LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
SOC.
LG
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 29 juin 2022
Cassation partielle
M. CATHALA, président
Arrêt n° 802 FS-B
Pourvoi n° R 21-11.437
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 29 JUIN 2022
La société Crédit mutuel Arkéa, société coopérative à forme anonyme, dont le siège est [Adresse 1], [Localité 2], a formé le pourvoi n° R 21-11.437 contre l'arrêt rendu le 11 décembre 2020 par la cour d'appel de Rennes (8e chambre prud'homale), dans le litige l'opposant :
1°/ à M. [E] [D], domicilié [Adresse 3], [Localité 4],
2°/ à Pôle emploi, dont le siège est [Adresse 6], [Localité 5],
défendeurs à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, le moyen unique de cassation annexé au présent arrêt.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Ott, conseiller, les observations de la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de la société Crédit mutuel Arkéa, de la SCP Thouvenin, Coudray et Grévy, avocat de M. [D], et l'avis de M. Gambert, avocat général, après débats en l'audience publique du 18 mai 2022 où étaient présents M. Cathala, président, Mme Ott, conseiller rapporteur, M. Huglo, conseiller doyen, M. Rinuy, Mmes Sommé, Agostini, conseillers, Mmes Chamley-Coulet, Lanoue, M. Le Masne de Chermont, Mme Ollivier, conseillers référendaires, M. Gambert, avocat général, et Mme Pontonnier, greffier de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Rennes, 11 décembre 2020), M. [D], engagé le 23 juillet 1990 en qualité de conseiller clientèle par le Crédit mutuel Arkéa (la société), occupant en dernier lieu le poste de directeur de caisse, a été mis à pied à titre conservatoire le 21 janvier 2015. Convoqué à un entretien préalable au licenciement s'étant tenu le 12 février 2015, il a sollicité la réunion du conseil de discipline qui a eu lieu le 10 mars 2015. Il a été licencié le 11 mars 2015 pour faute grave à raison de faits de harcèlement sexuel ainsi que de faits de harcèlement moral tenant à un management agressif.
2. Le salarié a saisi le 26 octobre 2015 la juridiction prud'homale aux fins de contester son licenciement.
Examen du moyen
Sur le moyen, pris en ses première et troisième branches
Enoncé du moyen
3. La société fait grief à l'arrêt de dire que le licenciement du salarié était dépourvu de cause réelle et sérieuse, de la condamner à lui payer des sommes à titre d'indemnité compensatrice de préavis, de congés payés afférents, d'indemnité conventionnelle de licenciement et à titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, et d'ordonner le remboursement par la société à tout organisme financier intéressé des indemnités chômage versées au salarié dans la limite de six mois, alors :
« 1°/ qu'en matière prud'homale, la preuve est libre ; que l'enquête interne réalisée par l'employeur pour établir l'existence des faits de harcèlement sexuel et moral reprochés à un salarié n'est soumise à aucun formalisme et ne peut être écartée des débats comme déloyale au prétexte de prétendus dysfonctionnements dans son déroulement ; qu'en l'espèce, il était constant entre les parties qu'à la suite de la dénonciation par deux salariées du Crédit de faits de harcèlement moral et sexuel de la part de leur supérieur hiérarchique, la société exposante a mené une enquête interne et interrogé les salariés en relation directe avec ces faits, en l'occurrence, M. [D] et Mmes [W] et [K] et que, dans le cadre de cette enquête, le salarié licencié a admis la matérialité des faits fautifs ; que pour juger que le comportement fautif de M. [D] n'était pas caractérisé et écarter l'existence d'une faute grave de sa part, la cour d'appel a néanmoins estimé que l'enquête interne menée par l'exposante aurait été déloyale dès lors qu'elle s'était déroulée sans audition de l'ensemble des salariés témoins ou intéressés par les faits litigieux, que les salariées ayant dénoncé les faits ont été entendues ensemble, que le compte-rendu n'était pas signé et que la durée de "l'interrogatoire" de M. [D] n'était pas précisée, pas plus que les temps de repos ; qu'en statuant ainsi, par des motifs impropres à écarter cet élément de preuve pour déloyauté, la cour d'appel, qui a subordonné l'enquête interne à un formalisme que la loi n'exige pas, a violé les articles L. 1152-1, L. 1152-4, L. 1152-5, L. 1153-1, L. 1153-5, L. 1153-6, ensemble les articles L. 1234-1, L. 1234-9 et L. 1235-1 du code du travail ;
3°/ qu'en matière prud'homale, la preuve est libre ; que les faits de harcèlement moral et sexuel peuvent en conséquence être démontrés par l'employeur par tous moyens ; que les juges du fond ne peuvent accueillir ou rejeter les moyens dont ils sont saisis sans examiner tous les éléments de preuve qui leur sont fournis par les parties ; qu'en l'espèce, afin d'établir la matérialité des faits de harcèlement reprochés à M. [D], la société Crédit faisait valoir qu'à la suite de la révélation des faits litigieux, et parallèlement à l'enquête interne menée auprès des salariées ayant dénoncé les faits, des entretiens avaient été réalisés avec les autres collaborateurs de M. [D] ; qu'étaient ainsi versés aux débats les comptes rendus de ces entretiens, au cours desquels de nombreux salariés de l'entreprise avaient fait état des propos déplacés et des méthodes de management agressives de M. [D] ; que pour juger que le comportement fautif de M. [D] n'était pas caractérisé, la cour d'appel s'est bornée à considérer que l'enquête interne menée par l'exposante était déloyale en l'absence d'audition de l'ensemble des salariés témoins ou intéressés par les faits dénoncés et d'information ou de saisine du CHSCT ; qu'en statuant ainsi, sans s'expliquer sur les autres pièces versées aux débats par la société Crédit, dont il ressortait que d'autres salariés de l'entreprise avaient été entendus et témoignaient des faits de harcèlement moral et sexuel reprochés à M. [I]'h dans la lettre de licenciement, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 1152-1, L. 1152-4, L. 1152-5, L. 1153-1, L. 1153-5, L. 1153-6, ensemble les articles L. 1234-1, L. 1234-9 et L. 1235-1 du code du travail. »
Réponse de la Cour
Vu les articles L. 1152-4, L.1152-5, L. 1153-5, ce dernier dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2018-771 du 5 septembre 2018, du code du travail et les articles L. 1153-6 et L. 1234-1 du même code :
4. D'une part, la règle probatoire, prévue par l'article L. 1154-1 du code du travail, n'est pas applicable lorsque survient un litige relatif à la mise en cause d'un salarié auquel sont reprochés des agissements de harcèlement sexuel ou moral.
5. En matière prud'homale, la preuve est libre.
6. D'autre part, selon l'article L. 1153-5 du code du travail, l'employeur prend toutes dispositions nécessaires en vue de prévenir les faits de harcèlement sexuel, d'y mettre fin et de les sanctionner. Selon l'article L. 1152-4 du même code, l'employeur prend toutes dispositions nécessaires en vue de prévenir les faits de harcèlement moral.
7. Il résulte des textes susvisés et du principe de liberté de preuve en matière prud'homale qu'en cas de licenciement d'un salarié à raison de la commission de faits de harcèlement sexuel ou moral, le rapport de l'enquête interne, à laquelle recourt l'employeur, informé de possibles faits de harcèlement sexuel ou moral dénoncés par des salariés et tenu envers eux d'une obligation de sécurité lui imposant de prendre toutes dispositions nécessaires en vue d'y mettre fin et de sanctionner leur auteur, peut être produit par l'employeur pour justifier la faute imputée au salarié licencié. Il appartient aux juges du fond, dès lors qu'il n'a pas été mené par l'employeur d'investigations illicites, d'en apprécier la valeur probante, au regard le cas échéant des autres éléments de preuve produits par les parties.
8. Pour dire le licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse, l'arrêt constate que, selon le rapport de l'inspection générale en date du 26 janvier 2015, une salariée a décrit « des propos récurrents à connotation sexuelle » tels que des propos « graveleux et déplacés sur son physique, ses tenues vestimentaires ou celles de collègues, sur les seins de sa femme », qu'une autre salariée dénonce une pression quotidienne et des reproches permanents, M [D] lui ayant notamment « avoué être contre sa titularisation » lors de son entretien annuel d'appréciation en 2013 et qu'elle évoque également une réflexion du salarié sur son décolleté. L'arrêt retient toutefois que la durée de l'interrogatoire de M. [D] n'est pas précisée, pas plus que le temps de repos, que seules les deux salariées qui se sont plaintes de son comportement ont été entendues, que cette audition a été commune, que l'ensemble de ces éléments et notamment le caractère déloyal de l'enquête à charge réalisée par l'inspection générale, sans audition de l'ensemble des salariés témoins ou intéressés par les faits dénoncés par les deux salariées, sans information ou saisine du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail, ne permet pas d'établir la matérialité des faits dénoncés et de présumer d'un harcèlement sexuel ou d'un harcèlement moral.
9. En statuant ainsi, par des motifs impropres à écarter des débats le rapport d'enquête interne dont elle constatait qu'il faisait état de faits de nature à caractériser un harcèlement sexuel ou un harcèlement moral de la part du salarié licencié, sans examiner les autres éléments de preuve produits par l'employeur qui se prévalait dans ses conclusions des comptes-rendus des entretiens avec les salariés entendus dans le cadre de l'enquête interne ainsi que d'attestations de salariés, la cour d'appel a violé les textes susvisés.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur la deuxième branche du moyen, la Cour :
CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il déboute M. [D] de sa demande de dommages-intérêts au titre du préjudice moral, l'arrêt rendu le 11 décembre 2020, entre les parties, par la cour d'appel de Rennes ;
Remet, sauf sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel d'Angers ;
Condamne M. [D] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-neuf juin deux mille vingt-deux.
MOYEN ANNEXE au présent arrêt :
Moyen produit par la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat aux Conseils, pour la société Crédit mutuel Arkéa
La société Crédit Mutuel Arkéa reproche à l'arrêt infirmatif attaqué d'AVOIR dit que le licenciement de M. [D] était dépourvu de cause réelle et sérieuse, de l'AVOIR condamnée à lui payer les sommes de 10.879,92 euros brut d'indemnité compensatrice de préavis, 1.087,99 euros brut de congés payés afférents, 81.559,62 euros net d'indemnité conventionnelle de licenciement et 130.000 euros net à titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, et d'AVOIR ordonné le remboursement par la société à tout organisme financier intéressé des indemnités chômage versées à M. [D] dans la limite de six mois.
1°) ALORS QU'en matière prud'homale, la preuve est libre ; que l'enquête interne réalisée par l'employeur pour établir l'existence des faits de harcèlement sexuel et moral reprochés à un salarié n'est soumise à aucun formalisme et ne peut être écartée des débats comme déloyale au prétexte de prétendus dysfonctionnements dans son déroulement ; qu'en l'espèce, il était constant entre les parties qu'à la suite de la dénonciation par deux salariées du Crédit Mutuel de faits de harcèlement moral et sexuel de la part de leur supérieur hiérarchique, la société exposante a mené une enquête interne et interrogé les salariés en relation directe avec ces faits, en l'occurrence, M. [D] et Mmes [W] et [K] et que, dans le cadre de cette enquête, le salarié licencié a admis la matérialité des faits fautifs ; que pour juger que le comportement fautif de M. [D] n'était pas caractérisé et écarter l'existence d'une faute grave de sa part, la cour d'appel a néanmoins estimé que l'enquête interne menée par l'exposante aurait été déloyale dès lors qu'elle s'était déroulée sans audition de l'ensemble des salariés témoins ou intéressés par les faits litigieux, que les salariées ayant dénoncé les faits ont été entendues ensemble, que le compte-rendu n'était pas signé et que la durée de « l'interrogatoire » de M. [D] n'était pas précisée, pas plus que les temps de repos ; qu'en statuant ainsi, par des motifs impropres à écarter cet élément de preuve pour déloyauté, la cour d'appel, qui a subordonné l'enquête interne à un formalisme que la loi n'exige pas, a violé les articles L. 1152-1, L. 1152-4, L. 1152-5, L. 1153-1, L. 1153-5, L. 1153-6, ensemble les articles L. 1234-1, L. 1234-9 et L. 1235-1 du code du travail ;
2°) ALORS QU'en matière prud'homale, la preuve est libre ; qu'en cas de dénonciation de faits de harcèlement sexuel ou moral par un ou plusieurs salariés, l'employeur n'est pas tenu de saisir ou d'informer les instances représentatives du personnel ; que pour juger que le comportement fautif de M. [D] n'était pas caractérisé et écarter l'existence d'une faute grave de sa part, la cour d'appel a estimé que l'enquête interne menée par l'exposante aurait été déloyale en l'absence d'information ou de saisine du CHSCT ; qu'en statuant ainsi, la cour d'appel, qui a là encore subordonné la preuve de l'existence du harcèlement moral et sexuel à une condition que la loi ne prévoit pas, a violé les articles L. 1152-1, L. 1152-4, L. 1152-5, L. 1153-1, L. 1153-5, L. 1153-6, ensemble les articles L. 1234-1, L. 1234-9 et L. 1235-1 du code du travail ;
3°) ALORS QU'en matière prud'homale, la preuve est libre ; que les faits de harcèlement moral et sexuel peuvent en conséquence être démontrés par l'employeur par tous moyens ; que les juges du fond ne peuvent accueillir ou rejeter les moyens dont ils sont saisis sans examiner tous les éléments de preuve qui leur sont fournis par les parties ; qu'en l'espèce, afin d'établir la matérialité des faits de harcèlement reprochés à M. [D], la société Crédit Mutuel faisait valoir qu'à la suite de la révélation des faits litigieux, et parallèlement à l'enquête interne menée auprès des salariées ayant dénoncé les faits, des entretiens avaient été réalisés avec les autres collaborateurs de M. [D] ; qu'étaient ainsi versés aux débats les comptes rendus de ces entretiens, au cours desquels de nombreux salariés de l'entreprise avaient fait état des propos déplacés et des méthodes de management agressives de M. [D] ; que pour juger que le comportement fautif de M. [D] n'était pas caractérisé, la cour d'appel s'est bornée à considérer que l'enquête interne menée par l'exposante était déloyale en l'absence d'audition de l'ensemble des salariés témoins ou intéressés par les faits dénoncés et d'information ou de saisine du CHSCT ; qu'en statuant ainsi, sans s'expliquer sur les autres pièces versées aux débats par la société Crédit Mutuel, dont il ressortait que d'autres salariés de l'entreprise avaient été entendus et témoignaient des faits de harcèlement moral et sexuel reprochés à M. [I]'h dans la lettre de licenciement, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 1152-1, L. 1152-4, L. 1152-5, L. 1153-1, L. 1153-5, L. 1153-6, ensemble les articles L. 1234-1, L. 1234-9 et L. 1235-1 du code du travail.