à la société Biopath Hauts de France Nord de remettre à Mme [P] les documents sociaux conformes au présent arrêt (bulletin de paie, attestation Pôle emploi, certificat de travail, reçu pour solde de tout compte), l'arrêt rendu le 8 juin 2023, entre les parties, par la cour d'appel d'Amiens ;
Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Douai ;
Condamne Mme [P] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du vingt novembre deux mille vingt-quatre.