LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
COMM.
FB
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 27 mars 2024
Cassation
M. VIGNEAU, président
Arrêt n° 169 F-D
Pourvoi n° X 22-17.174
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE, DU 27 MARS 2024
1°/ Mme [C] [U], domiciliée chez [Adresse 6],
2°/ M. [O] [G], domicilié [Adresse 5],
agissant en qualité de mandataire de protection future de Mme [C] [U],
ont formé le pourvoi n° X 22-17.174 contre l'arrêt rendu le 4 avril 2022 par la cour d'appel de Paris (pôle 5, chambre 10), dans le litige les opposant :
1°/ à la société Financière européenne d'investissement, société par actions simplifiée unipersonnelle, dont le siège est [Adresse 4],
2°/ à la société MMA IARD, société anonyme, dont le siège est [Adresse 1],
3°/ à la société CNA Insurance Company Europe, société anonyme, nom commercial CNA Hardy, dont le siège est [Adresse 2] (Luxembourg), ayant un établissement en France, [Adresse 3],
défenderesses à la cassation.
Les demandeurs invoquent, à l'appui de leur pourvoi, un moyen de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Fèvre, conseiller, les observations de la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet, avocat de Mme [U] et de M. [G], ès qualités, de la SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat des sociétés Financière européenne d'investissement et MMA IARD, de la SARL Ortscheidt, avocat de la société CNA Insurance Company Europe, et l'avis de M. Lecaroz, avocat général, après débats en l'audience publique du 6 février 2024 où étaient présents M. Vigneau, président, Mme Fèvre, conseiller rapporteur, Mme Vaissette, conseiller doyen, et Mme Mamou, greffier de chambre,
la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 4 avril 2022) et les productions, le 31 août 2011, Mme [U], a investi une certaine somme sur un produit financier de la société Aristophil, consistant à acquérir en indivision des collections d'oeuvres littéraires, par l'intermédiaire de la société Financière européenne d'investissement (la société FEI), conseiller en gestion de patrimoine.
2. Le 16 février 2015, la société Aristophil a été mise en redressement judiciaire et le 5 mars 2015, M. [R], dirigeant de cette société, a été mis en examen pour abus de confiance, blanchiment et escroquerie en bande organisée.
3. Le 5 août 2015, la société Aristophil a été placée en liquidation judiciaire.
4. Le 29 septembre 2019, soutenant avoir été mal informée et conseillée par la société FEI, Mme [U] l'a assignée en responsabilité et en paiement de dommages et intérêts pour perte de chance, ainsi que ses assureurs, la société MMA IARD et la société CNA Insurance Company Europe.
5. Le 8 février 2022, le mandat de protection future consenti par Mme [U] au profit de M. [G], par acte authentique reçu le 23 septembre 2020, a pris effet et celui-ci est devenu son mandataire.
Examen du moyen
Sur le moyen, pris en sa huitième branche
6. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce grief qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
7. Mme [U] et M. [G], en sa qualité de mandataire de protection future de Mme [U], font grief à l'arrêt de dire irrecevable l'action engagée par Mme [U] car prescrite et de rejeter ses demandes, alors « que les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer ; qu'en application de cette règle, la prescription de l'action en responsabilité à l'encontre d'un conseil en investissement financier ou d'un conseil en gestion de patrimoine qui aurait manqué à son obligation d'information et de conseil court à compter du moment où la perte de chance de ne pas souscrire à un investissement financier ou les gains manqués et les pertes subies à l'occasion de cet investissement sont révélés à son client ; que pour dire irrecevable car prescrite l'action en responsabilité de Mme [U], la cour d'appel a retenu que "le dommage invoqué par Mme [U] a pris naissance au jour de la conclusion du contrat puisqu'elle se fonde sur la perte de chance de ne pas avoir conclu" et que "les manquements dénoncés (défaut d'information sur les caractéristiques du placement Aristophil, défaut d'information sur la nature, la consistance précise et la valeur des biens vendus, défaut d'information sur le mécanisme complexe de l'opération) sont tous concomitants à la conclusion du contrat et devaient à ce titre être dénoncés dans les 5 ans de la conclusion du contrat" ; qu'en statuant ainsi, quand Mme [U] n'était en mesure d'agir qu'à compter du moment où elle pouvait appréhender la perte de chance subie, c'est-à-dire, au plus tôt, au moment où elle a été informée de l'ouverture d'une procédure de redressement judiciaire à l'encontre de la société Aristophil, laquelle avait révélé une surévaluation manifeste de ses collections et faisait obstacle au rachat de ses parts indivises par cette société, la cour d'appel a violé l'article 2224 du code civil. »
Réponse de la Cour
Recevabilité du moyen
8. La société FEI et ses assureurs contestent la recevabilité du moyen. Ils soutiennent que le postulat selon lequel Mme [U] aurait pris conscience du préjudice qu'elle allègue avec la révélation de l'escroquerie et de la perte de son investissement induite par la déconfiture de la société Aristophil est contraire à ses écritures d'appel.
9. Cependant, dans ses conclusions d'appel, Mme [U] soutenait que c'est l¿ouverture de la procédure collective à l'encontre de la société Aristophil suivie de l'information pénale ouverte contre son dirigeant qui lui avait révélé l'impossibilité de rachat des oeuvres par cette société, leur surévaluation et la perte de son investissement constituant le dommage effectivement subi résultant des manquements invoqués.
10. Le moyen est donc recevable.
Bien-fondé du moyen
Vu les articles 2224 du code civil et L. 110-4 du code de commerce :
11. Il résulte de la combinaison de ces textes que les obligations entre commerçants et non-commerçants se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer.
12. Le manquement d'un prestataire de services d'investissement à son obligation d'information sur le risque de perte en capital et la valorisation du produit financier prive cet investisseur d'une chance d'éviter le risque qui s'est réalisé, la réalisation de ce risque supposant que l'investisseur ait subi des pertes ou des gains manqués. Il en résulte que le délai de prescription de l'action en indemnisation d'un tel dommage ne peut commencer à courir avant la date à laquelle l'investissement a été perdu.
13. Pour déclarer prescrite l'action en responsabilité engagée contre la société FEI, l'arrêt retient que s'agissant d'une perte de chance de ne pas contracter, le dommage invoqué par Mme [U] a pris naissance au jour de la conclusion du contrat et qu'elle avait alors la possibilité d'apprécier les informations fournies sur le produit Aristophil pour agir dans le délai de prescription, dès lors que tous les manquements reprochés à son conseiller en gestion de patrimoine sont concomitants à la conclusion du contrat, et encore que la procédure collective ouverte à l'égard de la société Aristophil, le 16 février 2015, est un événement survenu pendant l'exécution du contrat sans lien avec les manquements reprochés.
14. En statuant ainsi, alors qu'à la date de conclusion du contrat, le dommage invoqué par Mme [U], tenant aux pertes subies sur son investissement, ne s'était pas réalisé, de sorte que le délai de prescription n'avait pas commencé à courir, la cour d'appel a violé les textes susvisés.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 4 avril 2022, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée ;
Condamne les sociétés Financière européenne d'investissement, MMA IARD et CNA Insurance Company Europe aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes formées par les sociétés Financière européenne d'investissement, MMA IARD et CNA Insurance Company Europe et les condamne à payer à Mme [U] et M. [G], en sa qualité de mandataire de protection future de Mme [U], la somme globale de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, prononcé par le président en son audience publique du vingt-sept mars deux mille vingt-quatre et signé par lui et Mme Labat, greffier présent lors du prononcé.