LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
SOC.
CH9
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 9 octobre 2024
Cassation partielle
M. HUGLO, conseiller doyen
faisant fonction de président
Arrêt n° 1014 F-D
Pourvoi n° M 23-15.811
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 9 OCTOBRE 2024
1°/ Mme [O] [E], domiciliée [Adresse 4],
2°/ La fédération des employés et cadres Force ouvrière, dont le siège est [Adresse 3],
ont formé le pourvoi n° M 23-15.811 contre l'arrêt rendu le 14 mars 2023 par la cour d'appel d'Agen (chambre sociale), dans le litige les opposant à la Mutuelle assurance des commerçants et industriels de France et des cadres et salariés de l'industrie du commerce (MACIF), dont le siège est [Adresse 2], et ayant un établissement secondaire, Macif Sud-Ouest Pyrénées, situé [Adresse 1], défenderesse à la cassation.
La Mutuelle assurance des commerçants et industriels de France et des cadres et salariés de l'industrie du commerce a formé un pourvoi incident contre le même arrêt.
Les demanderesses au pourvoi principal invoquent, à l'appui de leur recours, trois moyens de cassation.
La demanderesse au pourvoi incident invoque, à l'appui de leur recours, un moyen de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Arsac, conseiller référendaire, les observations de la SCP Lyon-Caen et Thiriez, avocat de Mme [E] et de la fédération des employés et cadres Force ouvrière, de la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de la Mutuelle assurance des commerçants et industriels de France et des cadres et salariés de l'industrie du commerce, après débats en l'audience publique du 11 septembre 2024 où étaient présents M. Huglo, conseiller doyen faisant fonction de président, Mme Arsac, conseiller référendaire rapporteur, Mme Ott, conseiller, et Mme Piquot, greffier de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Agen, 14 mars 2023), Mme [E] a été engagée en qualité de guichetière par la société Mutuelle assurance des commerçants et industriels de France et des cadres et salariés de l'industrie du commerce (la société) suivant contrat de travail du 4 mai 1987. Au dernier état de la relation de travail, elle occupait les fonctions d'assistante technique assurance.
2. Le 4 avril 2018, la société a convoqué la salariée à un entretien préalable à un éventuel licenciement pour faute grave, fixé au 13 avril 2018. Cette convocation était assortie d'une mesure de mise à pied à titre conservatoire dans l'attente du prononcé de la décision.
3. Le 11 avril 2018, la salariée a adressé au directeur général de la société un courrier faisant état d'une situation de harcèlement moral.
4. Par lettre recommandée avec accusé de réception du 15 mai 2018, la société a notifié à la salariée son licenciement pour cause réelle et sérieuse.
5. Le 29 avril 2019, la salariée a saisi la juridiction prud'homale d'une demande de nullité de son licenciement pour harcèlement moral et pour violation de sa liberté d'expression. La fédération des employés et cadres Force ouvrière (la fédération) est intervenue volontairement à l'instance pour présenter une demande d'indemnisation au titre du préjudice porté à l'intérêt collectif de la profession.
Examen des moyens
Sur le moyen du pourvoi incident
6. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Mais sur le premier moyen du pourvoi principal, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
7. La salariée fait grief à l'arrêt de la débouter de sa demande en nullité du licenciement en raison d'un harcèlement moral et de sa demande en réintégration ainsi que de ses demandes en condamnation de la société à lui verser certaines sommes à titre d'indemnité pour licenciement nul, de dommages-intérêts pour préjudice subi en raison des actes de harcèlement moral et de la violation par l'employeur de son obligation de sécurité et de débouter la fédération de sa demande de condamnation de la société à lui payer une certaine somme au titre de l'atteinte à l'intérêt collectif de la profession, alors « que, aux termes de l'article 2224 du code civil, en matière de responsabilité civile, le point de départ du délai de prescription est le jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer ; qu'en matière de harcèlement moral, lorsque l'action n'est pas prescrite, il appartient au juge d'analyser l'ensemble des faits invoqués par le salarié permettant de présumer l'existence d'un harcèlement moral quelle que soit leur date de commission ; qu'en l'espèce, après avoir constaté que la salariée soutenait avoir été victime d'agissements de harcèlement moral jusqu'en 2018, ce dont il résultait que, ayant saisi la juridiction prud'homale le 29 avril 2019, son action en indemnisation du harcèlement moral n'était pas prescrite, la cour d'appel a cru pouvoir affirmer que "pour agir devant le conseil de prud'hommes, la salariée doit engager la procédure dans le délai de prescription de 5 ans" et qu'en l'espèce, si "Mme [E] invoque des agissements répétés de ses supérieurs hiérarchiques qui seraient constitutifs d'un harcèlement moral depuis 2012", "Pour autant elle n'a saisi le conseil de prud'hommes à ce titre que le 29 avril 2019", de sorte que "les faits invoqués antérieurs au 29 avril 2014 sont couverts par la prescription" ; qu'en statuant ainsi, alors que l'action en indemnisation du harcèlement moral n'était pas prescrite et qu'il appartenait dès lors à la cour d'appel d'analyser l'ensemble des faits invoqués par la salariée permettant de présumer l'existence d'un harcèlement moral, quelle que soit la date de leur commission, la cour d'appel a violé l'article 2224 du code civil, ensemble les articles L. 1152-1 et L. 1154-1 du code du travail. »
Réponse de la Cour
Vu les articles L. 1152-1 et L. 1154-1 du code du travail :
8. Il résulte de ces textes que pour se prononcer sur l'existence d'un harcèlement moral, il appartient au juge d'examiner l'ensemble des éléments invoqués par le salarié, en prenant en compte les documents médicaux éventuellement produits, et d'apprécier si les faits matériellement établis, pris dans leur ensemble, laissent supposer l'existence d'un harcèlement moral. Dans l'affirmative, il revient au juge d'apprécier si l'employeur prouve que les agissements invoqués ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. Sous réserve d'exercer son office dans les conditions qui précèdent, le juge apprécie souverainement si le salarié présente des éléments de fait qui laissent supposer l'existence d'un harcèlement et si l'employeur prouve que les agissements invoqués sont étrangers à tout harcèlement.
9. Dès lors que l'action fondée sur le harcèlement n'est pas prescrite, le juge doit analyser l'ensemble des éléments de fait invoqués par le salarié au titre du harcèlement moral, quelle que soit la date de leur commission.
10. Pour dire que le harcèlement moral n'est pas établi et débouter la salariée de ses demandes à ce titre, l'arrêt retient que la salariée, qui a saisi le conseil de prud'hommes le 29 avril 2019, ne peut invoquer des faits antérieurs au 29 avril 2014, qui sont en effet couverts par la prescription, et que les éléments de fait postérieurs au 29 avril 2014, pris dans leur ensemble, ne permettent pas de présumer l'existence d'un harcèlement moral.
11. En statuant ainsi, alors qu'il n'était pas contesté que l'action de la salariée fondée sur le harcèlement n'était pas prescrite, la cour d'appel, à laquelle il appartenait d'analyser tous les éléments de fait invoqués par la salariée quelle que soit la date de leur commission, a violé les textes susvisés.
Et sur le deuxième moyen du pourvoi principal
Enoncé du moyen
12. La salariée fait grief à l'arrêt de la débouter de sa demande tendant à ce qu'il soit jugé que son licenciement est nul en raison de la violation de sa liberté d'expression et de sa demande en réintégration ainsi que de sa demande de condamnation de la société à lui verser une certaine somme à titre d'indemnité pour licenciement nul, et de débouter la fédération de sa demande de condamnation de la société à lui payer une certaine somme en réparation du préjudice causé à l'intérêt collectif de la profession, alors :
« 1°/ que, sauf abus, le salarié jouit, dans l'entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d'expression ; que le caractère illicite du motif du licenciement prononcé, même en partie, en raison de l'exercice, par le salarié, de sa liberté d'expression, liberté fondamentale, entraîne à lui seul la nullité du licenciement ; qu'en l'espèce, pour écarter la demande de la salariée tendant à faire valoir que son licenciement était nul pour avoir été fondé directement sur sa liberté d'expression, la cour d'appel a retenu que le licenciement n'était pas fondé uniquement sur l'envoi du courriel du 14 février 2018 ; qu'en se déterminant de la sorte alors que le motif de licenciement tiré de l'exercice de la liberté d'expression emportait à lui seul la nullité du licenciement, peu important l'existence d'autres griefs, la cour d'appel a violé l'article L. 1121-1 du code du travail, ensemble l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
2°/ que, sauf abus, le salarié jouit, dans l'entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d'expression ; le caractère illicite du motif du licenciement prononcé, même en partie, en raison de l'exercice, par le salarié, de sa liberté d'expression, liberté fondamentale, entraîne à lui seul la nullité du licenciement ; que le licenciement d'un salarié fondé sur l'envoi d'un courriel rédigé sans termes injurieux, diffamatoires ou excessifs par celui-ci viole la liberté d'expression du salarié dont il jouit dans l'entreprise ; qu'en affirmant que la lettre de licenciement ne fait pas grief à la salariée d'avoir commis un abus de son droit d'expression mais bien d'une attitude d'insubordination, quand la lettre de licenciement reprochait à la salariée d'avoir adressé un mail à son responsable de service dans lequel elle contestait sa démarche et sa décision, l'accusant de "fait du prince", la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations dont il résultait que la lettre de licenciement reprochait expressément à la salariée d'avoir fait usage de sa liberté d'expression, a violé l'article L. 1121-1 du code du travail, ensemble l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
3°/ que, sauf abus, le salarié jouit, dans l'entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d'expression ; que le caractère illicite du motif du licenciement prononcé, même en partie, en raison de l'exercice, par le salarié, de sa liberté d'expression, liberté fondamentale, entraîne à lui seul la nullité du licenciement ; que le licenciement d'un salarié fondé sur l'envoi d'un courriel rédigé sans termes injurieux, diffamatoires ou excessifs par celui-ci viole la liberté d'expression du salarié dont il jouit dans l'entreprise ; qu'en écartant la nullité du licenciement, cependant qu'il résultait de ses constatations que le licenciement était, en partie, fondé sur un mail adressé par la salariée à son responsable de service dans lequel elle contestait sa démarche et sa décision, l'accusant de "fait du prince", la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations dont il résultait que la lettre de licenciement reprochait expressément à la salariée d'avoir fait un usage non abusif de sa liberté d'expression, ce qui suffisait à emporter la nullité du licenciement, a violé l'article L. 1121-1 du code du travail, ensemble l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. »
Réponse de la Cour
Vu les articles 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et L. 1121-1 du code du travail :
13. Sauf abus, le salarié jouit, dans l'entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d'expression.
14. Le caractère illicite du motif du licenciement prononcé, même en partie, en raison de l'exercice, par le salarié, de sa liberté d'expression, liberté fondamentale, entraîne à lui seul la nullité du licenciement.
15. Pour rejeter la demande en nullité du licenciement pour atteinte à la liberté d'expression, après avoir constaté que la lettre de licenciement énonçait notamment le grief suivant : « Le 14 février 2018, en réponse à une demande de votre responsable de service, [L] [G], de procéder à des activités de contrôle C2A, vous lui adressez un mail, aux propos inacceptables, dans lequel vous contestez sa démarche et sa décision et par voie de conséquence, sa responsabilité et son management. Dans votre mail, auquel vous avez souhaité donner une large publicité, puisque vous avez ajouté à la liste des destinataires votre collègue et les responsables hiérarchiques de votre manager, vous mettez en cause l'action de ce dernier en l'accusant de "fait du prince", et poursuivez en insinuant qu'il vous demande un travail inutile et stupide, et qu'il n'est pas au fait de votre travail », l'arrêt retient, d'une part, que le licenciement n'est pas fondé uniquement sur l'envoi du courriel du 14 février 2018, et, d'autre part, que la lettre de licenciement ne fait pas grief à la salariée d'avoir commis un abus de son droit d'expression mais bien d'une attitude d'insubordination qui est caractérisée par les pièces produites, le courriel du 14 février 2018 n'étant que le dernier fait d'insubordination relevé par l'employeur mais non le seul retenu dans la lettre de licenciement.
16. En statuant ainsi, sans caractériser l'existence, par l'emploi de termes injurieux, diffamatoires ou excessifs, d'un abus dans l'exercice de la liberté d'expression dont jouit tout salarié, alors qu'il résultait de ces constatations que la lettre de licenciement reprochait à la salariée la tenue de propos relevant de sa liberté d'expression, la cour d'appel a violé les textes susvisés.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
REJETTE le pourvoi incident ;
CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il condamne la société Mutuelle assurance des commerçants et industriels de France et des cadres et salariés de l'industrie du commerce à payer à Mme [E] la somme de 1 500 euros en réparation du préjudice moral subi en raison des circonstances brutales et vexatoires du licenciement et en ce qu'il déboute Mme [E] de sa demande en rappel d'indemnité conventionnelle de licenciement, l'arrêt rendu le 14 mars 2023, entre les parties, par la cour d'appel d'Agen ;
Remet, sauf sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Pau ;
Condamne la société Mutuelle assurance des commerçants et industriels de France et des cadres et salariés de l'industrie du commerce aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Mutuelle assurance des commerçants et industriels de France et des cadres et salariés de l'industrie du commerce et la condamne à payer à Mme [E] et à la fédération des employés et cadres Force ouvrière la somme globale de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du neuf octobre deux mille vingt-quatre.