LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
SOC.
LG
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 13 octobre 2021
Renvoi devant la Cour de justice de l'Union européenne
M. CATHALA, président
Arrêt n° 1265 FS-B
Pourvoi n° P 20-13.317
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 13 OCTOBRE 2021
M. [L] [H], domicilié [Adresse 2], a formé le pourvoi n° P 20-13.317 contre l'arrêt rendu le 18 décembre 2019 par la cour d'appel de Montpellier (4e A chambre sociale), dans le litige l'opposant :
1°/ à la société Geos, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 1],
2°/ à la société Geos International Consulting Limited, dont le siège est [Adresse 3] (Royaume-Uni),
défenderesses à la cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Le Masne de Chermont, conseiller référendaire, les observations de la SCP Marlange et de La Burgade, avocat de M. [H], de la SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol, avocat de la société Geos, de la société Geos International Consulting Limited, et l'avis de Mme Grivel, avocat général, après débats en l'audience publique du 22 septembre 2021 où étaient présents M. Cathala, président, M. Le Masne de Chermont, conseiller référendaire rapporteur, M. Huglo, conseiller doyen, M. Rinuy, Mmes Pécaut-Rivolier, Ott, Sommé, conseillers, Mmes Chamley-Coulet, Lanoue, conseillers référendaires, Mme Grivel, avocat général, et Mme Piquot, greffier de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Montpellier, 18 décembre 2019), M. [H] a été engagé par la société Geos International Consulting Limited en qualité d'administrateur réseau, le 1er octobre 2016.
2. Cette société, établie au Royaume-Uni, est la filiale de la société de droit français Geos.
3. Le salarié a effectué différentes missions à Kaboul (Afghanistan) au cours de la relation de travail.
4. Après avoir reçu un avertissement le 2 octobre 2017, le salarié a été licencié le 11 janvier 2018 par la société britannique.
5. Par requête du 9 mai 2018, alléguant une situation de coemploi, il a saisi le conseil de prud'hommes de Montpellier afin d'obtenir la condamnation solidaire des sociétés Geos International Consulting Limited et Geos à lui payer diverses sommes à titre d'indemnité légale de licenciement, d'indemnité de préavis et de droits à congés payés afférents, de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse et exécution déloyale du contrat de travail, ainsi qu'à lui remettre, à peine d'astreinte, des documents de fin de contrat.
6. Par jugement du 17 mai 2019, cette juridiction a écarté l'exception d'incompétence soulevée par les sociétés au profit des juridictions britanniques après avoir déclaré recevables les demandes formées par le salarié contre la société Geos. Elle a également renvoyé l'affaire afin qu'il soit statué au fond.
7. Par arrêt du 18 décembre 2019, la cour d'appel de Montpellier a réformé ce jugement en toutes ses dispositions. Statuant à nouveau, elle a dit que les juridictions françaises sont territorialement incompétentes pour connaître du litige et renvoyé le salarié à mieux se pourvoir.
8. Pour statuer ainsi, la cour d'appel a d'abord constaté que le salarié a été engagé à compter du 1er octobre 2016 par la société Geos International Consulting Limited, établie à Londres (Royaume-Uni), que la société Geos est la société mère de cette dernière et que le salarié a effectué différentes missions exclusivement à Kaboul. Elle a retenu, ensuite, que le salarié n'accomplissait pas habituellement son travail en France ou à partir de la France, que le dernier lieu où il a accompli son travail était l'Afghanistan et que l'établissement qui l'a embauché ne se situait pas sur le territoire français.
9. Le salarié a formé un pourvoi contre cet arrêt.
10. Les sociétés ont sollicité le rejet du pourvoi et, à titre subsidiaire, que soient posées à la Cour de justice de l'Union européenne les questions suivantes :
« L'article 4 du Règlement UE n° 1215-2012 du 12 décembre 2012 doit-il être interprété en ce sens qu'il permet à un salarié français, lié par un contrat de travail à une société établie dans un autre Etat membre, qui exécute son travail hors de France sous la subordination de cette société, d'attraire devant les juridictions françaises la société mère établie en France dans un litige relatif au contrat de travail en se bornant à invoquer la qualité de co-employeur de cette société mère, sans avoir d'autre preuve à rapporter ?
Ou le Règlement UE n° 1215-2012 du 12 décembre 2012 doit-il être interprété en ce sens que, dans une telle hypothèse, le salarié doit rapporter la preuve de la qualité d'employeur, laquelle est une notion autonome de droit de l'Union, de la société qu'il attrait devant les juridictions françaises ? »
Examen du moyen
Enoncé du moyen
11. Le salarié fait grief à l'arrêt de dire que les juridictions françaises sont territorialement incompétentes pour connaître du litige et de le renvoyer à se pourvoir comme il appartiendra, alors « qu'aux termes de l'article 4 du règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, les personnes domiciliées sur le territoire d'un Etat membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet Etat membre ; qu'en l'espèce, l'instance ayant été engagée à l'encontre de la SAS Geos dont le siège social est en France, les juridictions françaises étaient dès lors compétentes pour connaître du litige ; qu'en jugeant cependant que les juridictions françaises étaient territorialement incompétentes, la cour d'appel a violé l'article 4 du règlement n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012. »
Réponse de la Cour
Recevabilité du moyen
12. Les sociétés contestent la recevabilité du moyen. Elles soutiennent que celui-ci est contraire aux conclusions d'appel du salarié.
13. Cependant les écritures déposées devant les juges du fond, qui soutenaient que tant le demandeur que le défendeur au procès sont français de sorte que le litige doit être porté devant la juridiction française et que la juridiction territorialement compétente est, sauf disposition contraire, celle du lieu où demeure le défendeur sont compatibles avec le moyen.
14. Le moyen est donc recevable.
Bien fondé du moyen
Le droit de l'Union
15. L'article 2, §1, du règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale disposait que, sous réserve des dispositions de ce règlement, les personnes domiciliées sur le territoire d'un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre.
16. En vertu de l'article 6, point 1, de ce règlement, une personne domiciliée sur le territoire d'un État membre pouvait être attraite, s'il y avait plusieurs défendeurs, devant le tribunal du domicile de l'un d'eux, à condition que les demandes fussent liées entre elles par un rapport si étroit qu'il y avait intérêt à les instruire et à les juger en même temps afin d'éviter des solutions qui auraient pu être inconciliables si les causes avaient été jugées séparément.
17. L'article 18, § 1, de ce règlement prévoyait que, en matière de contrats individuels de travail, la compétence était déterminée par la section 5 du chapitre II dudit règlement, sans préjudice de l'article 4 et de l'article 5, point 5.
18. Le règlement n° 44/2001 a été abrogé par le règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale.
19. En vertu de son article 81, ce dernier règlement est applicable à partir du 10 janvier 2015 à l'exception de ses articles 75 et 76.
20. Inséré dans la section 1 du chapitre II du règlement n° 1215/2012, l'article 4, § 1, de ce dernier prévoit que, sous réserve du même règlement, les personnes domiciliées sur le territoire d'un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État.
21. Aux termes de l'article 20, § 1, de ce règlement, qui figure dans la section 5 du chapitre II de ce dernier, en matière de contrats individuels de travail, la compétence est déterminée par cette section, sans préjudice de l'article 6, de l'article 7, point 5), et, dans le cas d'une action intentée à l'encontre d'un employeur, de l'article 8, point 1).
22. En vertu de l'article 8, point 1), dudit règlement, une personne domiciliée sur le territoire d'un État membre peut aussi être attraite, s'il y a plusieurs défendeurs, devant la juridiction du domicile de l'un d'eux, à condition que les demandes soient liées entre elles par un rapport si étroit qu'il y a intérêt à les instruire et à les juger en même temps afin d'éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément.
Questions nécessaires à la solution du litige
23. Les dispositions figurant à la section 5 du chapitre II du règlement n° 1215/2012 présentent un caractère non seulement spécial, mais encore exhaustif (CJUE, arrêts du 14 septembre 2017, [N] e.a., C-168/16 et C-169/16, point 51, ainsi que du 21 juin 2018, Petronas Lubricants Italy, C-1/17, point 25).
24. La notion de ‘‘contrat individuel de travail'' au sens de ce règlement suppose un lien de subordination du travailleur à l'égard de l'employeur, la caractéristique essentielle du rapport de travail étant la circonstance qu'une personne est obligée d'accomplir, pendant un certain temps, en faveur d'une autre et sous la direction de celle-ci, des prestations en contrepartie desquelles elle a le droit de percevoir une rémunération (CJUE, arrêt du 25 février 2021, Markt24, C-804/19, point 27).
25. Selon la jurisprudence de la Cour de cassation, une société faisant partie d'un groupe est qualifiée de coemployeur du personnel employé par une autre s'il existe un lien de subordination ou s'il existe, au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre les sociétés appartenant à un même groupe et de l'état de domination économique que cette appartenance peut engendrer, une immixtion permanente de cette société dans la gestion économique et sociale de la société employeur, conduisant à la perte totale d'autonomie d'action de cette dernière (Soc., 25 novembre 2020, pourvoi n° 18-13.769, publié).
26. À la suite de l'arrêt Glaxosmithkline et Laboratoires Glaxosmithkline (CJCE, 22 mai 2008, C-462/06), la Cour de cassation a exclu que, dans une situation alléguée de coemploi d'un travailleur par une société mère établie en France et par la société filiale, établie dans un autre État membre, qui a engagé ce travailleur, soit retenue la compétence des juridictions françaises pour statuer sur les demandes formées par ledit travailleur contre la société filiale sur le fondement de la règle de conflit prévue à l'article 6, point 1, du règlement n° 44/2001, en considérant que cette compétence devait être appréciée au regard des dispositions de l'article 19 de ce règlement (Soc., 16 décembre 2008, pourvoi n° 04-44.713, Bull. 2008, V, n° 248).
27. Dans le contexte du règlement n° 44/2001 et alors qu'était alléguée par un travailleur une situation de coemploi à l'égard d'une société mère domiciliée en France et de la société filiale, domiciliée dans un autre État, qui a engagé ce travailleur, la Cour de cassation a également jugé que les juridictions françaises étaient compétentes, sur le fondement de l'article 2, § 1, de ce règlement, pour connaître de l'action formée par ledit travailleur contre ces sociétés en raison du lieu du domicile de la société mère, sans que ces juridictions aient à apprécier préalablement l'existence d'un lien de subordination direct avec la société mère (Soc., 28 janvier 2015, pourvoi n° 13-23.006, Bull. 2015, V, n° 17).
28. Elle a considéré que, dans un tel cas, l'autonomie des règles spéciales de compétence en matière de contrats individuels de travail, énoncées à la section 5 du chapitre II dudit règlement, ne faisait pas obstacle à l'application de la règle générale de compétence des juridictions de l'État membre du lieu du domicile du défendeur prévue par l'article 2, § 1, du règlement n° 44/2001.
29. Il résultait en effet de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE, arrêt Glaxosmithkline et Laboratoires Glaxosmithkline, précité), rendue à propos du règlement n° 44/2001, que la juridiction compétente à l'encontre de la société filiale employeur ne pouvait être saisie d'une demande au titre du coemploi à l'encontre de la société mère ayant son siège social dans un autre Etat membre, la règle de compétence spéciale prévue à l'article 6, point 1, du règlement n° 44/2001 ne pouvant pas trouver à s'appliquer à un litige relevant de la section 5 du chapitre II dudit règlement, relative aux règles de compétence applicables en matière de contrats individuels de travail.
30. Dès lors que la jurisprudence française retient une notion du coemploi qui ne se limite pas à l'existence d'un lien de subordination direct entre le salarié de la société filiale et la société mère, mais vise aussi les situations décrites au paragraphe 25 du présent arrêt, le recours à la règle de compétence générale de l'article 2, § 1, du règlement n° 44/2001 était le seul moyen, en l'absence d'application de la règle de connexité prévue à l'article 6, point 1, de ce règlement, de déterminer un juge compétent pour apprécier le bien fondé de la demande du salarié au titre d'un coemploi structurel ou collectif.
31. Le règlement n° 1215/2012 prévoit, désormais, en vertu de ses articles 20, § 1, et 8, point 1), que, dans le cas d'une action intentée à l'encontre d'un employeur, une personne domiciliée sur le territoire d'un État membre peut aussi être attraite, s'il y a plusieurs défendeurs, devant la juridiction du domicile de l'un d'eux, à condition que les demandes soient liées entre elles par un rapport si étroit qu'il y a intérêt à les instruire et à les juger en même temps afin d'éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément.
32. En l'état de ces dispositions nouvelles qui permettent au travailleur, dans une situation alléguée de coemploi répondant à ces critères de connexité, de saisir les juridictions de l'État membre du domicile de la société qui l'a engagé ou celles de l'État membre du domicile du coemployeur, la Cour de cassation s'interroge sur l'articulation de la règle de compétence générale énoncée à l'article 4, § 1, du règlement n° 1215/2012 avec la section 5 du chapitre II de ce règlement.
33. Se pose, dès lors, la question de savoir si l'article 4, § 1, et l'article 20, § 1, dudit règlement doivent être interprétés en ce sens que dans le cas où est alléguée, à l'égard d'une société domiciliée sur le territoire d'un État membre et attraite par un travailleur devant les juridictions de cet État, une situation de coemploi du même travailleur engagé par une autre société, ladite juridiction n'est pas tenue, pour déterminer sa compétence pour statuer sur les demandes formées contre les deux sociétés, d'apprécier préalablement l'existence d'une situation de coemploi.
34. Se pose également la question de savoir si, dans un tel cas, l'autonomie des règles spéciales de compétence en matière de contrats individuels de travail ne fait pas obstacle à l'application de l'article 4, § 1, dudit règlement.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
RENVOIE à la Cour de justice de l'Union européenne les questions suivantes :
- Les articles 4, § 1, et 20, § 1, du règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale doivent-ils être interprétés en ce sens que, dans le cas où est alléguée, à l'égard d'une société domiciliée sur le territoire d'un État membre et attraite par un travailleur devant les juridictions de cet État, une situation de coemploi du même travailleur engagé par une autre société, ladite juridiction n'est pas tenue, pour déterminer sa compétence pour statuer sur les demandes formées contre les deux sociétés, d'apprécier préalablement l'existence d'une situation de coemploi ?
- Les mêmes articles doivent-ils être interprétés en ce sens que, dans un tel cas, l'autonomie des règles spéciales de compétence en matière de contrats individuels de travail ne fait pas obstacle à l'application de la règle générale de compétence des juridictions de l'État membre du domicile du défendeur énoncée à l'article 4, § 1, du règlement n° 1215/2012 ?
SURSOIT à statuer sur le pourvoi jusqu'à ce que la Cour de justice de l'Union européenne se soit prononcée ;
Réserve les dépens ;
Dit qu'une expédition du présent arrêt, ainsi qu'un dossier comprenant, notamment, le texte de la décision attaquée, seront transmis par le directeur de greffe de la Cour de cassation au greffier de la Cour de justice de l'Union européenne ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du treize octobre deux mille vingt et un.