LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 3
CH.B
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 24 septembre 2020
Rejet
M. CHAUVIN, président
Arrêt n° 679 F-D
Pourvoi n° P 19-15.751
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 24 SEPTEMBRE 2020
La société Labheaven, société de droit étranger, dont le siège est [...] , a formé le pourvoi n° P 19-15.751 contre l'arrêt rendu le 17 janvier 2019 par la cour d'appel d'Aix-en-Provence (chambre 1-5), dans le litige l'opposant :
1°/ à M. T... N...,
2°/ à Mme X... S..., épouse N...,
3°/ à M. L... N...,
4°/ à M. O... N...,
5°/ à M. G... N...,
domiciliés tous cinq, [...],
6°/ à M. K... S..., domicilié [...],
7°/ à Mme P... S..., épouse Y..., domiciliée [...] ,
8°/ à M. J... S..., domicilié [...],
9°/ à M. D... S...,
10°/ à M. C... S...,
domiciliés tous deux [...]
11°/ à Mme M... I..., séparée W..., domiciliée [...] ,
défendeurs à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, les deux moyens de cassation annexés au présent arrêt.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Béghin, conseiller référendaire, les observations de la SCP Waquet, Farge et Hazan, avocat de la société Labheaven, de la SCP Gaschignard, avocat de M. T... N... et de Mme X... S..., épouse T... N..., de MM. L..., O... et G... N..., de MM. K..., J..., D... et C... S..., de Mme P... S..., épouse Y... et de Mme M... I..., séparée W..., après débats en l'audience publique du 30 juin 2020 où étaient présents M. Chauvin, président, M. Béghin, conseiller référendaire rapporteur, M. Echappé, conseiller doyen, et Mme Berdeaux, greffier de chambre,
la troisième chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 17 janvier 2019), la société civile Labheaven a assigné M. T... N..., Mme S..., épouse N... et MM. L..., O... et G... N..., Mme P... S... et MM. K..., J..., D... et C... S..., ainsi que Mme I... (les consorts N..., S..., I...), propriétaires de diverses parcelles desservies par un chemin traversant son fonds, en prétendant que ce chemin n'était pas un chemin d'exploitation et en leur proposant un autre passage sur sa propriété.
Examen des moyens
Sur le premier moyen
Enoncé du moyen
2. La société Labhaeven fait grief à l'arrêt d'écarter ses conclusions du 5 novembre 2018, alors :
« 1°/ que le juge ne peut écarter les conclusions de dernière heure sans rechercher si les parties connaissaient la date à laquelle serait rendue l'ordonnance de clôture et sans caractériser les circonstances particulières qui auraient pu empêcher l'adversaire de répondre auxdites conclusions ; qu'en écartant les conclusions de la société Labheaven du 5 novembre 2018, sans rechercher ni si les parties connaissaient la date à laquelle serait rendue l'ordonnance de clôture, ni caractériser les circonstances particulières ayant empêché de répondre aux conclusions, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 783 du code de procédure civile, ensemble l'article 15 du même code ;
2°/ que le juge ne peut dénaturer les conclusions des parties ; qu'en affirmant que les conclusions de la société Labheaven déposées le 5 novembre 2018 contenaient des demandes nouvelles, quand le seul ajout aux chefs de dispositif consistait à désigner précisément les ouvrages dont la démolition était déjà demandée dans les conclusions précédentes, la cour d'appel a dénaturé une pièce de la procédure et violé l'article 4 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
3. La cour d'appel, qui a relevé, sans dénaturation, que les dernières conclusions de la société Labhaeven, déposées en début d'après-midi la veille de l'ordonnance de clôture, contenaient des demandes nouvelles et développaient des éléments nouveaux sous la forme de précisions sur les empiétements allégués, et qui n'était pas tenue de rechercher si les parties avaient eu connaissance de la date de l'ordonnance de clôture, a souverainement retenu que ces écritures n'avaient pas été produites en temps utile, de sorte qu'il convenait de les écarter.
4. Le moyen n'est donc pas fondé.
Sur le second moyen
Enoncé du moyen
5. La société Labhaeven fait grief à l'arrêt de dire que le chemin litigieux est un chemin d'exploitation, alors :
« 1°/ que les chemins et sentiers d'exploitation sont ceux qui servent exclusivement à la communication entre divers fonds ou à leur exploitation et présentent un intérêt ou une utilité pour eux ; qu'en qualifiant le chemin litigieux de chemin d'exploitation après avoir constaté que ce chemin permet de relier des parcelles enclavées à la voie publique, ce dont il résulte qu'il ne sert pas exclusivement à la communication entre divers fonds, la cour d'appel qui n'a pas tiré les conséquences de ses constatations a violé l'article L. 162-1 du code rural et de la pêche maritime ;
2°/ que la société Labheaven faisait valoir que les tènements des consorts N...-S... ne sont pas riverains du chemin litigieux qui ne constitue donc pas un chemin d'exploitation à leur endroit ; qu'en ne répondant pas à ce moyen des conclusions (p. 10, § 3 des conclusions de la société Labheaven du 28 juillet 2017), la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
6. La cour d'appel a retenu que le chemin, mentionné dans le titre de la société Labhaeven comme étant un chemin d'exploitation entre la voie publique et son fonds, se poursuivait, dans sa portion litigieuse, en traversant celui-ci, pour desservir ensuite les parcelles des consorts N..., S... et I..., que s'il permettait de relier ces parcelles à la route départementale, cette desserte n'était qu'incidente, le chemin, non ouvert à la circulation publique, ayant pour fonction essentielle de relier un nombre limité de terres qui étaient toutes à usage agricole.
7. Répondant aux conclusions prétendument délaissées, elle a ainsi retenu que les fonds des consorts N... et S... étaient riverains d'une partie du chemin et que celui-ci servait, sur toute sa longueur, exclusivement à la communication entre divers fonds ou à leur exploitation, de sorte qu'elle l'a exactement qualifié de chemin d'exploitation.
8. Le moyen n'est donc pas fondé.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne la société Labhaeven aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Labhaeven et la condamne à payer aux consorts N..., S..., I... la somme de 3 000 euros ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-quatre septembre deux mille vingt.
MOYENS ANNEXES au présent arrêt :
Moyens produits par la SCP Waquet, Farge et Hazan, avocat aux Conseils, pour la société Labheaven.
PREMIER MOYEN DE CASSATION :
IL EST FAIT GRIEF à l'arrêt attaqué d'avoir, après avoir écarté les conclusions de la société Labheaven du 5 novembre 2018, jugé que le chemin litigieux est un chemin d'exploitation ;
AUX MOTIFS QUE « En vertu de l'article 784 du code de procédure civile, l'ordonnance de clôture ne peut être révoquée que s'il se révèle une cause grave depuis qu'elle a été rendue.
En l'espèce, si les consorts N... ont conclu le 15 octobre 2018, la société LABHEAVEN n'a conclu en réplique que le 5 novembre suivant à 13h32, soit la veille de la clôture, en formant des demandes nouvelles et en apportant des éléments nouveaux sous la forme de précisions sur les empiètements allégués.
Par suite, le respect du contradictoire impose, en l'absence de cause grave justifiant le rabat de l'ordonnance de clôture, d'écarter des débats ces conclusions. Il n'y a, de même, pas lieu d'admettre aux débats les écritures produites après l'ordonnance de clôture.
Il résulte de ce qui précède que la cour est saisie des seules prétentions figurant dans les écritures signifiées électroniquement le 28 juillet 2017 pour l'appelante et le 15 octobre 2018 pour les intimés ».
1°) ALORS QUE le juge ne peut écarter les conclusions de dernière heure sans rechercher si les parties connaissaient la date à laquelle serait rendue l'ordonnance de clôture et sans caractériser les circonstances particulières qui auraient pu empêcher l'adversaire de répondre auxdites conclusions ; qu'en écartant les conclusions de la société Labheaven du 5 novembre 2018, sans rechercher ni si les parties connaissaient la date à laquelle serait rendue l'ordonnance de clôture, ni caractériser les circonstances particulières ayant empêché de répondre aux conclusions, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 783 du code de procédure civile, ensemble l'article 15 du même code ;
2°) ALORS QUE le juge ne peut dénaturer les conclusions des parties ; qu'en affirmant que les conclusions de la société Labheaven déposées le 5 novembre 2018 contenaient des demandes nouvelles, quand le seul ajout aux chefs de dispositif consistait à désigner précisément les ouvrages dont la démolition était déjà demandée dans les conclusions précédentes, la cour d'appel a dénaturé une pièce de la procédure et violé l'article 4 du code de procédure civile.
SECOND MOYEN DE CASSATION :
IL EST FAIT GRIEF à l'arrêt attaqué d'avoir dit que le chemin litigieux est un chemin d'exploitation ;
AUX MOTIFS QU' « il n'est pas contesté que les défendeurs utilisent actuellement le chemin qui contourne la parcelle [...] par l'ouest et le sud, depuis la route départementale n° 93 (route de Collebasse) au nord du lieudit, pour accéder chez elles.
Dans l'acte de vente du 25 novembre 2003, par lequel la société LABHEAVEN a acquis les parcelles cadastrées section [...] et [...], il est indiqué que « la venderesse déclare que personnellement elle n'a créé ni laissé acquérir aucune servitude sur l'immeuble présentement vendu et qu'à sa connaissance il n'en existe pas ; mais que ladite parcelle de terre jouit d'un droit de passage, pour gens, bêtes et véhicules quelconques sur le chemin du quartier, chemin d'exploitation, qui partant de la route de la Bastide Blanche, aboutit à la parcelle vendue par les présentes. »
Dans l'acte de vente précédent, relatif à ces mêmes parcelles et établi le 15 septembre 1980, la désignation des biens fait référence à un chemin bordant l'ensemble par l'est et à sa desserte par « un chemin d'exploitation dit du Audrac prenant naissance sur le chemin départemental n° 93 ».
Au regard de la topographie et des différents actes notariés, M. U... F... conclut qu'il est effectivement fait référence à un chemin d'exploitation qui dessert le bien de la société LABHEAVEN depuis la route départementale n° 93 (ou [...] ) jusqu'au ruisseau en limite nord de la parcelle [...] (propriété de la société LABHEAVEN).
Ce même chemin est mentionné dans l'acte de vente du 15 septembre 1980, bordant la parcelle [...] à l'est. L'expert en conclut que la portion litigieuse du chemin, celle qui traverse aujourd'hui la propriété de la société LABHEAVEN, n'est pas qualifiée par les différents titres de propriété. Il ajoute que si les titres des défendeurs font état de servitudes, il ne s'agit que de servitudes grevant leurs propres fonds, et jamais ceux de la société LABHEAVEN.
Analysant des relevés cadastraux plus anciens et remontant jusqu'à l'année 1809, l'expert judiciaire constate qu'il existait bien un chemin traversant la zone du nord au sud qui traversait le fonds aujourd'hui propriété de la société LABHEAVEN. Ce chemin a été déplacé dans le temps, entre 1972 et 1977 d'après les photographies aériennes (page 20 du rapport), pour recouper la configuration actuelle.
L'expert indique que, dans sa configuration ancienne, le chemin avait pour fonction essentielle de relier entre elles des terres labourables et de faire en sorte qu'elles soient desservies par la voie publique afin de favoriser un accès vers le village de [...].
L'expert judiciaire conclut ainsi : « situé en zone rurale, n'étant pas ouvert à la circulation publique, desservant un nombre limité de tènements dont l'origine commune est ancienne avec un fonds terminus, sur une largeur de 2,5 mètres, ce chemin a, à notre avis, les caractéristiques d'un chemin d'exploitation » (page 19 du rapport).
Il ressort de différentes attestations produites que le chemin litigieux a régulièrement été emprunté par les ouvriers saisonniers travaillant pour les consorts I... W..., notamment au moment des vendanges, ce pour une période allant des années 1991 à 2013.
Par ailleurs, si le chemin litigieux permet effectivement de relier les parcelles des défendeurs à la voie publique, cette desserte n'est qu'incidente puisque l'accès à la voie publique se fait, au nord, par un passage sur les parcelles cadastrées [...] et [...], propriétés des consorts I.... Cette portion est d'ailleurs qualifiée de chemin d'exploitation par 1 'acte de vente des auteurs de la société LABHEAVEN, en date du 11 mai 1934, ce qui est confirmé par les actes de vente des 15 septembre 1980 et 25 novembre 2003, ainsi qu'il a été dit précédemment.
Ainsi, le chemin litigieux, qui n'a pas pour seule fonction de désenclaver les fonds, permet la communication de ces fonds entre eux. Il importe peu que les fonds communicants ne fassent plus tous l'objet d'exploitations agricoles dans la mesure où le critère d'utilité est indifférent en la matière C'est donc en procédant à une juste analyse des titres, de la configuration des lieux et de l'historique du tracé litigieux que l'expert, M. F... a pu le qualifier de chemin d'exploitation.
Il ne s'agit, en réalité, que d'une portion du chemin d'exploitation qui relie la route départementale n° 93 jusqu'à la propriété actuelle des consorts S... (AR n° 34), desservant entre ces deux extrémités l'ensemble des fonds appartenant aux parties à la présente instance.
Ensuite, le déplacement du chemin dans les années 1970 est indifférent s'agissant de sa qualification, dans la mesure où ce déplacement a été consensuel, ainsi qu'il résulte des débats, et de sorte que la condition fixée à l'article L. 162-3 du code rural et de la pêche maritime est remplie.
Enfin, l'absence de participation des riverains aux frais de mise en état de viabilité et d'entretien du chemin ne suffit pas à exclure la qualification de chemin d'exploitation.
Dès lors, le chemin litigieux doit être qualifié de chemin d'exploitation » ;
1°) ALORS QUE les chemins et sentiers d'exploitation sont ceux qui servent exclusivement à la communication entre divers fonds ou à leur exploitation et présentent un intérêt ou une utilité pour eux ; qu'en qualifiant le chemin litigieux de chemin d'exploitation après avoir constaté que ce chemin permet de relier des parcelles enclavées à la voie publique, ce dont il résulte qu'il ne sert pas exclusivement à la communication entre divers fonds, la cour d'appel qui n'a pas tiré les conséquences de ses constatations a violé l'article L. 162-1 du code rural et de la pêche maritime ;
2°) ALORS QUE la société Labheaven faisait valoir que les tènements des consorts N... S... ne sont pas riverains du chemin litigieux qui ne constitue donc pas un chemin d'exploitation à leur endroit ; qu'en ne répondant pas à ce moyen des conclusions (p. 10, § 3 des conclusions de la société Labheaven du 28 juillet 2017), la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile.