LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
SOC.
IK
COUR DE CASSATION
______________________
Audience publique du 6 janvier 2021
Cassation
Mme FARTHOUAT-DANON, conseiller doyen
faisant fonction de président
Arrêt n° 9 F-D
Pourvois n°
N 19-19.752
à
U 19-19.758 JONCTION
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 6 JANVIER 2021
1°/ M. Y... V..., domicilié [...] ,
2°/ M. P... B..., domicilié [...] ,
3°/ M. U... R..., domicilié [...] ,
4°/ M. H... Q..., domicilié [...] ,
5°/ M. K... W..., domicilié [...] ,
6°/ M. J... A..., domicilié [...] ,
7°/ M. E... L..., domicilié [...] ,
ont formé respectivement les pourvois n° N 19-19.752, P 19-19.753, Q 19-19.754, R 19-19.755, S 19-19.756, T 19-19.757 et U 19-19.758 contre sept arrêts rendus le 15 septembre 2017 par la cour d'appel de Paris (pôle 6, chambre 11), dans les litiges les opposant à la société Corning, société par actions simplifiée, dont le siège est [...] , défenderesse à la cassation ;
La société Corning a formé un pourvoi incident éventuel contre les mêmes arrêts.
Les demandeurs aux pourvois principaux invoquent, à l'appui de leur recours, un moyen unique commun de cassation annexé au présent arrêt.
La demanderesse au pourvoi incident éventuel invoque, à l'appui de son recours, un moyen unique de cassation également annexé au présent arrêt.
Les dossiers ont été communiqués au procureur général.
Sur le rapport de Mme Valéry, conseiller référendaire, les observations de la SCP Thouvenin, Coudray et Grévy, avocat de MM. V..., B..., R..., Q..., W..., A... et L..., de la SCP Nicolaÿ, de Lanouvelle et Hannotin, avocat de la société Corning, après débats en l'audience publique du 10 novembre 2020 où étaient présents Mme Farthouat-Danon, conseiller doyen faisant fonction de président, Mme Valéry, conseiller référendaire rapporteur, Mme Gilibert, conseiller, et Mme Piquot, greffier de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Jonction
1. En raison de leur connexité, les pourvois n° N 19-19.752, P 19-19.753, Q 19-19.754, R 19-19.755, S 19-19.756, T 19-19.757 et U 19-19.758 sont joints.
Faits et procédure
2. Selon les arrêts attaqués (Paris, 15 septembre 2017), M. V... et six autres salariés de la société Corning, soutenant avoir été exposés à l'amiante de façon habituelle pendant leur vie professionnelle, ont saisi la juridiction prud'homale d'une demande de dommages-intérêts pour manquement de l'employeur à son obligation de sécurité.
Examen des moyens
Sur le moyen du pourvoi incident éventuel de l'employeur, ci-après annexé
3. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui est irrecevable.
Mais sur le moyen du pourvoi principal des salariés, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
4. Les salariés font grief aux arrêts de les débouter de leur demande, alors « qu'en application des règles de droit commun régissant l'obligation de sécurité de l'employeur, le salarié qui justifie d'une exposition à l'amiante, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, peut agir contre son employeur, pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité, quand bien même il n'aurait pas travaillé dans l'un des établissements mentionnés à l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998 ; qu'en refusant aux salariés faisant état de leur exposition aux poussières d'amiante au sein de l'établissement Bagneaux-sur-Loing l'indemnisation des préjudices découlant du manquement de l'employeur à son obligation de sécurité en matière d'amiante, en considération du fait qu'ils demandaient en réalité l'indemnisation d'un préjudice d'anxiété qui n'était pas réparable faute d'avoir travaillé dans un établissement mentionné sur la liste ministérielle visée à l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998, la cour d'appel a violé l'article 1147 du code civil alors applicable, ensemble les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail. »
Réponse de la Cour
Vu les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail, le premier dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2017-1389 du 22 septembre 2017 :
5. Il résulte de ces textes qu'en application des règles de droit commun régissant l'obligation de sécurité de l'employeur, le salarié qui justifie d'une exposition à l'amiante, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, peut agir contre son employeur, pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité, quand bien même il n'aurait pas travaillé dans l'un des établissements mentionnés à l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998 modifiée.
6. Pour débouter les salariés de leur demande, l'arrêt retient que les salariés de la société Corning, qui n'est pas inscrite sur la liste d'établissements susceptibles d'ouvrir droit à l'allocation de cessation d'activité prévue par l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998, réclament l'indemnisation du préjudice résultant du fait qu'ils bénéficient d'un suivi médical contraignant et extrêmement anxiogène, et sollicitent en réalité la réparation du préjudice d'anxiété, pourtant exclu pour les salariés non éligibles à l'ACAATA.
7. En statuant ainsi, la cour d'appel a violé les textes susvisés.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, en toutes leurs dispositions, les arrêts rendus le 15 septembre 2017 entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ces arrêts et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée ;
Condamne la société Corning aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, condamne la société Corning à payer à MM. V..., B..., R..., Q..., W..., A... et L... la somme globale de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite des arrêts cassés ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du six janvier deux mille vingt et un.
MOYENS ANNEXES au présent arrêt :
Moyen commun produit, aux pourvois principaux n° N 19-19.752, P 19-19.753, Q 19-19.754, R 19-19.755, S 19-19.756, T 19-19.757 et U 19-19.758, par la SCP Thouvenin, Coudray et Grévy, avocat aux Conseils, pour MM. V..., B..., R..., Q..., W..., A... et L...
Le moyen fait grief aux arrêts attaqués d'AVOIR débouté les exposants de leur demande de dommages et intérêts en réparation du préjudice découlant du manquement l'obligation de sécurité.
AUX MOTIFS QUE suite aux conséquences sanitaires de l'utilisation de l'amiante durant plusieurs décennies, le législateur a créé, par l'article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998, un dispositif spécifique de départ anticipé à la retraite (ACAATA) en faveur des salariés qui ont été particulièrement exposés à l'amiante ; que le dispositif s'est d'abord appliqué aux salaries des établissements de fabrication de matériaux contenant de l'amiante, puis a été étendu, par trois arrêtés des 3 et 7 juillet 2000, aux salariés des établissements de flocage et de calorifugeage à l'aide d'amiante, puis aux salaries des établissements de construction et de réparation navales, et enfin aux ouvriers dockers professionnels et personnels portuaires assurant la manutention ; qu'en application de ce dispositif, les salaries démontrant travailler ou avoir travaillé dans un des établissements ou ports inscrits sur la liste établie par arrêté ministériel, peuvent solliciter, à partir de l'âge de 50 ans, et sous réserve de cesser toute activité professionnelle, le bénéfice de l'ACAATA ; que celle-ci est ensuite versée jusqu'à ce que le salarié remplisse les conditions pour bénéficier d'une pension de retraite à taux plein ; que les salaries relevant du dispositif de l'ACAATA peuvent voir indemniser leur préjudice d'anxiété savoir l'ensemble des troubles psychologiques, y compris ceux liés au bouleversement dans les conditions d'existence, résultant du risque de déclaration tout moment d'une maladie liée à l'amiante ; qu'en l'espèce, il est acquis aux débats que la société CORNING au sein de laquelle le salarie a travaillé n'est pas inscrite sur la liste d'établissements susceptibles d'ouvrir droit l'ACAATA ; que le salarié considère que nonobstant cette circonstance, il ne lui est pas interdit de réclamer une indemnité pour violation de l'obligation de sécurité de résultat en raison des risques liés à l'amiante, au regard des articles 1147 et suivants du code civil (responsabilité de droit commun de la responsabilité civile) applicables en l'espèce et des articles L. 412l-1 et suivants du code du travail ; que contrairement à ce que soutient le salarie le préjudice moral résultant pour un salarié du risque de développer une maladie induite par son exposition à l'amiante est constitué par le seul préjudice d'anxiété dont l'indemnisation, qui n'est ouverte qu'au salarié qui a travaillé dans l'un des établissements mentionnés à l'article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 et figurant sur une liste établie par arrêté ministériel pendant une période ou y étaient fabriqués ou traités de l'amiante ou des matériaux contenant de l'amiante, répare l'ensemble des troubles psychologiques résultant de la connaissance d'un tel risque ; que vainement le salarié se prévaut-t-il d'arrêts de cours d'appel qui ne lient pas la cour et dont certains sont étrangers la question de la présente espèce comme ne concernant pas spécifiquement l'amiante ; que la cour n'est pas davantage tenue par l'arrêt du Conseil d'Etat du 3 mars 2017 produit par l'appelant qui ne fait que consacrer le droit pour un salarié bénéficiaire du dispositif d'ACAATA d'obtenir la réparation de son préjudice moral lié aux conditions et la durée d'exposition l'amiante et des troubles dans les conditions d'existence ; que le préjudice constituant l'une des conditions du droit à réparation et le préjudice d'anxiété réparant l'ensemble des troubles psychologiques résultant de la connaissance du risque de développer une maladie induite par l'exposition à l'amiante, il appartient au demandeur d'identifier le préjudice distinct et spécifique dont il réclame la réparation, sans pouvoir le réduire au manquement de l'employeur à son obligation de sécurité de résultat, qui constitue une des deux autres conditions du droit à indemnisation ; que la simple évocation d'un préjudice découlant nécessairement du manquement de l'employeur son obligation de sécurité ne répond pas à cette exigence, pas plus que la violation du préjudice de prévention qui ne constitue que le rappel de la faute de l'employeur, sauf admettre que l'objet de la demande serait l'octroi de dommages et intérêts punitifs qui n'est pas admis en droit français ; que l'exposition à l'amiante constitue un fait objectif extérieur conditionnant la mise en oeuvre d'un droit à réparation autonome dérogatoire mais qui ne se confond pas avec le préjudice personnel et propre à chaque salarié justifiant cette réparation, que s'il évoque " les préjudices de contamination" (point VI de ses conclusions), savoir le préjudice moral extra- patrimonial né de la connaissance par la victime de sa contamination par l'exposition l'amiante, le salarié qui n'a pas développé de maladie liée l'amiante et n'a pas usé du recours spécifique devant le tribunal des affaires de sécurité sociale réclame devant la juridiction prud'homale l'indemnisation du préjudice résultant du fait qu'il "bénéficie d'un suivi médical contraignant et extrêmement anxiogène", qu'il est nécessairement inquiet et subit un bouleversement dans les conditions d'existence ; qu'il produit pour ce faire une attestation de son épouse qui atteste de l'inquiétude de son époux à l'approche de rendez-vous de scanner et de la connaissance du décès et/ou de la maladie de certains de ses collègues"; que tout en ne qualifiant pas le préjudice invoqué de préjudice d'anxiété, le salarié sollicite en réalité la réparation de ce préjudice dans ses composantes retenues par la Cour de cassation, pourtant exclu pour les salariés non éligibles l'ACAATA ; que faute d'établir l'existence d'un préjudice personnel distinct du préjudice d'anxiété la réparation duquel il ne peut prétendre, le salarié doit être débouté de sa demande.
1° ALORS QUE en application des règles de droit commun régissant l'obligation de sécurité de l'employeur, le salarié qui justifie d'une exposition à l'amiante, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, peut agir contre son employeur, pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité, quand bien même il n'aurait pas travaillé dans l'un des établissements mentionnés à l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998 ; qu'en refusant aux salariés faisant état de leur exposition aux poussières d'amiante au sein de l'établissement Bagneaux-sur-Loing l'indemnisation des préjudices découlant du manquement de l'employeur à son obligation de sécurité en matière d'amiante, en considération du fait qu'ils demandaient en réalité l'indemnisation d'un préjudice d'anxiété qui n'était pas réparable faute d'avoir travaillé dans un établissement mentionné sur la liste ministérielle visée à l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998, la cour d'appel a violé l'article 1147 du code civil alors applicable, ensemble les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail.
2° ALORS QUE en application des règles de droit commun régissant l'obligation de sécurité de l'employeur, le salarié qui justifie d'une exposition à l'amiante, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, peut agir contre son employeur, pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité, quand bien même il n'aurait pas travaillé dans l'un des établissements mentionnés à l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998 ; qu'en refusant d'admettre à titre de preuve du préjudice résultant de la violation de l'obligation de sécurité de l'employeur les attestations des épouses des salariés faisant état de leur inquiétude à l'approche des contrôles médicaux et à l'annonce des décès ou maladies liés à l'amiante de leurs anciens collègues, en considération du seul fait que l'établissement de Bagneaux-sur-Loing où ils avaient travaillé n'étant pas inscrit sur la liste ministérielle visée à l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998, leur anxiété liée au risque de développer une maladie liée à l'amiante n'était pas réparable, la cour d'appel a violé l'article 1147 du code civil alors applicable, ensemble les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail. Moyen produit, au pourvoi incident, par la SCP Nicolaÿ, de Lanouvelle et Hannotin, avocat aux Conseils, pour la société Corning
Le moyen fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir rejeté l'exception de prescription soulevée par la société Corning ;
ALORS QUE, saisie de l'appel d'un jugement qui avait jugé prescrite une demande de condamnation de l'employeur à indemniser le préjudice d'anxiété généré par une exposition à l'amiante, en confirmant le jugement aux motifs substitués que le salarié n'avait pas travaillé dans l'un des établissements visés par l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998 et que la demande n'était pas non plus fondée en droit commun de la responsabilité civile, sans justifier le rejet implicite de l'exception de prescription, qui était préalable, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile.