LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
COMM.
FB
COUR DE CASSATION
______________________
Audience publique du 22 septembre 2021
Cassation partielle
Mme MOUILLARD, président
Arrêt n° 690 F-D
Pourvoi n° W 19-18.886
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE, DU 22 SEPTEMBRE 2021
Mme [F] [Y], domiciliée [Adresse 2], liquidateur judiciaire, a formé le pourvoi n° W 19-18.886 contre l'arrêt rendu le 9 mai 2019 par la cour d'appel d'Orléans (chambre commerciale, économique et financière), dans le litige l'opposant :
1°/ à M. [S] [R], domicilié [Adresse 1],
2°/ à l'Agent judiciaire de l'Etat, domicilié [Adresse 3],
défendeurs à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, les deux moyens de cassation annexés au présent arrêt.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Le Bras, conseiller référendaire, les observations de la SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat de Mme [Y], liquidateur judiciaire, de la SCP Foussard et Froger, avocat de l'Agent judiciaire de l'Etat, de la SCP Spinosi, avocat de M. [R], après débats en l'audience publique du 6 juillet 2021 où étaient présents Mme Mouillard, président, Mme Le Bras, conseiller référendaire rapporteur, M. Guérin, conseiller doyen, et Mme Labat, greffier de chambre,
la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Orléans, 9 mai 2019), rendu sur renvoi après cassation (chambre commerciale, financière et économique, 27 juin 2018, pourvoi n° 16-26.360), le Syndicat mixte pour l'aménagement du seuil du Poitou (le SMASP) et la société pour la gestion et l'animation du parc de loisirs de Saint-Cyr (la SAGA) ont donné à « bail commercial » à M. [L] un local dans lequel celui-ci exploitait un fonds de commerce de snack-bar et alimentation. M. [L] ayant été mis en liquidation judiciaire, le SMASP et la SAGA ont notifié, le 20 juin 2003, à Mme [Y], nommée liquidateur, la rupture des relations contractuelles en contestant l'existence d'un bail commercial en raison de la situation du fonds de commerce dans le parc de loisirs dépendant du domaine public.
2. Le 30 juin 2003, M. [R] a fait une offre de reprise de ce fonds de commerce. Sur la requête du liquidateur en date du 1er juillet 2003, qui faisait mention d'un « droit au bail commercial » mais non de sa résiliation, le juge-commissaire a, le 5 juillet 2003, autorisé la vente amiable du fonds de commerce à M. [R], lequel est entré dans les lieux le 9 juillet 2003 après en avoir payé le prix.
3. Par jugement du 21 novembre 2003, un tribunal de commerce a rejeté l'opposition à la vente formée par le SMASP et la SAGA, en retenant qu'il existait un fonds de commerce comprenant un bail commercial.
4. L'acte de vente du fonds a été régularisé le 17 décembre 2003.
5. Une juridiction administrative ayant validé la résiliation du bail et accueilli la demande d'expulsion formée par le SMASP et la SAGA, M. [R], qui avait dû libérer le local, a engagé une action en responsabilité contre Mme [Y] qui a appelé l'Etat en garantie sur le fondement de l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire.
Examen des moyens
Sur le second moyen, ci-après annexé
6. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Mais sur le premier moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
7. Mme [Y] fait grief à l'arrêt de la condamner à payer à M. [R] certaines sommes en réparation de son préjudice économique et de son préjudice moral, alors « que le préjudice résultant du manquement à une obligation précontractuelle d'information s'analyse en une perte de chance dès lors que la décision qu'aurait prise le créancier de l'obligation d'information méconnue, s'il avait été mieux informé, est incertaine ; qu'en condamnant le liquidateur judiciaire à indemniser M. [R] de la totalité des préjudices subis du fait de l'acquisition du fonds de commerce qu'il n'avait pu exploiter, sans établir qu'il était certain que, mieux informé, M. [R] aurait renoncé à acquérir le fonds en cause, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382, devenu 1240, du code civil. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 1382, devenu 1240, du code civil :
8. Aux termes de ce texte, tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.
9. Pour condamner Mme [Y] à payer à M. [R] des sommes d'un certain montant en réparation de ses préjudices économique et moral, l'arrêt, après avoir retenu sa faute pour avoir pris l'initiative de céder un droit au bail dont elle savait qu'il avait été résilié et sans en informer l'acquéreur, retient que, par l'effet de l'expulsion due à la contestation par le SMASP et la SAGA du droit au bail cédé, M. [R] a perdu la chance d'exploiter le fonds jusqu'au terme du bail et de le céder à l'issue et qu'il est également fondé à être indemnisé du préjudice résultant de la perte patrimoniale qu'il a dû supporter à l'occasion de la fermeture de l'établissement, qui ressort au bilan à la somme de 54 238 euros puisque cette perte est la conséquence directe de la fermeture anticipée de l'établissement, imputable à la faute de Mme [Y].
10. En statuant ainsi, alors que le préjudice résultant du manquement à une
obligation précontractuelle d'information est constitué par la perte de chance de ne pas contracter et d'éviter ainsi de subir des pertes, ou de contracter à des conditions plus avantageuses, et non par la perte d'une chance d'obtenir les gains attendus, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur l'autre grief, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il condamne Mme [Y] à payer à M. [R] la somme de 117 865 euros en réparation de son préjudice économique et en ce qu'il statue sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile, l'arrêt rendu le 9 mai 2019, entre les parties, par la cour d'appel d'Orléans ;
Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Poitiers ;
Condamne M. [R] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-deux septembre deux mille vingt et un, signé par Mme Mouillard, président, et par M. Guérin, conseiller doyen, qui en a délibéré, en remplacement de Mme Le Bras, conseiller référendaire rapporteur.
MOYENS ANNEXES au présent arrêt :
Moyens produits par la SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat aux Conseils, pour Mme [Y], liquidateur judiciaire.
PREMIER MOYEN DE CASSATION :
Il est fait grief à l'arrêt attaqué d'AVOIR condamné Mme [Y] à payer à M. [R] les sommes de 117 865 euros en réparation de son préjudice économique et de 5 000 euros en réparation de son préjudice moral ;
AUX MOTIFS QUE M. [R] n'a plus été en mesure d'exploiter le fonds de commerce cédé à la suite de son expulsion du domaine public à compter du 30 septembre 2005 ; (?) que le droit au bail cédé expirait le 10 juin 2010, que par l'effet de l'expulsion due à la contestation par le SMASP et la SAGA du droit au bail cédé, M. [R] a perdu une chance d'exploiter le fonds jusqu'au terme du bail et de le céder à l'issue ; que cette perte de chance est la conséquence de la faute commise par Me [Y] qui a prix l'initiative de céder un droit au bail dont elle savait qu'il avait été résilié et ce sans en informer M. [R] ce qui a abouti à son expulsion ; que c'est sans pertinence que Me [Y] reproche à M. [R] de ne pas avoir engagé une action en indemnisation à l'encontre d SMASP et de la SAGA alors qu'il n'était pas leur cocontractant et n'avait pas qualité à agir à leur encontre et qu'il ne pouvait obtenir réparation d'un préjudice résultant de la perte d'un droit qui lui a été dénié puisque les juridictions administratives ont retenu pour justifier son expulsion qu'il n'avait aucun droit propre à occuper le domaine public ; que M. [R] évalué à 90 000 euros la perte de chance d'exploiter le fonds pendant 3 années supplémentaires en retenant un manque à gagner annuel, impôt déduit, de 30 000 euros ; mais que ce calcul repose sur des projections qui ne sont pas étayées sur des données comptables objectives ; qu'il ressort en revanche du compte de résultat communiqué que le résultat hors impôt s'est élevé à 8 359 euros pour l'exercice 2003/2004 et à 2 986 euros pou l'exercice allant du 1er juillet 2004 au 30 septembre 2005, soit 2 559,43 euros sur 12 mois ; que sur la bas du résultat du dernier exercice, le préjudice correspondant à la perte de chance d'exploiter le fonds pendant 3 années supplémentaires sera évalué après déduction de l'impôt à la somme de 5 182 euros compte tenu d'un pourcentage de perte de chance de 90% ; que M. [R] chiffre à 107 462 euros la perte e chance de revendre son fonds de commerce, correspondant à l valeur théorique du fonds estimée à 70% du chiffre d'affaires prévisionnel soit 161 700 euros sous déduction du passif de la cessation d'activité de 54 238 euros ; que la valorisation du chiffre d'affaires qui est une des méthodes appliquée pour estimer la valeur du fonds de commerce ne peut être retenue ; que le taux de valorisation de 70% est conforme au taux moyen appliqué pour l'activité de bar restaurant ; que sur la base du chiffre d'affaires réalisé au cors du dernier exercice ramené sur 12 mois, soit 178 863 euros, du taux de valorisation et du pourcentage de perte de chance, le préjudice de M. [R] sera chiffré à la somme de 58 445 euros après déduction du passif de a cessation d'activité ; que M. [R] est également fondé à être indemnisé du préjudice résultant de la perte patrimoniale qu'l a dû supporter à l'occasion de la fermeture de l'établissement qui ressort au bilan à la somme de 54238 euros puisque cette perte est la conséquence directe de la fermeture anticipée de l'établissement imputable à faute à Me [Y] ; qu'il convient en conséquence de ce qui précède, de condamner Me [Y] à payer à M. [R] la somme de 117 865 euros en réparation de son préjudice économique ;
1° ALORS QUE le préjudice résultant du manquement à une obligation précontractuelle d'information s'analyse en une perte de chance dès lors que la décision qu'aurait prise le créancier de l'obligation d'information méconnue, s'il avait été mieux informé, est incertaine ; qu'en condamnant le liquidateur judiciaire à indemniser M. [R] de la totalité des préjudices subis du fait de l'acquisition du fonds de commerce qu'il n'avait pu exploiter, sans établir qu'il était certain que, mieux informé, M. [R] aurait renoncé à acquérir le fonds en cause, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382, devenu 1240, du code civil ;
2° ALORS QU'en toute hypothèse, l'objet de la responsabilité civile est de replacer la victime, aux dépens du responsable, dans la situation dans laquelle elle se serait trouvée si l'acte dommageable ne s'était pas produit ; qu'en condamnant Mme [Y] à indemniser M. [R] des gains qu'il aurait pu réaliser s'il avait exploité le fonds de commerce entre son expulsion et le terme du bail, bien que, même en l'absence de la faute imputée au liquidateur judiciaire, M. [R] n'aurait pas pu exploiter le fonds acquis dès lors que cette exploitation se heurtait à un obstacle objectif – l'appartenance des locaux dans lesquels le fonds était exploité au domaine public et, partant, l'absence de bail –, la cour d'appel a violé l'article 1382, devenu 1240, du code civil.
SECOND MOYEN DE CASSATION :
Il est fait grief à l'arrêt attaqué d'AVOIR confirmé le jugement en ce qu'il avait débouté Mme [Y] de sa demande d'intervention et de son action en responsabilité dirigée contre l'Etat ;
AUX MOTIFS QUE Me [Y] recherche la responsabilité de l'Etat sur e fondement de l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire, pour fonctionnement défectueux des services de la justice en raison de la contradiction entre les décisions de l'ordre judiciaire qui ont reconnu l'existence d'un droit au bail et celles de l'ordre administratif qui ont conduit à l'expulsion des lieux ; que selon l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire, l'Etat est tenu de réparer les dommages causés par le fonctionnement défectueux du service public de la justice ; que sauf dispositions contraires, cette responsabilité n'est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice ; qu'en l'espèce, la preuve d'une faute lourde ou d'un déni de justice n'est pas rapportée que, étant relevé que les contradictions de décisions alléguées sont la conséquence de la faute de Me [Y] qui a fait procéder à la cession du fonds de commerce litigieux sans attendre l'issue de la procédure engagée devant le tribunal administratif en contestation de la décision de résiliation de la convention d'occupation du domaine public du SMASP du 20 juin 2003 et qui s'est désistée de son action le 12 février 2004, les décisions d'expulsion ultérieure étant la conséquence de ce que M. [R] qui n'état pas contractant du SMASP ne pouvait pas en tout état de cause se prévaloir d'un droit à s'y maintenir ; qu'il convient en conséquence de confirmer le jugement déféré en ce qu'il a débouté Me [Y] de son action en garantie ;
ALORS QUE le mandataire judiciaire chargé d'exécuter une décision de justice à laquelle il est fondé à prêter foi, ne saurait supporter seul les conséquences de son caractère erroné, qui doivent également être supportées par l'État ; qu'en écartant le recours en garantie dirigé contre l'État par Mme [Y], qui avait été condamnée à indemniser le cessionnaire d'un fonds de l'éviction qu'il avait subie en raison de l'absence de bail commercial, bien qu'il résultât de ses constatations que les dommages que ce mandataire judiciaire avait été condamné à indemniser étaient à tout le moins en partie la conséquence de l'exécution d'une ordonnance du juge-commissaire et d'un jugement du tribunal de commerce de Poitiers du 21 novembre 2003, qui avait ordonné la cession de ce fonds en affirmant qu'un bail commercial s'appliquait, ce qui s'est révélé inexact, ce dont il s'évinçait que l'État devait supporter, au moins en partie, les conséquences des dommages ainsi provoqués par le service public dont Mme [Y] était la collaboratrice, la cour d'appel a violé l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire, ensemble les principes régissant la responsabilité de la puissance publique et l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.