LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
SOC.
CH9
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 18 septembre 2024
Cassation partielle
Mme MONGE, conseiller doyen
faisant fonction de président
Arrêt n° 908 F-D
Pourvoi n° F 23-17.899
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 18 SEPTEMBRE 2024
M. [N] [U], domicilié [Adresse 3], a formé le pourvoi n° F 23-17.899 contre l'arrêt rendu le 10 mars 2023 par la cour d'appel d'Aix-en-Provence (chambre 4-6), dans le litige l'opposant :
1°/ à la société Milee, société par actions simplifiée unipersonnelle, dont le siège est [Adresse 1], anciennement dénommée société Adrexo,
2°/ à la société [F]-Rousselet, société civile professionnelle, dont le siège est [Adresse 6], représentée par M. [H] [F], prise en qualité d'administrateur judiciaire de la société Milee,
3°/ à la société Ajilink [Y] [X], société civile professionnelle, dont le siège est [Adresse 4], représentée par M. [H] [Y], prise en qualité d'administrateur judiciaire de la société Milee,
4°/ à la société BTSG², société civile professionnelle, dont le siège est [Adresse 2], représentée par M. [L] [J], prise en qualité de mandataire judiciaire de la société Milee,
5°/ à la société [O] [P] & A Lageat, société civile professionnelle, dont le siège est [Adresse 5], représentée par M. [O] [P], prise en qualité de mandataire judiciaire de la société Milee,
défenderesses à la cassation.
Le demandeur invoque, à l'appui de son pourvoi, deux moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Deltort, conseiller, les observations de la SARL Thouvenin, Coudray et Grévy, avocat de M. [U], de la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet, avocat des sociétés Milee, [F]-Rousselet, Ajilink [Y] [X], BTSG², [O] [P] & A Lageat, ès qualitès, après débats en l'audience publique du 3 juillet 2024 où étaient présents Mme Monge, conseiller doyen faisant fonction de président, Mme Deltort, conseiller rapporteur, Mme Cavrois, conseiller, et Mme Dumont, greffier de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 10 mars 2023), M. [U] a été engagé pour distribuer des annuaires par la société Adrexo, aux droits de laquelle se trouve la société Milee (la société), suivant contrats à durée déterminée en 2016 et 2017, puis selon contrat à durée indéterminée à temps partiel modulé du 5 mai 2017.
2. Le 30 août 2018, Ie salarié a saisi la juridiction prud'homale d'une demande en paiement de diverses sommes au titre de l'exécution du contrat de travail.
3. Le 30 mai 2024 a été ouverte une procédure de redressement judiciaire à l'égard de la société, les sociétés [F]-Rousselet et Ajilink [Y] [X] étant désignées en qualité d'administratrices judiciaires et les sociétés BTSG² et [O] [P] & A Lageat en celle de mandataires judiciaires. Par mémoire déposé le 6 juin 2024, le salarié a appelé en la cause ces quatre sociétés ès qualités. Par mémoire déposé le 27 juin 2024, ces sociétés ès qualités ont indiqué qu'elles poursuivaient l'instance aux côtés de la société.
Examen des moyens
Sur le second moyen
Enoncé du moyen
4. Le salarié fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande en paiement d'une indemnité forfaitaire pour travail dissimulé, alors :
« 1°/ que l'objet du litige est déterminé par les prétentions respectives des parties ; qu'en déboutant le salarié de sa demande d'indemnité pour travail dissimulé au motif qu'il ne justifiait pas " de la rupture de son contrat de travail avec la SAS Adrexo ", quand il soutenait sans être contredit que plus aucune mission ne lui avait été confiée depuis le 20 mai 2019, la cour d'appel a méconnu les termes du litige en méconnaissance des exigences de l'article 4 du code de procédure civile ;
2°/ que la cassation à intervenir au titre du premier moyen dirigé contre le chef du dispositif ayant débouté le salarié de l'essentiel du quantum de ses demandes de rappel de salaire et de congés payés y afférents entraînera par voie de conséquence celle du chef du dispositif attaqué par le présent moyen en application de l'article 624 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
5. L'indemnité forfaitaire pour travail dissimulé prévue à l'article L. 8223-1 du code du travail n'étant due au salarié qu'en cas de rupture de son contrat de travail, la cour d'appel, qui a constaté que le salarié ne justifiait pas de la rupture de son contrat de travail, a, sans méconnaître les termes du litige, débouté à bon droit le salarié de sa demande de ce chef.
6. Aucun lien d'indivisibilité ni de dépendance nécessaire entre la cassation demandée sur le premier moyen et le rejet d'une demande en paiement d'une indemnité pour travail dissimulé non exigible n'est établi.
7. Le moyen ne peut, dès lors, être accueilli.
Mais sur le premier moyen
Enoncé du moyen
8. Le salarié fait grief à l'arrêt de limiter à un certain montant les sommes allouées à titre de rappel de salaire, outre congés payés afférents, alors « que la quantification préalable de l'ensemble des missions confiées et accomplies par le distributeur, dans le cadre de l'exécution de son métier, en fonction des critères associés à un référencement horaire du temps de travail prévue par l'article 2.2.1.2 du chapitre IV de la convention collective nationale de la distribution directe ne saurait, à elle seule satisfaire aux exigences de l'article L. 3171-4 du code du travail ; qu'il résulte des articles L. 3171-2, L. 3171-3 et L. 3171-4 du code du travail, qu'en cas de litige relatif à l'existence ou au nombre d'heures de travail accomplies, il appartient au salarié de présenter, à l'appui de sa demande, des éléments suffisamment précis quant aux heures non rémunérées qu'il prétend avoir accomplies afin de permettre à l'employeur, qui assure le contrôle des heures de travail effectuées, d'y répondre utilement en produisant ses propres éléments ; que le juge forme sa conviction en tenant compte de l'ensemble de ces éléments au regard des exigences rappelées aux dispositions légales et réglementaires précitées ; qu'après analyse des pièces produites par l'une et l'autre des parties, dans l'hypothèse où il retient l'existence d'heures supplémentaires, il évalue souverainement, sans être tenu de préciser le détail de son calcul, l'importance de celles-ci et fixe les créances salariales s'y rapportant ; que s'agissant de la demande de rappel de salaire correspondant aux temps de préparation et de distribution non rémunérés, l'arrêt retient que le salarié a produit des bons de préparation détaillant notamment les poignées à distribuer, des feuilles de route indiquant les temps d'attente, les temps de préparation des poignées, l'indemnité de préparation à domicile, les indemnités kilométriques de trajet intra UG, la rémunération du temps de distribution, les temps de trajet et des temps de distribution DA et des rapports journaliers indiquant le secteur de distribution, le numéro de la semaine, les adresses où la distribution n'a pu être effectuée et les motifs de non-distribution, que les feuilles de route comprennent diverses annotations de M. [U] relatives au temps de distribution qu'il revendique, suffisamment précises quant aux heures non rémunérées dont le paiement est réclamé permettant à son employeur d'y répondre utilement en produisant ses propres éléments, et que ce dernier n'a produit aucun élément de comparaison de nature à démontrer que les temps mentionnés dans ces feuilles de route correspondent au temps réel utilisé par M. [U] pour procéder à ces tâches ; qu'en reprochant au salarié de ne corroborer ses évaluations par aucun élément de preuve extérieur, tel qu'un procès-verbal de constat d'huissier, de ne verser aux débats aucun élément permettant de démontrer que la grille de cadencement et la définition des secteurs de distribution prévus par l'accord d'entreprise de 2016 étaient moins favorables que celles de la convention collective applicable, d'avoir produit des bons de préparation qui ne démontrent pas que les chargements de documents à distribuer ont excédé le poids total autorisé par son véhicule et enfin d'avoir commis des erreurs à la hausse sur les temps de distribution dans les feuilles de route et ses tableaux versés aux débats, la cour d'appel, qui a ainsi fait peser la charge de la preuve sur le seul salarié, a violé l'article 2.2.1.2 du chapitre IV de la convention collective nationale de la distribution directe et l'article L. 3171-4 du code du travail. »
Réponse de la Cour
Vu l'article L. 3171-4 du code du travail et l'article 2.2.1.2 du chapitre IV de la convention collective nationale de la distribution directe du 9 février 2004 :
9. Aux termes de l'article L. 3171-2, alinéa 1er, du code du travail, lorsque tous les salariés occupés dans un service ou un atelier ne travaillent pas selon le même horaire collectif, l'employeur établit les documents nécessaires au décompte de la durée de travail, des repos compensateurs acquis et de leur prise effective, pour chacun des salariés concernés. Selon l'article L. 3171-3 du même code, l'employeur tient à la disposition des membres compétents de l'inspection du travail les documents permettant de comptabiliser le temps de travail accompli par chaque salarié. La nature des documents et la durée pendant laquelle ils sont tenus à disposition sont déterminées par voie réglementaire.
10. Enfin, selon l'article L. 3171-4 du code du travail, en cas de litige relatif à l'existence ou au nombre d'heures de travail accomplies, l'employeur fournit au juge les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés par le salarié. Au vu de ces éléments et de ceux fournis par le salarié à l'appui de sa demande, le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles. Si le décompte des heures de travail accomplies par chaque salarié est assuré par un système d'enregistrement automatique, celui-ci doit être fiable et infalsifiable.
11. La quantification préalable de l'ensemble des missions confiées et accomplies par le distributeur, dans le cadre de l'exécution de son métier, en fonction des critères associés à un référencement horaire du temps de travail prévue par l'article 2.2.1.2 du chapitre IV de la convention collective nationale de la distribution directe ne saurait, à elle seule satisfaire aux exigences de l'article L. 3171-4 du code du travail.
12. Il résulte de ces dispositions, qu'en cas de litige relatif à l'existence ou au nombre d'heures de travail accomplies, il appartient au salarié de présenter, à l'appui de sa demande, des éléments suffisamment précis quant aux heures non rémunérées qu'il prétend avoir accomplies afin de permettre à l'employeur, qui assure le contrôle des heures de travail effectuées, d'y répondre utilement en produisant ses propres éléments. Le juge forme sa conviction en tenant compte de l'ensemble de ces éléments au regard des exigences rappelées aux dispositions légales et réglementaires précitées. Après analyse des pièces produites par l'une et l'autre des parties, dans l'hypothèse où il retient l'existence d'heures supplémentaires, il évalue souverainement, sans être tenu de préciser le détail de son calcul, l'importance de celles-ci et fixe les créances salariales s'y rapportant.
13. Pour limiter à une certaine somme la demande du salarié en rappel de salaire sur le différentiel entre pré-quantification et temps de travail réel, l'arrêt retient qu'il produit à l'instance, d'une part, des bons de préparation détaillant notamment les poignées à distribuer, d'autre part, des feuilles de route indiquant les temps d'attente, les temps de préparation des poignées, l'indemnité de préparation à domicile, les indemnités kilométriques de trajet intra UG, la rémunération du temps de distribution, les temps de trajet et les temps de distribution DA et, enfin, des rapports journaliers indiquant le secteur de distribution, le numéro de la semaine, les adresses où la distribution n'a pu être effectuée et les motifs de non-distribution.
14. Il relève que les feuilles de route précitées comprennent de la part du salarié diverses annotations relatives au temps de distribution réel qu'il revendique, suffisamment précises quant aux heures non rémunérées dont le paiement est réclamé permettant à son ex-employeur, chargé d'assurer le contrôle des heures de travail effectuées, d'y répondre utilement en produisant ses propres éléments. Il ajoute qu'il est constant que le temps de travail du salarié se compose d'un temps d'attente au siège de l'entreprise, de la prise en charge des documents à distribuer, de la composition des poignées à domicile, du déplacement domicile/zone de distribution, de la distribution proprement dite et le reporting précédé ou suivi d'un retour à domicile et qu'il ressort des feuilles de route précitées que les temps de chargement, de composition des poignées et de distribution ont été calculés en considération des quantifications de la convention collective ou, pour l'activité de distribution à compter de la mise en place de la badgeuse le 14 août 2017, en fonction d'un temps repère.
15. Il note que l'employeur ne produit à l'instance aucun élément de comparaison de nature à démontrer que les temps mentionnés dans ces feuilles de route correspondent au temps réel utilisé par le salarié pour procéder à ces tâches, et que de son côté, celui-ci fonde sa demande sur ses propres évaluations, lesquelles ne sont corroborées par aucun élément de preuve extérieur, tel qu'un procès-verbal de constat d'huissier par exemple, démontrant que, pour l'intéressé, le temps de distribution réelle était supérieur au temps prévu par les feuilles de route, ajoutant qu'il ne verse aux débats aucun élément permettant de démontrer que la grille de cadencement et la définition des secteurs de distribution prévus par l'accord d'entreprise de 2016 est moins favorable que ceux de la convention collective applicable.
16. L'arrêt relève également que la convention collective et l'accord collectif précités n'interdisent pas de mentionner de chargement sur la même feuille de route, que les bons de préparation produits à l'instance par le salarié ne démontrent pas que les chargements de documents à distribuer ont excédé le poids total autorisé par son véhicule et qu' il ressort clairement des feuilles de route et des tableaux versés aux débats par l'intéressé que celui-ci, dans les tableaux qu'il produit à l'appui de ses prétentions, a commis des erreurs systématiquement à la hausse concernant les temps de distribution mentionnés dans les feuilles de route et les relevés de badgeuse.
17. Il ajoute qu'il n'est pas justifié par l'employeur de la mise en oeuvre de la procédure de gestion des écarts prévus par le dernier accord collectif applicable dans l'entreprise, que cependant, il ne peut en être tiré aucune conséquence utile dès lors qu'il a été relevé qu'il n'était pas établi que les temps mentionnés sur les feuilles de route étaient inférieurs au temps nécessaire pour procéder à la distribution des poignées et que par ailleurs, ni la convention collective applicable ni l'accord collectif de 2016 ne posent le principe de l'indemnisation des trajets de retour entre le secteur de distribution et le domicile du distributeur.
18. Il relève qu'en revanche, il ne ressort pas des pièces produites aux débats que les tâches de reporting accomplies par le salarié au terme de sa mission de distribution lui ont été réglées. Enfin, il fixe à un certain montant la somme allouée à titre de rappel de salaire compte tenu du nombre de rapports rédigés et de la relative simplicité d'une telle mission.
19. En statuant ainsi, alors qu'il résultait de ses constatations, d'une part, que le salarié présentait des éléments suffisamment précis pour permettre à l'employeur de répondre, d'autre part, que ce dernier ne produisait aucun élément de contrôle de la durée du travail, la cour d'appel, qui a fait peser la charge de la preuve sur le seul salarié, a violé le texte susvisé
Portée et conséquences de la cassation
20. La cassation prononcée n'emporte pas cassation des chefs de dispositif de l'arrêt condamnant l'employeur aux dépens ainsi qu'au paiement d'une somme au titre de l'article 700 du code de procédure civile, justifiés par le principe de la condamnation prononcée à l'encontre de celui-ci et non remise en cause.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il limite le montant de la somme que la société Milee a été condamnée à payer à M. [U] à 215,94 euros à titre de rappel de salaire, outre 21,60 euros de congés payés, l'arrêt rendu le 10 mars 2023, entre les parties, par la cour d'appel d'Aix-en-Provence ;
Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel d'Aix-en-Provence autrement composée ;
Condamne la société Milee et les sociétés [F]-Rousselet et Aijlink [Y] [X] en qualité d'administratrices judiciaires et les sociétés BTSG² et [O] [P] & A Lageat en celle de mandataires judiciaires de la société Milee aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Milee et les sociétés [F]-Rousselet, Aijlink [Y] [X], BTSG² et [O] [P] & A Lageat, ès qualités, et les condamne à payer à M. [U] la somme de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du dix-huit septembre deux mille vingt-quatre.