LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, a rendu l'arrêt suivant :
N° B 22-86.132 F-D
N° 00878
ECF
6 SEPTEMBRE 2023
CASSATION PARTIELLE
M. BONNAL président,
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE,
DU 6 SEPTEMBRE 2023
MM. [V] [XJ], [P] [D], [N] [Y], [A] [BU], [Z] [RZ], [TW] [H], [JY] [R], Mme [S] [I], M. [G] [T], Mme [M] [K], MM. [C] [L], [J] [W], [E] [ZM], [F] [ZM], [X] [IB], [U] [CR], [O] [ZG], [B] [GK] et [PI] [EK] ont formé un pourvoi contre l'arrêt de la cour d'appel de Paris, chambre 2-14, en date du 27 septembre 2022, qui, pour infraction à la législation sur les armes et violation de domicile, a condamné le premier, à trois mois d'emprisonnement avec sursis, cinq ans d'interdiction de détenir ou porter une arme soumise à autorisation, pour violation de domicile, a condamné le deuxième, à quatre-vingt-dix jours-amende à 5 euros, les trois suivants, à deux mois d'emprisonnement avec sursis, les quatorze derniers, à un mois d'emprisonnement avec sursis, et a prononcé sur les intérêts civils.
Des mémoires, en demande et en défense, ainsi que des observations complémentaires, ont été produits.
Sur le rapport de M. Turbeaux, conseiller, les observations de la SCP Le Griel, avocat de MM. [V] [XJ], [P] [D], [N] [Y], [A] [BU], [Z] [RZ], [TW] [H], [JY] [R], Mme [S] [I], M. [G] [T], Mme [M] [K], MM. [C] [L], [J] [W], [E] [ZM], [F] [ZM], [X] [IB], [U] [CR], [O] [ZG], [B] [GK] et [PI] [EK], les observations de la SAS Buk Lament-Robillot, avocat de la caisse des allocations familiales - caf 93, et les conclusions de M. Valat, avocat général, après débats en l'audience publique du 7 juin 2023 où étaient présents M. Bonnal, président, M. Turbeaux, conseiller rapporteur, M. de Larosière de Champfeu, conseiller de la chambre, et Mme Coste-Floret, greffier de chambre,
la chambre criminelle de la Cour de cassation, composée en application de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.
2. Le 29 mars 2019, des personnes ont fait irruption sur le toit-terrasse de l'immeuble qui abrite la caisse d'allocations familiales du département de la Seine-Saint-Denis, où elles sont parvenues en passant par un terrain voisin, et après avoir posé une échelle.
3. Elles ont déployé sur la façade une banderole où était inscrite la phrase suivante : « de l'argent pour les français, pas pour les étrangers, Génération identitaire ».
4. Les personnes précitées ont été poursuivies par le procureur de la République du chef d'entrave concertée avec violence ou voie de fait à la liberté du travail. M. [V] [XJ] s'est vu reprocher en outre le transport sans autorisation d'armes de catégorie D, s'agissant de matraques télescopiques, d'une bombe lacrymogène et d'un poing américain.
5. Le tribunal correctionnel, par jugement du 13 mars 2020, a requalifié les faits d'entrave en violation de domicile et a condamné les prévenus.
6. Ces derniers, le ministère public et la caisse d'allocations familiales du département de la Seine-Saint-Denis, partie civile, ont relevé appel.
Examen des moyens
Sur le premier moyen
7. Il n'est pas de nature à permettre l'admission du pourvoi au sens de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale.
Mais sur le second moyen
Enoncé du moyen
8. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a confirmé le jugement rendu le 13 mars 2020 par le tribunal judiciaire de Bobigny en ce que, après avoir requalifié les faits, il a déclaré les prévenus coupables de violation de domicile par introduction dans le domicile d'autrui à l'aide de manoeuvres, menace, voies de fait ou contrainte commise le 29 mars 2019 à [Localité 1] (Seine-Saint-Denis) et les a condamnés de ce chef à différentes peines, ainsi qu'au paiement de dommages et intérêts au profit de la caisse d'allocations familiales de la Seine-Saint-Denis, alors :
« 1°/ que la liberté d'expression est un droit fondamental, de sorte que l'incrimination d'un comportement constitutif d'une infraction pénale peut, dans certaines circonstances, constituer une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression, compte tenu de la nature et du contexte de l'agissement en cause ; qu'en l'espèce, les prévenus avaient soutenu que, dans le contexte des revendications fiscales et sociales des « gilets jaunes », ils avaient, par un moyen certes non conventionnel mais sans violence ni dégradation, cherché à attirer l'attention des Français sur le fait que l'attribution des prestations sociales n'était soumise à aucune condition de nationalité, ce qu'ils avaient expliqué sur les réseaux sociaux, en réclamant une préférence nationale, conformément à ce qui constituait, dans le cadre d'un débat d'intérêt général, le voeu d'une majorité de Français ; que pour les déclarer néanmoins coupables de violation de domicile, la cour d'appel a considéré que cette action « n'était nullement indispensable » pour soutenir leurs idées, que « le recours à une infraction n'était pas le seul moyen utile ou envisageable » pour susciter un débat public et qu'au demeurant, cette action avait été dangereuse pour eux-mêmes et pour la police, qu'une chute aurait pu se produire, que la circulation routière avait dû être coupée et que « la sécurité des personnes, la continuité et le fonctionnement du service public ne peuvent être à la merci de telles initiatives » ; qu'en se déterminant ainsi, par des motifs notamment tirés de l'existence d'une infraction, de l'opportunité de la démarche choisie et des risques hypothétiques qui y étaient attachés, la cour s'est déterminée par des motifs impropres à justifier une ingérence proportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression, en violation des articles 226-4 du code pénal et 10.1 de la Convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
2°/ qu'en confirmant les peines d'emprisonnement prononcées par le tribunal correctionnel à l'encontre de la plupart des prévenus (tous à l'exception de M. [P] [D]), sans rechercher si ces peines, mêmes assorties du sursis simple, n'étaient pas disproportionnées au regard de la nature et du contexte des agissements en cause qui révélaient l'intention des prévenus d'exprimer une opinion sur un sujet d'intérêt général, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision au regard des mêmes textes. »
Réponse de la Cour
Vu les articles 10 de la Convention européenne des droits de l'homme et 593 du code de procédure pénale :
9. Il résulte du premier de ces textes que toute personne a droit à la liberté d'expression, et que l'exercice de cette liberté peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, notamment à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale.
10. Lorsque le prévenu invoque une atteinte disproportionnée à sa liberté d'expression, il appartient au juge, après s'être assuré, dans l'affaire qui lui est soumise, du lien direct entre le comportement incriminé et la liberté d'expression sur un sujet d'intérêt général, de vérifier le caractère proportionné de la condamnation. Ce contrôle de proportionnalité requiert un examen d'ensemble, qui doit prendre en compte, concrètement, entre autres éléments, les circonstances des faits, la gravité du dommage ou du trouble éventuellement causé (Crim., 18 mai 2022, pourvoi n° 21-86.685, publié au Bulletin).
11. Selon le second, tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision. L'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence.
12. Pour écarter le moyen, présenté par les prévenus, pris de ce qu'une condamnation constituerait en l'espèce une atteinte disproportionnée à leur liberté d'expression, l'arrêt attaqué énonce que la restriction que le ministère public entend leur opposer est prévue par l'article 226-4 du code pénal qui vise à protéger la vie privée d'autrui, objectif légitime dans son principe.
13. Les juges retiennent que l'action en cause n'était pas indispensable pour soumettre au débat public les idées développées par le groupement Génération identitaire, que le recours à une infraction ne constitue pas le seul moyen de faire connaître et partager ses idées ou susciter le débat politique et que les intéressés auraient pu diffuser leurs idées sans perturber un service public qui, en l'occurrence, s'adresse à une population fragile.
14. Ils relèvent que les faits ont causé un dommage limité dans le temps et les conséquences matérielles, qu'aucune dégradation n'a été commise, qu'aucun contact n'a eu lieu entre le personnel de la caisse d'allocations familiales et les manifestants.
15. Ils ajoutent que, cependant, il s'est agi d'une action dangereuse pour les personnes mises en cause et pour les services de police qui ont dû procéder à leur expulsion pour laisser les salariés travailler normalement et les allocataires bénéficier du service public, qu'une chute du toit pouvait être redoutée, que la circulation routière a dû être coupée, entraînant là aussi des perturbations illégitimes. Ils soulignent encore que ni la sécurité des personnes, ni la continuité du service public ne peuvent être à la merci de telles initiatives, quelles que soient les idées politiques exprimées, qu'ils n'entendent pas examiner.
16. Ils en concluent qu'une déclaration de culpabilité ne constitue pas une ingérence disproportionnée et illégitime de la puissance publique dans l'exercice par les prévenus de leur liberté d'expression.
17. En statuant ainsi, la cour d'appel n'a pas justifié sa décision, pour les motifs qui suivent.
18. En premier lieu, l'énonciation de ce que les faits poursuivis n'apparaissent pas nécessaires à la diffusion des idées exprimées à l'occasion de leur commission n'est pas de nature à permettre d'écarter l'existence d'une atteinte disproportionnée à la liberté d'expression.
19. Il appartenait au contraire à la cour d'appel de se prononcer sur l'existence d'un lien direct entre les faits incriminés et l'exercice invoqué par les prévenus de leur liberté d'expression.
20. En second lieu, alors qu'il lui était demandé de faire prévaloir le droit à la liberté d'expression, la cour d'appel devait rechercher si l'expression en cause relevait ou non d'un débat d'intérêt général, et exercer un contrôle de proportionnalité qui prenne en compte, non seulement les circonstances des faits poursuivis, mais encore le contenu du message exprimé.
21. La cassation est en conséquence encourue de ce chef.
Portée et conséquences de la cassation
22. La cassation sera limitée à la déclaration de culpabilité des prévenus pour violation de domicile et aux peines. Les dispositions de l'arrêt relatives à la déclaration de culpabilité de M. [XJ] pour infraction à la législation sur les armes seront donc maintenues.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE et ANNULE l'arrêt susvisé de la cour d'appel de Paris, en date du 27 septembre 2022, mais en ses seules dispositions relatives à la déclaration de culpabilité des prévenus pour violation de domicile et aux peines, toutes autres dispositions étant expressément maintenues ;
Et pour qu'il soit à nouveau jugé, conformément à la loi, dans les limites de la cassation ainsi prononcée,
RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel de Paris, autrement composée, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;
DIT n'y avoir lieu à application de l'article 618-1 du code de procédure pénale ;
ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d'appel de Paris et sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement annulé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président en son audience publique du six septembre deux mille vingt-trois.