LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 1
LG
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 26 février 2020
Rejet
Mme BATUT, président
Arrêt n° 149 F-D
Pourvoi n° W 18-25.115
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 26 FÉVRIER 2020
1°/ M. S... M..., domicilié [...] ,
2°/ la société A... et K..., société d'exercice libéral par actions simplifiée, dont le siège est [...] ,
ont formé le pourvoi n° W 18-25.115 contre l'arrêt rendu le 2 octobre 2018 par la cour d'appel de Paris (pôle 2, chambre 1), dans le litige les opposant à Mme I... Q... , domiciliée [...] , défenderesse à la cassation.
Les demandeurs invoquent, à l'appui de leur pourvoi, le moyen unique de cassation annexé au présent arrêt.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Mornet, conseiller, les observations de la SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat de M. M... et de la société A... et K..., de la SCP Gatineau et Fattaccini, avocat de Mme Q... , et l'avis de M. Lavigne, avocat général, après débats en l'audience publique du 21 janvier 2020 où étaient présents Mme Batut, président, M. Mornet, conseiller rapporteur, Mme Kamara, conseiller doyen, et Mme Randouin, greffier de chambre,
la première chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 2 octobre 2018), Mme Q... a épousé M. P... le 30 juillet 2001 sous le régime matrimonial de la participation aux acquêts, conclu suivant contrat reçu le 18 juillet 2001 par M. M... (le notaire), membre de la société A... et K... (la société), titulaire d'un office notarial.
2. Le 16 janvier 2003, Mme Q... et M. P... ont constitué la société civile immobilière Q...-P... (la SCI), Mme Q... , détentrice de 99 % du capital social, étant désignée gérante. Elle a emprunté, seule, une somme de 250 147 euros, qu'elle a apportée en compte courant d'associée en vue de financer l'acquisition, par la SCI, d'un immeuble à usage professionnel destiné à l'exercice de sa profession de médecin, selon acte reçu par le notaire, le 30 janvier 2003.
3. M. P... et Mme Q... ayant engagé une procédure de divorce, le projet de liquidation du régime matrimonial a fait apparaître que celle-ci devait verser à son ancien époux la moitié de la valeur des parts de la SCI.
4. Soutenant que le notaire avait manqué à son obligation d'information et de conseil, Mme Q... l'a assigné, ainsi que la société, en responsabilité et indemnisation.
Examen du moyen
Sur le moyen unique, pris en ses deux dernières branches, ci-après annexé
5. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur la première branche du moyen
Énoncé du moyen
6. Le notaire et la société font grief à l'arrêt de les condamner in solidum à payer à Mme Q... la somme de 150 000 euros à titre de dommages-intérêts, ainsi que celle de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, alors que « seul est réparable un préjudice certain ; qu'en s'abstenant de rechercher, comme elle y était pourtant invitée, si l'obligation de verser à son mari la moitié de la valeur des parts de la SCI au titre de sa participation aux acquêts, invoquée par Mme Q... à titre de préjudice, n'était pas incertaine, dès lors qu'elle ne se prévalait que d'un projet de liquidation et non pas d'une convention homologuée ou d'une décision de justice devenue définitive, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'ancien article 1382 du code civil, devenu l'article 1240 du même code dans sa rédaction issue de l'ordonnance du 10 février 2016. »
Réponse de la Cour
7. L'arrêt retient qu'il incombait au notaire d'attirer l'attention de Mme Q... sur la contradiction possible entre la détention par elle de 99 % des parts de la SCI, correspondant au financement intégral de l'acquisition immobilière, de surcroît destinée à son activité professionnelle, et le fait qu'en cas de dissolution du régime, il lui faudrait reverser la moitié de la valeur de ces parts qui constituaient un acquêt. Il ajoute que le notaire ne démontre pas avoir fourni l'information requise et que, par suite de ce manquement, Mme Q... a perdu une chance de ne pas réaliser l'opération ou de faire modifier soit le contrat de mariage soit le régime matrimonial.
8. Par ces seuls motifs, la cour d'appel, qui n'était pas tenue de suivre les parties dans le détail de leur argumentation, a fait ressortir le caractère certain du préjudice de Mme Q... , justifiant ainsi légalement sa décision au regard de l'article 1382, devenu 1240 du code civil.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne M. M... et la société A... et K... aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par M. M... et la société A... et K... et les condamne à payer à Mme Q... la somme de 3 000 euros ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-six février deux mille vingt.
MOYEN ANNEXE au présent arrêt :
Moyen produit par la SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat aux Conseils, pour M. M..., la société A... et K...
Il est fait grief à l'arrêt infirmatif attaqué d'AVOIR condamné in solidum le notaire et la SCP notariale à payer à Mme Q... la somme de 150 000 euros à titre de dommages et intérêts et la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
AUX MOTIFS QUE le notaire est tenu d'informer et d'éclairer les parties, de manière complète et circonstanciée, sur la portée et les effets des actes auxquels il prête son concours ; qu'il lui appartient de remplir sa mission de façon efficace ; qu'il doit démontrer, en outre, qu'il a effectivement rempli son obligation de conseil à l'égard de ses clients ; que la responsabilité de la SCP notariale peut résulter alors de la proposition et de la mise en oeuvre d'un cadre juridique inapproprié ; que si comme l'a estimé le tribunal, la profession de pédiatre de Mme Q... ne lui interdisait pas de recourir au moment de son mariage avec M. P..., gérant de société, au régime matrimonial de la participation aux acquêts, de sorte qu'aucune faute n'apparaît avoir été commise par les notaires à ce stade, il en va différemment lorsqu'il a été demandé à Me M... de recevoir l'acte par lequel une SCI, créé entre les époux à raison de 99 % pour l'épouse et 1 % pour l'époux, achetait un local professionnel pour Mme Q... ; qu'il incombait alors au notaire d'attirer l'attention des époux P... Q... et tout particulièrement celle de Mme Q... , [sur le fait] qu'il existait une contradiction possible entre le fait de détenir 99 % des parts de la société, ce qui correspondait au fait que Mme Q... apportait seule le financement de cet achat au demeurant destiné à son activité professionnelle et le fait qu'en cas de dissolution du régime, il lui faudrait reverser la moitié de la valeur de ces parts qui constituaient un acquêt ; qu'en effet pour un non-juriste comme Mme Q... , le fait de détenir 99 % des parts de la société était de nature à lui laisser croire qu'elle détenait définitivement dans cette proportion la propriété du bien acheté ; que Me M..., qui ne pouvait pas au surplus ignorer l'usage professionnel du bien acheté, la SCI étant déjà enregistrée au répertoire SIRENE comme établissement le 31 mars 2003, soit avant les formalités de vente, ne démontre pas qu'il a fourni aux époux P... Q... l'information requise ; que du fait de ce défaut d'information, Mme Q... a perdu une chance de ne pas réaliser l'opération ou de faire modifier le contrat de mariage ou même d'en changer ; que cette perte de chance est importante, sans pour autant représenter la totalité de la somme perdue ; que la cour estime ce préjudice à la somme de 150 000 euros que Me M... et la Scp Poisson etamp; Gaillard-Serougne doivent être condamnés in solidum à payer à Mme Q... (arrêt, p. 5, al. 2-8) ;
1°) ALORS QUE seul est réparable un préjudice certain ; qu'en s'abstenant de rechercher, comme elle y était pourtant invitée (cf. conclusions d'appel des exposants, p. 9), si l'obligation de verser à son mari la moitié de la valeur des parts de la SCI Q...-P... au titre de sa participation aux acquêts, invoquée par Mme Q... à titre de préjudice, n'était pas incertaine, dès lors qu'elle ne se prévalait que d'un projet de liquidation et non pas d'une convention homologuée ou d'une décision de justice devenue définitive, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'ancien article 1382 du code civil, devenu l'article 1240 du même code dans sa rédaction issue de l'ordonnance du 10 février 2016 ;
2°) ALORS QU'en toute hypothèse, n'est pas la cause d'un dommage la faute sans laquelle il se serait quand même produit et qui n'en constitue pas, partant, un antécédent nécessaire ; qu'en s'abstenant de rechercher, comme elle y était également invitée (cf. conclusions d'appel des exposants, p. 7-8), si l'impossibilité de stipuler une clause excluant les biens professionnels du régime de la participation aux acquêts, que les époux avaient d'ores et déjà adopté avant la conclusion de l'acte lors de laquelle le notaire aurait manqué à son devoir de conseil, n'excluait pas tout lien de causalité entre la faute imputée à ce rédacteur d'actes et le préjudice invoqué consistant en l'obligation d'accorder des droits sur l'acquêt que constituait l'immeuble acheté, dès lors qu'il n'était pas possible de ne pas soustraire le bien acquis aux règles gouvernant le régime matrimonial adopté, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'ancien article 1382 du code civil, devenu l'article 1240 du même code dans sa rédaction issue de l'ordonnance du 10 février 2016 ;
3°) ALORS QU'en tout état de cause, un manquement à un devoir de conseil n'est pas causal s'il n'est pas établi que, mieux informé, le créancier aurait évité le dommage allégué ; qu'en retenant une perte de chance de modifier le contrat de mariage ou même d'en changer, sans déterminer si, en considération de la motivation de chacun des époux, il existait une possibilité que Mme Q... opte pour la modification de son régime matrimonial et que son mari consente à un tel changement, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'ancien article 1382 du code civil, devenu l'article 1240 du même code dans sa rédaction issue de l'ordonnance du 10 février 2016.