LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 1
MY1
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 9 mars 2022
Acceptation de la requête en indemnisation
M. CHAUVIN, président
Arrêt n° 202 F-D
Pourvoi n° F 20-16.645
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 9 MARS 2022
M. [G] [O], domicilié [Adresse 3], a formé le pourvoi n° F 20-16.645 contre l'avis rendu le 1er février 2018 par le conseil de l'Ordre des avocats à la Cour de cassation, dans le litige l'opposant à M. [E] [R], domicilié [Adresse 2], défendeur à la cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Bruyère, conseiller, les observations de la SCP Bauer-Violas, Feschotte-Desbois et Sebagh, avocat de M. [R], après débats en l'audience publique du 18 janvier 2022 où étaient présents M. Chauvin, président, M. Bruyère, conseiller rapporteur, M. Vigneau, conseiller doyen, et Mme Vignes, greffier de chambre,
la première chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. M. [O] est propriétaire de deux maisons contiguës situées [Adresse 1]. En janvier 2002, la SCI OMG patrimoine (la SCI) a acquis des consorts [P] une maison contiguë à la propriété de celui-ci, dans laquelle elle a fait effectuer des travaux de rénovation.
2. En juin 2004, prétendant que ces travaux empiétaient sur sa propriété, M. [O] a assigné la SCI en démolition d'une partie des ouvrages créés.
3. Par jugement du 12 janvier 2012, le tribunal de grande instance de Lille a annulé un rapport d'expertise judiciaire, condamné la SCI à démolition sous astreinte, remise en état des lieux et paiement d'une indemnité pour privation de jouissance.
4. Par arrêt du 22 octobre 2014, saisie par la SCI, la cour d'appel de Douai a infirmé le jugement entrepris et, statuant à nouveau, ordonné, sous astreinte, à la SCI de démolir le mur bouchant l'accès de M. [O] à sa troisième cave et rejeté les autres demandes.
5. M. [O] a mandaté M. [R], avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, pour former un pourvoi en cassation. Un mémoire ampliatif, comportant deux moyens, l'un relatif à l'expertise judiciaire, l'autre au fond, a été déposé le 13 mai 2015, mais n'a pas été signifié dans le délai de l'article 978 du code de procédure civile. Le 29 juin 2015, M. [O] s'est désisté de son pourvoi.
6. Par requête déposée le 8 novembre 2017, M. [O] a saisi le conseil de l'ordre des avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation (le conseil de l'ordre) d'une demande d'avis, conformément aux dispositions de l'article 13, alinéa 2, de l'ordonnance du 10 septembre 1817 modifiée.
7. Par avis du 1er février 2018, le conseil de l'ordre a considéré que la responsabilité de M. [R] était engagée et que le préjudice matériel de M. [O] pouvait être réparé par l'allocation de la somme de 12 000 euros et son préjudice moral par celle de 3 000 euros. Il a estimé que, sans qu'il soit nécessaire de se prononcer sur les chances de succès du premier moyen de cassation, le moyen au fond en ses troisième et quatrième branches avait des chances sérieuses d'aboutir. Il a évalué à 15 % la perte de chance et a considéré que seul le préjudice matériel de jouissance était établi à hauteur de 80 000 euros.
8. Le 19 février 2020, en application de l'article 13, alinéa 2, de l'ordonnance du 10 septembre 1817 précitée, M. [O] a saisi la Cour de cassation d'une requête. Il sollicite la condamnation de M. [R] à lui payer la somme globale de 276 676 euros, à réévaluer après expertise, pour la perte de chance d'obtenir gain de cause et celle de 5 000 euros pour préjudice moral, outre les sommes de 3 000 euros au titre de la perte de l'indemnité pour frais irrépétibles que lui aurait allouée la Cour de cassation, de 8 000 euros pour les frais irrépétibles exposés en première instance et en appel et de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre de la présente instance.
9. Le 2 février 2021, M. [R] a conclu au rejet de la requête et à la condamnation de M. [O] à lui payer une somme de 3 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.
Examen de la requête
Exposé de la requête
10. M. [O], après avoir relevé que la faute de M. [R] était constante et non contestée, soutient que les chances de succès du pourvoi en cassation, dont il a dû se désister, étaient certaines tant sur le premier moyen, dont il argue du caractère opérant et sérieux, que sur les troisième et quatrième branches du second moyen, qui, selon lui, auraient inéluctablement entraîné la censure de l'arrêt attaqué. Il estime qu'en l'absence de titre et de possession trentenaire du surplomb litigieux par la SCI, les chances de succès de l'action en revendication devant une cour d'appel de renvoi auraient été très importantes et ne peuvent pas être évaluées à moins de 80 %. Au titre de la perte de chance d'obtenir gain de cause en justice, il soutient qu'il subit une perte de jouissance et une dévalorisation de sa propriété à hauteur de 185 000 euros, un préjudice moral et d'agrément d'un montant de 45 000 euros du fait de l'amputation de son immeuble, un coût de remise en état des lieux à hauteur de 73 145,16 euros et une perte de rendement locatif d'un montant de 25 200 euros.
11. M. [R] ne conteste ni la faute à lui reprochée ni qu'une cassation était encourue sur les troisième et quatrième branches du second moyen, mais soutient que la probabilité de succès de l'action de M. [O] devant la cour d'appel de renvoi aurait été particulièrement faible, voire minime, de sorte qu'aucune indemnisation n'est dûe. Il soutient qu'en toute hypothèse, la perte de chance ne saurait excéder 15 % d'une somme limitée à la perte de loyer et à la dévalorisation de la propriété en raison d'une perte de surface.
Réponse de la Cour
Vu l'article 13, alinéa 2, de l'ordonnance du 10 septembre 1817 modifiée :
12. M. [R] ne contestant pas le manquement qu'il a commis et qui a conduit au désistement du pourvoi, il convient d'examiner s'il a fait perdre à M. [O] une chance d'obtenir la cassation de l'arrêt rendu par la cour d'appel de Douai. A cet égard et sans qu'il soit nécessaire de se prononcer sur les chances de succès du premier moyen, qui était inopérant dans la mesure où la cour d'appel n'avait pas fondé sa décision uniquement sur les constatations et avis de l'expert, il apparaît qu'en considération d'une jurisprudence établie (3e Civ., 27 mai 1998, pourvoi n° 96-17.801, Bull. 1998, III, n° 113 ; 3e Civ., 22 novembre 2011, pourvoi n° 10-26.923 ; 2e Civ., 11 juillet 2013, pourvoi n° 12-13.737, Bull. 2013, II, n° 157 ; 3e Civ., 18 septembre 2013, pourvois n° 12-14.378 et 12-21.166), les troisième et quatrième branches du second moyen présentaient des chances sérieuses d'aboutir à la cassation de l'arrêt attaqué, en ce qu'il a rejeté les demandes de M. [O] relatives à la pièce située au deuxième étage en surplomb de sa propriété. En effet, ainsi qu'il n'est pas contesté, c'est en violation de l'article 2265 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008, que la cour d'appel, pour faire bénéficier la SCI de la prescription acquisitive abrégée de dix ans, a retenu que celle-ci justifiait d'un juste titre, alors que l'acte d'acquisition du 21 janvier 2002 émanait du véritable propriétaire de l'immeuble.
13. En conséquence, il y a lieu de rechercher quelles auraient été les chances de succès des prétentions de M. [O] devant la cour d'appel de renvoi, en reconstituant fictivement le procès manqué par la faute de M. [R] au vu des écritures et des pièces produites. Ainsi qu'il le soutient, fort de son titre de propriété, M. [O] aurait invoqué devant cette juridiction le bénéfice de l'article 552, alinéa 1er, du code civil. Toutefois, aux termes d'une jurisprudence établie, la présomption de propriété posée par ce texte, est susceptible d'être combattue par la preuve contraire résultant d'un titre ou de la prescription acquisitive (3e Civ., 26 mai 1992, pourvoi n° 90-22.145, Bull. 1992, III, n° 172 ; 3e Civ., 12 juillet 2000, pourvoi n° 97-13.107, Bull. 2000, III, n° 144 ; 3e Civ., 13 mai 2015, pourvois n°s 14-15.678 et 13-27.342, Bull. 2015, III, n° 44). Ainsi, devant la cour d'appel de renvoi, la SCI se serait prévalue, non seulement de son titre, mais aussi de celui de son auteur et du titre précédent en date du 29 décembre 1961. Elle aurait également invoqué diverses attestations de Mme [P], de M. [C] et de M. [N], ainsi que plusieurs procès-verbaux de constat dressés par des huissiers de justice. Toutes ces pièces, qu'elles a versées aux débats, selon bordereau de communication figurant dans les conclusions en appel de la SCI, auraient permis à la cour d'appel de renvoi, confortée par la configuration de la propriété de M. [O] et de la courée où l'ensemble des maisons ont été construites, d'en tirer la conséquence que la situation litigieuse existait depuis plus de trente ans, de sorte que la SCI avait pu acquérir par prescription la propriété de la pièce en surplomb de la maison de M. [O].
14. Dès lors, la perte de chance subie par M. [O] d'obtenir la cassation de l'arrêt ayant rejeté ses demandes et leur accueil devant la juridiction de renvoi doit être évaluée à 15 %.
15. S'agissant de la détermination du préjudice, il convient de rappeler que la charge de la preuve d'un préjudice en lien de causalité avec la faute commise par M. [R] repose sur M. [O] et que le principe de l'indemnisation intégrale sans perte ni profit commande de ne pas indemniser plusieurs fois un même chef de préjudice. Dès lors, il y a lieu de limiter à 100 000 euros le montant total du préjudice matériel, comprenant la perte de jouissance évaluée à 80 000 euros et la dévalorisation de la propriété. En effet, M. [O] ne rapporte pas la preuve, premièrement, de la perte de rendement locatif qu'il prétend subir, faute d'établir la réalité de son projet locatif, deuxièmement, des désordres qu'il impute aux travaux menés par la SCI et de l'existence des sommes qu'il réclame au titre de la remise en état des lieux consécutive, troisièmement, d'un « préjudice moral et d'agrément » distinct du trouble de jouissance indemnisé, quatrièmement, du lien de causalité entre, d'une part, les frais irrépétibles exposés devant le tribunal de grande instance de Lille et la cour d'appel de Douai, d'autre part, la faute commise par M. [R], cinquièmement, des frais irrépétibles restés à sa charge à l'occasion du pourvoi dont il s'est désisté.
16. Dès lors, le préjudice résultant de la perte de chance d'obtenir gain de cause en justice doit être indemnisé à hauteur de 15 000 euros.
17. Il y a lieu, par ailleurs, d'allouer à M. [O] une somme de 3 000 euros au titre de son préjudice moral, en conséquence du manquement de son conseil, et celle de 3 000 euros au titre des frais irrépétibles exposés pour la présente instance.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
DIT que M. [R] a engagé sa responsabilité civile professionnelle envers M. [O] ;
Condamne M. [R] à payer à M. [O] la somme de 15 000 euros à titre de dommages-intérêts en réparation de son préjudice de perte de chance, et celle de 3 000 euros à titre de dommages-intérêts en réparation de son préjudice moral ;
Condamne M. [R] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par M. [R] et le condamne à payer à M. [O] la somme de 3 000 euros ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du neuf mars deux mille vingt-deux.
Le conseiller rapporteur le president
Le greffier de chambre