LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 2
LM
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 19 septembre 2024
Cassation partielle
Mme MARTINEL, président
Arrêt n° 791 F-D
Pourvoi n° C 23-11.364
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 19 SEPTEMBRE 2024
La Caisse des dépôts et consignations, dont le siège est [Adresse 3], a formé le pourvoi n° C 23-11.364 contre l'arrêt rendu le 29 novembre 2022 par la cour d'appel de Poitiers (1re chambre civile), dans le litige l'opposant :
1°/ à Mme [Y] [S], épouse [U],
2°/ à M. [W] [U],
3°/ à Mme [L] [U],
4°/ à Mme [I] [U],
tous quatre domiciliés [Adresse 2],
5°/ à la société SMACL assurances, dont le siège est [Adresse 1],
6°/ à la Régie des transports poitevins « Vitalis », dont le siège est [Adresse 4],
7°/ au département de la Vienne, dont le siège est [Adresse 5],
défendeurs à la cassation.
La société SMACL assurances et la Régie des transports poitevins « Vitalis » ont formé un pourvoi incident contre le même arrêt.
Le département de la Vienne a formé un pourvoi provoqué contre le même arrêt.
La demanderesse au pourvoi principal invoque, à l'appui de son recours, un moyen unique de cassation.
Les demanderesses au pourvoi incident invoquent, à l'appui de leur recours, un moyen unique de cassation.
Le demandeur au pourvoi provoqué invoque, à l'appui de son recours, un moyen unique de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Ittah, conseiller référendaire, les observations de la SCP L. Poulet-Odent, avocat de la Caisse des dépôts et consignations, de la SARL Cabinet Rousseau et Tapie, avocat de Mme [Y] [S], épouse [U], M. [W] [U], Mme [L] [U] et Mme [I] [U], de Me Haas, avocat de la société SMACL assurances et de la Régie des transports poitevins « Vitalis », de la SCP Waquet, Farge et Hazan, avocat du département de la Vienne, après débats en l'audience publique du 25 juin 2024 où étaient présents Mme Martinel, président, M. Ittah, conseiller référendaire rapporteur, Mme Leroy-Gissinger, conseiller doyen, et Mme Cathala, greffier de chambre,
la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Poitiers, 29 novembre 2022), Mme [S], salariée du département de la Vienne, a été blessée, le 26 février 2010, à la suite de la collision avec un bus de la Régie des transports poitevins « Vitalis » (la société Vitalis), assurée auprès de la société SMACL assurances (l'assureur) qui roulait en sens opposé.
2. Après le dépôt du rapport de l'expert en accidentologie dont ils avaient obtenu la désignation en référé, Mme [S], M. [U], son époux, ainsi que leurs deux filles majeures, Mmes [L] et [I] [U] (les consorts [U]) ont assigné la société Vitalis et l'assureur, en présence du département de la Vienne (l'employeur) et de la Caisse des dépôts et consignations, tiers payeurs, à fin d'indemnisation de leurs préjudices.
Examen des moyens
Sur le moyen du pourvoi incident de la société Vitalis et de l'assureur
3. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Mais sur le moyen du pourvoi principal de la Caisse des dépôts et consignations
Enoncé du moyen
4. La Caisse des dépôts et consignations fait grief à l'arrêt de dire que, compte tenu de l'exercice des droits de la victime par priorité au tiers payeur en vertu de l'article 31 de la loi du 5 juillet 1985, il ne lui revient aucune somme, alors « qu'en vertu de l'article 30 de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985, les recours qu'elle exerce en qualité de tiers payeur ont un caractère subrogatoire ; qu'en vertu de l'article 31 alinéa 1 les recours subrogatoires des tiers payeurs s'exercent poste par poste sur les seules indemnités qui réparent des préjudices qu'elles ont pris en charge, à l'exclusion des préjudices à caractère personnel ; qu'en l'espèce, la cour d'appel de Poitiers a constaté qu'elle justifiait, en qualité de tiers payeur, avoir versé à Mme [U] ¿ via l'ATIACL dont elle est gestionnaire ¿ une allocation temporaire d'invalidité à compter du 13 septembre 2012, pour un montant total de 216 112,57 euros, « en tenant compte du capital représentatif de la rente servie, dont elle est fondée en vertu de l'ordonnance du 7 janvier 1959 à exiger le versement représentatif des arrérages à échoir » ; qu'elle a également retenu qu'elle lui demandait « à bon droit » de dire que « le remboursement de ses débours serait limité à l'évaluation du préjudice patrimonial soumis au recours de l'ATIACL, calculé en droit commun, savoir les pertes de gains professionnels futurs, l'incidence professionnelle et le déficit fonctionnel permanent » ; qu'en jugeant pourtant, après avoir constaté que Mme [U] devait recevoir au titre des postes pertes de gains professionnels futurs, incidence professionnelle et déficit fonctionnel permanent, la somme de 263 661,16 euros, qu'il ne lui « revenait rien » au titre de son action subrogatoire, parce que cette indemnisation devait être prélevée « sur l'indemnité à la charge du responsable par priorité » sur elle, la cour d'appel a violé les articles 30 et 31 de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985. »
Réponse de la Cour
Vu les articles 29 et 31 de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 et le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime :
5. Il résulte de ces textes que le juge, après avoir fixé l'étendue du préjudice résultant des atteintes à la personne et évalué celui-ci indépendamment des prestations indemnitaires qui sont versées à la victime, ouvrant droit à un recours subrogatoire contre la personne tenue à réparation ou son assureur, doit procéder à l'imputation de ces prestations, poste par poste.
6. Selon le second, lorsqu'elle n'a été indemnisée qu'en partie, la victime peut exercer ses droits contre le responsable, pour ce qui lui reste dû, par préférence au tiers payeur dont elle n'a reçu qu'une indemnisation partielle.
7. Pour dire qu'il ne revient aucune somme à la Caisse des dépôts et consignations, après avoir fixé l'étendue des préjudices subis par Mme [S] au titre des pertes de gains professionnels futurs, de l'incidence professionnelle et du déficit fonctionnel permanent à hauteur, respectivement, des sommes de 78 461,16 euros, 10 000 euros et 175 200 euros, l'arrêt énonce que la Caisse des dépôts et consignations justifie avoir versé à celle-ci une allocation temporaire d'invalidité pour un montant total de 216 112,57 euros, tenant compte du capital représentatif des arrérages à échoir dont elle est fondée à exiger le versement.
8. L'arrêt ajoute que ce tiers payeur sollicite, à bon droit, l'imputation de sa créance sur les trois postes précités, mais retient que, Mme [S] n'ayant été indemnisée qu'en partie, elle doit prélever, par priorité, sur le fondement de l'article 31 précité, l'intégralité des sommes correspondantes et en déduit qu'il ne revient donc rien à la Caisse des dépôts et consignations.
9. En statuant ainsi, après avoir jugé que Mme [S] bénéficiait d'un droit à indemnisation intégrale, ce qui, en l'absence d'un partage de responsabilité avec l'auteur de ses dommages, ne lui permettait pas d'être payée par préférence au tiers payeur, la cour d'appel a violé les textes et le principe susvisés.
Et, sur le moyen du pourvoi provoqué de l'employeur
Enoncé du moyen
10. L'employeur fait grief à l'arrêt de dire que les pertes de gains professionnels actuels supportés par la victime s'élèvent à 26 599,90 euros et de limiter à la somme de 114 140,66 euros sa créance au titre des pertes de gains professionnels actuels et futurs, alors « que selon l'article 29 de la loi du 5 juillet 1985, l'employeur dispose d'un recours subrogatoire contre le responsable et son assureur pour les salaires et accessoires du salaire qu'il a maintenus pendant la période d'inactivité consécutive à l'événement qui a occasionné le dommage ; qu'en l'espèce, l'arrêt attaqué constate qu'il justifie avoir versé à la victime la somme de 47 271,28 euros à titre de maintien de salaires jusqu'à la date de consolidation et celle de 93 469,28 euros à titre de maintien de salaire après la date de consolidation ; que toutefois la cour d'appel, pour fixer le montant de l'indemnisation lui revenant, a omis de procéder à l'évaluation totale du poste de préjudice des pertes de gains professionnels actuels mis à la charge de la société Vitalis et de l'assureur, et s'est bornée à déduire des sommes ainsi servies par lui, celle de 26 599,90 euros allouée à la victime au titre de la seule perte de gains supportée par elle, préjudice distinct et additionnel, qu'elle a subi pour avoir dû demander à ne plus travailler qu'à 50 % à compter du 1er septembre 2014 ; que l'arrêt attaqué a ainsi violé l'article 29 et par fausse application l'article 31 de la loi du 5 juillet 1985. »
Réponse de la Cour
Vu les articles 29 et 31 de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 et le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime :
11. Il résulte de ces textes que le juge, après avoir fixé l'étendue du préjudice résultant des atteintes à la personne et évalué celui-ci indépendamment des prestations indemnitaires qui sont versées à la victime, ouvrant droit à un recours subrogatoire contre la personne tenue à réparation ou son assureur, doit procéder à l'imputation de ces prestations, poste par poste.
12. Selon le second, lorsqu'elle n'a été indemnisée qu'en partie, la victime peut exercer ses droits contre le responsable, pour ce qui lui reste dû, par préférence au tiers payeur dont elle n'a reçu qu'une indemnisation partielle.
13. Pour fixer le préjudice des pertes de gains professionnels actuels supportées par Mme [S] à la somme de 26 599,90 euros et condamner la société Vitalis et l'assureur à payer, à cette dernière la somme de 1 277 783,52 euros, et à l'employeur celle de 207 780,84 euros, l'arrêt énonce, qu'au titre du poste des pertes de gains professionnels actuels, Mme [S] n'a subi aucune perte de salaire, compte tenu de la prise en charge intégrale du préjudice correspondant par l'employeur qui lui a maintenu son salaire. L'arrêt retient, néanmoins, l'existence d'un préjudice résiduel non pris en charge par l'employeur.
14. L'arrêt constate ensuite que l'employeur justifie avoir versé à Mme [S] la somme de 234 380,74 euros, comprenant les sommes de 93 640,18 euros au titre des dépenses de santé actuelles, 47 271,28 euros au titre du maintien de salaire jusqu'à la consolidation et 93 469,28 euros au titre du maintien de salaire après la date de la consolidation.
15. L'arrêt énonce que la créance de l'employeur au titre du salaire maintenu vient en concours avec celle de Mme [S]. Il ajoute que la victime n'ayant été indemnisée qu'en partie, elle peut exercer ses droits contre le responsable pour ce qui lui reste dû par priorité au tiers payeur.
16. En statuant ainsi, alors d'une part que Mme [S] ne bénéficiait d'aucun droit de préférence en l'absence d'un partage de responsabilité avec le responsable de son dommage, et sans procéder, d'autre part, ni à la fixation du préjudice indemnisable au titre des pertes de gains professionnel actuels, avant d'imputer sur ce poste la seule créance de l'employeur relative aux salaires maintenus avant la consolidation, ni à l'imputation, exclusivement sur le poste des pertes de gains professionnels futurs, de la créance de l'employeur relative aux salaires maintenus après la consolidation, la cour d'appel a violé les textes et le principe susvisés.
Portée et conséquences de la cassation
17. En application de l'article 624 du code de procédure civile, la cassation des chefs de dispositif de l'arrêt fixant la perte de gains professionnels actuels supportée par la victime à la somme de 26 599,90 euros et disant que compte tenu de l'exercice des droits de la victime par priorité au tiers payeur en vertu de l'article 31 de la loi du 5 juillet 1985, il ne revient aucune somme à la Caisse des dépôts et consignation entraîne la cassation des chefs de dispositif condamnant solidairement la régie des transports poitevins Vitalis et la société SMACL Assurances à payer, d'une part, la somme de 1 277 783,52 euros à Mme [S], d'autre part, en deniers ou quittances, la somme de 207 780,84 euros au département de la Vienne qui s'y rattachent par un lien de dépendance nécessaire.
18. La cassation des chefs de dispositif précités n'emporte pas celle des chefs de dispositif de l'arrêt condamnant in solidum la régie des transports poitevins Vitalis et l'assureur aux dépens ainsi qu'au paiement d'une somme en application de l'article 700 du code de procédure civile, justifiés par d'autres condamnations prononcées à l'encontre de ceux-ci.
Mise hors de cause
19. En application de l'article 625 du code de procédure civile, il y a lieu de mettre hors de cause M. [U] et Mmes [L] et [I] [U], dont la présence n'est pas nécessaire devant la cour d'appel de renvoi.
20. En revanche, il n'y a pas lieu de mettre hors de cause Mme [S], dont la présence est nécessaire devant la cour d'appel de renvoi.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il fixe la perte de gains professionnels actuels supportée par la victime à la somme de 26 599,90 euros, condamne solidairement la régie des transports poitevins Vitalis et la société SMACL assurances à payer, d'une part, la somme de 1 277 783,52 euros à Mme [S], d'autre part, en deniers ou quittances, la somme de 207 780,84 euros au département de la Vienne et dit que compte tenu de l'exercice des droits de la victime par priorité au tiers payeur en vertu de l'article 31 de la loi du 5 juillet 1985, il ne revient aucune somme à la Caisse des dépôts et consignation, l'arrêt rendu le 29 novembre 2022, entre les parties, par la cour d'appel de Poitiers ;
Met hors de cause M. [W] [U], Mme [L] [U] et Mme [I] [U].
Dit n'y avoir lieu de mettre hors de cause Mme [Y] [S].
Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Bordeaux ;
Condamne la régie des transports poitevins « Vitalis » aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par Mmes [S], [L] [U] et [I] [U] ainsi que M. [U] à l'encontre du département de la Vienne, ainsi que les demandes formées par la régie des transports poitevins « Vitalis » et la société SMACL assurances, et condamne in solidum la régie des transports poitevins « Vitalis » et la société SMACL assurances à payer à la Caisse des dépôts et consignations la somme de 3 000 euros, au département de la Vienne la somme de 3 000 euros et à Mmes [S], [L] [U] et [I] [U] ainsi que M. [U] la somme globale de 3 000 euros.