LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, a rendu l'arrêt suivant :
Statuant sur les pourvois formés par :
-
-
-
-
- -
l'association Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples (Mrap),
l'association Ligue contre le racisme et l'antisémitisme (Licra),
l'association Avocats sans Frontières (Asf),
l'association Union des étudiants juifs de France (Uejf),
l'association SOS Racisme Touche pas à mon pote,
l'association J'accuse ! Action internationale pour la justice (Aipj), parties civiles,
contre l'arrêt n° 211 de la cour d'appel de PARIS, chambre 2-7, en date du 6 juin 2018, qui les a déboutées de leurs demandes après relaxe de M. N... V... du chef d'injures publiques envers un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ;
La COUR, statuant après débats en l'audience publique du 1er octobre 2019 où étaient présents : M. Soulard, président, M. Bonnal, conseiller rapporteur, Mme Durin-Karsenty, M. Maziau, Mme Labrousse, conseillers de la chambre, M. Barbier, Mme de-Lamarzelle, M. Violeau, conseillers référendaires ;
Greffier de chambre : Mme Lavaud ;
Sur le rapport de M. le conseiller BONNAL, les observations de la société civile professionnelle RICARD, BENDEL-VASSEUR, GHNASSIA, de Me Laurent GOLDMAN, de la société civile professionnelle SPINOSI et SUREAU, de la société civile professionnelle POTIER DE LA VARDE, BUK-LAMENT et ROBILLOT et de la société civile professionnelle BOULLOCHE, avocats en la Cour, et les conclusions de M. l'avocat général LEMOINE ;
Joignant les pourvois en raison de la connexité ;
Vu les mémoires produits, en demande et en défense ;
Sur le moyen unique de cassation proposé par la SCP Potier de La Varde, Buk-Lament et Robillot pour l'association Asf, pris de la violation de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, des articles 23, 29 alinéa 2 et 33 alinéa 3 de la loi du 29 juillet 1881 et des articles 591 et 593 du code de procédure pénale ;
“en ce que l'arrêt attaqué a renvoyé M. V... des chefs du délit d'injures publiques commises envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée pour les faits commis les 29 décembre 2015 et 24 janvier 2016 ;
“1°) alors que constituent une injure publique envers un groupe de personnes à raison de leur origine les propos qui qualifient par le terme connoté et dénigrant de « nègre » un genre musical donné tout en relevant qu'il s'adresserait au « cerveau reptilien », c'est-à-dire à la partie instinctive et primitive du cerveau par opposition à celle gérant les sentiments et l'intellect, conférant ainsi à ce supposé genre musical une valeur inférieure à celle d'autres genres musicaux ; qu'en jugeant que les propos d'N... V... selon lesquels, « centrée sur le rythme, la musique nègre s'adresse au cerveau reptilien » n'impliquent qu'une opinion sur un genre musical, qui peut être discutée et contestée, et que la conclusion selon laquelle cette opinion viserait l'ensemble des « nègres » pour le rapprocher d'un état animal relèverait exclusivement d'extrapolations, de sur-interprétation ou de recours à d'autres propos postérieurs ou différents et serait donc incompatible avec la certitude nécessaire au prononcé d'une condamnation pénale, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision ;
“2°) alors que constitue une injure publique envers un groupe de personnes à raison de l'origine le fait d'imputer aux juifs un racisme, consubstantiel de ses adeptes, vis-à-vis des non-juifs et une haine des ‘Goyim', en privant ces derniers de leurs dieux et en leur imposant ainsi le monothéisme, dès lors que, sous couvert d'une analyse historique, la formulation du propos incriminé vise le judaïsme dans sa pratique intemporelle et par conséquent les juifs pris dans leur ensemble ; qu'en jugeant que ces propos prêteraient un racisme aux seuls « Juifs » de l'Antiquité en sorte qu'ils ne sauraient viser l'ensemble des juifs et que l'éventuel racisme actuel que le prévenu imputerait aux juifs ne serait nullement évoqué dans les propos poursuivis et serait sans incidence déterminante dans le présent litige, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision” ;
Sur le premier moyen de cassation proposé par la SCP Ricard, Bendel-Vasseur, Ghnassia pour l'Uejf et les associations Aipj et SOS Racisme, pris de la violation des articles 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, 23, 29 alinéa 2 et 33 alinéa 3 de la loi du 29 juillet 1881, 591 à 593 du code de procédure pénale, défaut de motifs, manque de base légale ;
“en ce que l'arrêt attaqué a renvoyé M. V... des fins de la poursuite du chef d'injure publique envers un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée pour avoir, le 29 décembre 2015, mis en ligne sur le compte Twitter « [...] », les propos suivants « Centrée sur le rythme, la musique nègre s'adresse au cerveau reptilien » ;
“alors que le délit d'injure à caractère racial prévu et réprimé par l'article 29, alinéa 2 et 33 alinéa 2 de la loi du 29 juillet 1881 est constitué par toute expression outrageante, terme de mépris ou invective portée à l'encontre d'une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ; qu'en l'espèce, le message « Centrée sur le rythme, la musique nègre s'adresse au cerveau reptilien », dans lequel M. V..., en associant le terme péjoratif « nègre » à l'une des catégorie des arts, pour créer la formule « musique nègre », afin de réduire l'ensemble des compositions musicales des populations noires à une donnée rythmique qui ferait appel au cerveau reptilien qui est celui, dans la théorie sur les trois cerveaux, renvoie à la partie du cerveau reliée aux fonctions les plus primitives, archaïques et primaires de l'homme, caractérise une injure publique à l'encontre d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ; qu'en relaxant M. N... V..., en se bornant à relever qu'il aurait voulu par ce message uniquement porter une opinion sur un genre musical, la cour d'appel a violé les textes et principes susvisés” ;
Sur le second moyen de cassation proposé par la SCP Ricard, Bendel-Vasseur, Ghnassia pour l'Uejf et les associations Aipj et SOS Racisme, pris de la violation des articles 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, 23, 29 alinéa 2 et 33 alinéa 3 de la loi du 29 juillet 1881, 591 à 593 du code de procédure pénale, défaut de motifs, manque de base légale ;
“en ce que l'arrêt attaqué a renvoyé M. V... des fins de la poursuite du chef d'injure publique envers un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée pour avoir, le 24 janvier 2016, mis en ligne sur le compte Twitter « [...] », les propos suivants « C'est le racisme des juifs qui les a conduits au monothéisme quand ils ont privé de leurs dieux les « Goyim » qu'ils haïssaient » ;
“alors que le délit d'injure à caractère racial prévu et réprimé par l'article 29, alinéa 2 et 33 alinéa 3 de la loi du 29 juillet 1881 est constitué par toute expression outrageante, terme de mépris ou invective portée à l'encontre d'une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ; qu'en l'espèce, le message « 3. C'est le racisme des Juifs qui les a conduits au monothéisme quand ils ont privé de leurs dieux les « Goyim » qu'ils haïssaient », en ce qu'il affirme que les juifs seraient devenus monothéistes par racisme et détestation des non-juifs, impute à tous les juifs qui se revendiquent de cette religion un racisme et une détestation des non-juifs ; qu'en relaxant M. V..., en se bornant à relever que le message qui concernerait que les « Juifs » de l'Antiquité ne saurait viser l'ensemble des juifs, la cour d'appel a violé les textes et principes susvisés” ;
Sur le moyen unique de cassation proposé par Me Laurent Goldman pour la Licra, pris de la violation des articles 23, 29 alinéa 2 et 33 alinéa 3 de la loi du 29 juillet 1881, 1240 du code civil, 591 et 593 du code de procédure pénale ;
“en ce que l'arrêt attaqué a relaxé M. V... du chef d'injures publiques à caractère racial ;
“1°) alors que toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l'imputation d'aucun fait est une injure, dont la répression est aggravée lorsqu'elle est commise envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ; qu'en jugeant que les propos publiés le 29 décembre 2015, selon lesquels « Centrée sur le rythme, la musique nègre s'adresse au cerveau reptilien », n'étaient pas constitutifs d'une injure à caractère raciale, la cour d'appel a méconnu les textes susvisés ;
“2°) alors qu'en qualifiant de racistes les Juifs antiques, M. V... a exprimé une opinion injurieuse faisant, par essence, de tout juif un raciste, de sorte qu'en décidant le contraire, la cour d'appel a méconnu les textes susvisés” ;
Sur le moyen unique de cassation proposé par la SCP Spinosi et Sureau pour le Mrap, pris de la violation des articles 6 et 10, § 2 de la Convention européenne des droits de l'homme, 23, 29 alinéa 2 et 33 alinéa 3 de la loi du 29 juillet 1881, 1382 ancien du code civil, 1240 nouveau du code civil, préliminaire, 591 et 593 du code de procédure pénale ;
“en ce que l'arrêt attaqué a, infirmant le jugement entrepris en toutes ses dispositions, relaxé le prévenu du chef d'injure publique en raison de l'origine, l'ethnie, la nation, la race ou la religion en déboutant le MRAP de ses demandes ;
“1°) alors que constitue une injure toute expression outrageante, tous termes de mépris ou invective ; que n'a pas légalement justifié sa décision la cour d'appel qui a considéré que les propos du 29 décembre 2015 : « centrée sur le rythme, la musique nègre s'adresse au cerveau reptilien » n'étaient pas constitutifs d'injure raciste aux motifs qu'il ne s'agissait que d'une opinion ne visant pas l'ensemble des « nègres » (sic) ou des noirs quand, au regard du contexte des propos, l'expression « musique nègre » corrélée au « cerveau reptilien » désignait la production culturelle d'un groupe humain inférieur s'adressant à la partie du cerveau constituant le siège des instincts et des comportements primitifs, ce qui ne faisait aucun doute sur le caractère objectivement méprisant et outrageant des propos poursuivis ;
“2°) alors que n'a pas légalement justifié sa décision la cour d'appel qui a jugé que le tweet du 24 janvier 2016 : « 3. C'est le racisme des Juifs qui les a conduits au monothéisme quand ils ont privé de leurs dieux les "Goyim" qu'ils haïssaient » n'était pas constitutif d'injure raciste aux motifs, inopérants, que « le racisme ainsi prêté aux "Juifs" de l'Antiquité ne saurait viser l'ensemble des juifs » lorsque, sous couvert d'analyse historique, le prévenu affirmait que l'ensemble de la communauté juive était intrinsèquement raciste, ce qui, pour le lecteur moyen, revêtait un caractère injurieux, le racisme étant une infraction pénalement punissable” ;
Les moyens étant réunis ;
Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure que le procureur de la République a fait citer M. V... devant le tribunal correctionnel du chef précité, pour avoir mis en ligne sur le réseau Twitter, le 29 décembre 2015, le message : "Centrée sur le rythme, la musique nègre s'adresse au cerveau reptilien", et le 24 janvier 2016, le message : "C'est le racisme des Juifs qui les a conduits au monothéisme quand ils ont privé de leur dieux les "Goyim" qu'ils haïssaient" ; que les juges du premier degré sont entrés en voie de condamnation contre le prévenu ; que ce dernier, ainsi que trois des associations qui s'étaient constituées partie civile, ont relevé appel de ce jugement ;
Sur le second moyen proposé par la SCP Ricard, Bendel-Vasseur, Ghnassia et les moyens uniques proposés par la SCP Potier de La Varde, Buk-Lament et Robillot, Me Laurent Goldman et la SCP Spinosi et Sureau, pris en leurs secondes branches :
Attendu que, pour infirmer le jugement et dire l'infraction non caractérisée du chef du second propos poursuivi, l'arrêt énonce que celui-ci est inclus dans un ensemble intitulé "Comprendre le judaïsme antique en 10 points", dont le premier point vise expressément "les Juifs ou Hébreux", et que, quelle que soit la pertinence de cette analyse présentée comme historique, le racisme ainsi prêté aux Juifs de l'Antiquité ne saurait viser l'ensemble des Juifs ;
Attendu qu'en prononçant ainsi, les juges ont exactement apprécié le sens et la portée du passage incriminé, éclairé par les éléments extrinsèques qu'ils ont souverainement analysés, et qui, pour contestable qu'il puisse être, n'est ni outrageant ni méprisant à l'égard d'un groupe, pris dans son ensemble, de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ;
D'où il suit que le moyen et les griefs ne sont pas fondés ;
Mais sur le premier moyen proposé par la SCP Ricard, Bendel-Vasseur, Ghnassia et les moyens uniques proposés par la SCP Potier de La Varde, Buk-Lament et Robillot, Me Laurent Goldman et la SCP Spinosi et Sureau, pris en leurs premières branches :
Vu l'article 29, alinéa 2, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté
de la presse ;
Attendu qu'aux termes de ce texte, toute expression outrageante, terme de mépris ou invective qui ne renferme l'imputation d'aucun fait précis est une injure ; qu'il appartient à la Cour de cassation d'exercer son contrôle sur le sens et la portée des propos poursuivis ;
Attendu que, pour infirmer le jugement s'agissant du premier message incriminé, relaxer le prévenu et débouter les parties civiles de leurs demandes, l'arrêt énonce que si le mot "nègre" appliqué à une personne est essentiellement péjoratif, il en va différemment de l'expression d'"art nègre", et que le prévenu se livre à une analyse subjective sur l'importance du rythme dans les genres musicaux qu'il qualifie de "nègres" et qu'il associe à la partie du cerveau reliée aux instincts, aux réflexes et aux comportements stéréotypés, émettant ainsi une opinion qui peut être contestée, mais ne visant pas l'ensemble des personnes de race noire qui seraient assimilées à l'état animal ; que les juges ajoutent qu'une telle conclusion ne pourrait relever que d'une extrapolation incompatible avec la certitude nécessaire au prononcé d'une condamnation pénale ;
Mais attendu qu'en statuant ainsi, alors que, s'il prétendait être l'expression d'une opinion sur un genre musical, le message poursuivi était en réalité méprisant à l'égard d'un groupe de personnes définies par la couleur de leur peau, qu'il désignait par un terme outrageant et présentait comme plus proches que les autres de l'animalité, de sorte qu'il constituait une injure, la cour d'appel a méconnu le texte susvisé et le principe ci-dessus énoncé ;
D'où il suit que la cassation est encourue de ce chef ;
Par ces motifs :
CASSE et ANNULE l'arrêt susvisé de la cour d'appel de Paris, en date du 6 juin 2018, mais en ses seules dispositions civiles relatives au propos mis en ligne le 29 décembre 2015, toutes autres dispositions étant expressément maintenues,
Et pour qu'il soit à nouveau statué, conformément à la loi, dans les limites de la cassation ainsi prononcée,
RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel de Paris, autrement composée, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;
DIT n'y avoir lieu à application de l'article 618-1 du code de procédure pénale ;
ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d'appel de Paris et sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement annulé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président le treize novembre deux mille dix-neuf ;
En foi de quoi le présent arrêt a été signé par le président, le rapporteur et le greffier de chambre.