LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 3
MF
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 7 janvier 2021
Cassation partielle sans renvoi
M. CHAUVIN, président
Arrêt n° 8 F-D
Pourvoi n° G 19-20.898
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 7 JANVIER 2021
La société Navy store, société à responsabilité limitée, dont le siège est [...] , a formé le pourvoi n° G 19-20.898 contre l'arrêt rendu le 5 juin 2019 par la cour d'appel de Paris (pole 5, chambre 3), dans le litige l'opposant :
1°/ à M. V... H..., domicilié [...] , pris en qualité de légataire à titre particulier de W... S... E... K..., veuve Y..., décédée le [...],
2°/ à Mme Q... L..., domiciliée [...] ,
3°/ à Mme X... G... , domiciliée [...] , pris en qualité de liquidateur judiciaire de la société Curobo,
4°/ à Mme P... M..., épouse J..., domiciliée [...] ),
5°/ à M. A... J..., domicilié [...] ), pris en qualité d'héritier de B... J...,
défendeurs à la cassation.
Mme G... , ès qualités de liquidateur judiciaire de la société Curoba, a formé, par un mémoire déposé au greffe, un pourvoi incident contre le même arrêt ;
La demanderesse au pourvoi principal invoque, à l'appui de son recours, le moyen unique de cassation annexé au présent arrêt.
La demanderesse au pourvoi incident invoque, à l'appui de son recours, le moyen unique de cassation également annexé au présent arrêt
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Collomp, conseiller référendaire, les observations de la SCP Baraduc, Duhamel et Rameix, avocat de la société Navy store, de la SCP Yves et Blaise Capron, avocat de Mme G... , ès qualités, après débats en l'audience publique du 10 novembre 2020 où étaient présents M. Chauvin, président, Mme Collomp, conseiller référendaire rapporteur, M. Echappé, conseiller doyen, et Mme Besse, greffier de chambre,
la troisième chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Désistement partiel
1. Il est donné acte à la société Navy Store du désistement de son pourvoi en ce qu'il est dirigé contre M. H..., légataire particulier de W... Y..., Mmes L..., P... J... et M. A... J....
Faits et procédure
2. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 5 juin 2019), la société Navy Store, locataire d'un local commercial à usage de bar discothèque, invoquant des manquements de la société civile immobilière (SCI) Curobo, propriétaire du local, à son obligation de délivrance, l'a assignée en indemnisation de ses préjudices.
3. Le 28 juin 2008, elle a été expulsée de ce local en exécution d'un arrêt du 30 mai 2007, rendu en référé, constatant l'acquisition de la clause résolutoire visée dans un commandement de payer du 5 août 2004 et ordonnant son expulsion.
Examen des moyens
Sur le moyen unique du pourvoi incident, qui est préalable, ci-après annexé
4. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Mais sur le moyen unique du pourvoi principal
Enoncé du moyen
5. La société Navy Store fait grief à l'arrêt de rejeter la demande de compensation judiciaire entre la créance indemnitaire de la société Navy Store à l'égard de la société Curobo et la créance de loyers de cette dernière ayant entraîné la résiliation de plein droit du bail suivant arrêt du 30 mai 2007 de la cour d'appel de Paris, alors « que le juge ne peut refuser d'ordonner la compensation de deux dettes connexes ; que la connexité existe notamment entre une créance de loyer du bailleur contre le preneur et la créance détenue par ce dernier, en sens inverse, contre le bailleur en raison d'un manquement de celui-ci à son obligation de délivrance ; qu'en l'espèce, la société Navy Store demandait la compensation entre la créance de loyers détenue à son encontre par la SCI Curobo et la créance qu'elle-même détenait contre cette dernière au titre de son manquement à son obligation de délivrance ; qu'elle soulignait que ces deux créances étaient connexes puisqu'elles étaient nées du même contrat de bail ; que, pour rejeter la demande de compensation judiciaire sollicitée par la société Navy Store, la cour d'appel a considéré que cette compensation était « facultative pour le juge » et qu'il n'y avait pas lieu de l'ordonner ; qu'en se prononçant ainsi, sans rechercher, comme elle y était invitée, si les créances réciproques faisant l'objet de la demande de compensation étaient connexes, leur connexité imposant alors au juge d'ordonner la compensation, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1291 du code civil, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance du 10 février 2016, devenu l'article 1348-1 du même code. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 1291 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016 :
6. Lorsque deux dettes sont connexes, le juge ne peut écarter la demande de compensation au motif que l'une d'entre elles ne réunit pas les conditions de liquidité et d'exigibilité.
7. Pour rejeter la demande de compensation, l'arrêt retient que la compensation judiciaire sollicitée par la société Navy Store entre une créance de loyers et une créance qu'elle qualifie d'indemnitaire est facultative pour le juge et qu'il n'y a pas lieu de l'ordonner.
8. En statuant ainsi, alors que les dettes dont il était demandé la compensation judiciaire, nées de l'exécution du contrat de bail, étaient connexes, de sorte que leur compensation devait être ordonnée, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
Portée et conséquences de la cassation
9. Tel que suggéré par le mémoire ampliatif, il est fait application des articles L. 411-3, alinéa 1er, du code de l'organisation judiciaire et 627 du code de procédure civile.
10. L'intérêt d'une bonne administration de la justice justifie, en effet, que la Cour de cassation statue au fond.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il a rejeté la demande de compensation judiciaire entre la créance indemnitaire de la société Navy Store à l'égard de la société Curobo et la créance de loyers de cette dernière ayant entraîné la résiliation de plein droit du bail suivant arrêt du 30 mai 2007 de la cour d'appel de Paris, l'arrêt rendu le 5 juin 2019, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
DIT n'y avoir lieu à renvoi ;
ORDONNE la compensation entre la créance de loyers de la SCI Curobo à l'égard de la société Navy Store et la créance de la société Navy Store à l'égard de la SCI Curobo au titre de la réparation du préjudice consécutif aux manquements de celles-ci à son obligation de délivrance ;
Condamne Mme G... , ès qualités aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par Mme G... , ès qualités et la condamne à payer à la société Navy Store la somme de 3 000 euros.
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du sept janvier deux mille vingt et un.
MOYENS ANNEXES au présent arrêt :
Moyen produit par la SCP Baraduc, Duhamel et Rameix, avocat aux Conseils, pour la société Navy store (demanderesse au pourvoi principal).
IL EST FAIT GRIEF à l'arrêt attaqué d'avoir rejeté la demande de compensation judiciaire entre la créance indemnitaire de la société Navy Store à l'égard de la société Curobo et la créance de loyers de cette dernière ayant entraîné la résiliation de plein droit du bail suivant arrêt du 30 mai 2007 de la cour d'appel de Paris ;
AUX MOTIFS QUE la compensation judiciaire sollicitée par la société Navy Store, aux termes du dispositif de ses conclusions, entre une créance de loyers et une créance qu'elle qualifie d'indemnitaire est facultative pour le juge et il n'y a pas lieu de l'ordonner (arrêt, p. 13 § 2) ;
ALORS QUE le juge ne peut refuser d'ordonner la compensation de deux dettes connexes ; que la connexité existe notamment entre une créance de loyer du bailleur contre le preneur et la créance détenue par ce dernier, en sens inverse, contre le bailleur en raison d'un manquement de celui-ci à son obligation de délivrance ; qu'en l'espèce, la société Navy Store demandait la compensation entre la créance de loyers détenue à son encontre par la SCI Curobo et la créance qu'elle-même détenait contre cette dernière au titre de son manquement à son obligation de délivrance (concl., p. 14 et 15) ; qu'elle soulignait que ces deux créances étaient connexes puisqu'elles étaient nées du même contrat de bail ; que, pour rejeter la demande de compensation judiciaire sollicitée par la société Navy Store, la cour d'appel a considéré que cette compensation était « facultative pour le juge » et qu'il n'y avait pas lieu de l'ordonner (arrêt, p 13 § 3) ; qu'en se prononçant ainsi, sans rechercher, comme elle y était invitée, si les créances réciproques faisant l'objet de la demande de compensation étaient connexes, leur connexité imposant alors au juge d'ordonner la compensation, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1291 du code civil, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance du 10 février 2016, devenu l'article 1348-1 du même code. Moyen produit par la SCP Yves et Blaise Capron, avocat aux Conseils, pour Mme G... , ès qualités, (demanderesse au pourvoi incident).
Le pourvoi incident fait grief à l'arrêt confirmatif attaqué D'AVOIR :
. déclaré la société Curobo, bailleresse, responsable des frais que la société Navy store, preneuse, a dû engager, et des pertes d'exploitation que celle-ci a subies du fait du défaut d'insonorisation des locaux loués ;
. condamné la société Curobo à payer à la société Navy store, au titre de ces frais, la somme de 93 275 € 07, augmentée, d'une part, des intérêts au taux légal à compter du 7 octobre 2011 et des intérêts desdits intérêts dans les conditions que prévoit l'article 1343-2 du code civil ;
. condamné la société Curobo, in solidum avec la société Navy store, à payer à Mme Q... L... une indemnité de 30 000 € ;
AUX MOTIFS QU'« il incombe [
] au bailleur [
] de délivrer un local conforme à la destination contractuelle, tant lors de la prise à bail qu'au cours de celui-ci et de réaliser les réparations de nature à rendre la chose propre à l'usage auquel elle était destinée dans la convention des parties, peu important, à cet égard, que la réglementation applicable à certaines activités ait pu évoluer au fil des années, dès lors que la délivrance de la chose est de l'essence du bail » (cf. arrêt attaqué, p. 9, 4e alinéa) ; que, « le bail autorisant l'activité de "bar discothèque" qui génère des nuisances sonores, celle-ci doit pouvoir être exercée dans le local loué » (cf. arrêt attaqué, p. 9, dernier alinéa) ; que, « compte tenu de l'obligation énoncée par l'article 1719 du code civil, toute clause y dérogeant doit être expresse et précise afin de déterminer les travaux à la charge du bailleur et ceux à la charge du preneur étant précisé que le bailleur ne peut par une clause générale du bail être dispensé de son obligation de délivrance » (cf. arrêt attaqué, p. 10, 1er alinéa) ; que « tant le rapport d'expertise de M. T... que celui de M. O... établissent l'existence de nuisances sonores liées à l'activité exercée et résultant de l'absence d'insonorisation des locaux » (cf. arrêt attaqué, p. 10, 7e alinéa) ; qu'« il y a lieu de constater que la sci Curobo, bailleresse, n'a pas délivré des locaux conformes à leur destination commerciale soit à destination de discothèque » (cf. arrêt attaqué, p. 10, 8e alinéa) ;
1. ALORS QUE le bailleur est tenu, d'une part, de délivrer au preneur une chose en état de servir à l'usage pour lequel elle est louée, et, d'autre part, d'entretenir, au cours de l'exécution du contrat, la chose louée en état de servir à l'usage pour lequel elle a été louée ; qu'en énonçant qu'« il y a lieu de constater que la sci Curobo, bailleresse, n'a pas délivré des locaux conformes à leur destination commerciale soit à destination de discothèque », quand elle constate que le bail de l'espèce a été souscrit le 1er janvier 1997, et que les faits qu'elle vise pour justifier sa décision résultent de rapports d'expertise établis les 19 février 2004 et 2 mars 2009 (arrêt attaqué, p. 10, alinéas 5 à 7), la cour d'appel, qui confond l'obligation de délivrer la chose louée à la date de la prise d'effet du bail avec l'obligation d'entretenir la chose louée pendant toute l'exécution du bail, a violé l'article 1719 du code civil ;
2. ALORS QUE, si le bailleur est obligé, par la nature du contrat et sans qu'il soit besoin d'aucune stipulation particulière, d'entretenir la chose louée en état de servir à l'usage pour lequel elle a été louée, les parties au contrat de bail ont, par une stipulation expresse, la faculté de mettre tout ou partie de cette obligation d'entretien à la charge du preneur ; que le bail de l'espèce stipule, dans son article 10, que « le preneur devra faire son affaire personnelle à ses risques et périls et frais, sans que le bailleur puisse être inquiété ou recherché de toutes réclamations faites par les voisins ou des tiers, notamment pour bruit, odeurs, chaleur ou trépidations causés par lui ou des appareils lui appartenant » ; qu'en énonçant, après avoir constaté « l'existence de nuisances sonores liées à l'activité exercée [par la société Navy store] et résultant de l'absence d'insonorisation des locaux », qu'« il y a lieu de constater que la sci Curobo, bailleresse, n'a pas délivré des locaux conformes à leur destination commerciale soit à destination de discothèque », la cour d'appel, qui met ainsi à la charge du bailleur, en dépit de la stipulation expresse du bail, les travaux d'insonorisation du local donné à bail, ainsi que les pertes d'exploitation et les troubles de voisinage liées aux nuisances sonores provoquées, au cours de l'exécution du bail, par l'exercice, dans les lieux loués, de l'activité contractuelle de bar discothèque, la cour d'appel a violé l'article 1719, 2°, du code civil.