LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
Attendu, selon l'arrêt attaqué, que, par jugements des 30 juillet 2012 et 13 avril 2015, un tribunal correctionnel a reconnu Mme N... victime des faits de prostitution forcée et de traite d'êtres humains et lui a alloué diverses sommes en réparation de ses préjudices ; que Mme N... a saisi une commission d'indemnisation des victimes d'infractions ;
Attendu qu'il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur le premier moyen, annexé, qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation ;
Mais, sur le second moyen, pris en sa première branche :
Vu l'article 706-3 du code de procédure pénale, ensemble le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime ;
Attendu que pour lui allouer la somme de 30 000 euros au titre de la perte de gains professionnels futurs, l'arrêt énonce que depuis qu'elle a pu se soustraire à l'emprise des proxénètes qui l'exploitaient, Mme N..., qui a bénéficié de la protection subsidiaire prévue par l'article L. 712-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, a entrepris une formation professionnelle, qu'elle ne démontre pas ne pas être en mesure, une fois celle-ci achevée, de trouver un emploi, et que, compte-tenu des faits dont elle a été victime et qui ont retardé son entrée dans la vie active, il est justifié de retenir qu'elle aurait perçu, à compter de la consolidation de son état, un salaire de 500 euros par mois et de calculer le préjudice pendant cinq ans ;
Qu'en statuant ainsi, sans avoir constaté que subsistait, après la consolidation de l'état de Mme N... et pendant les cinq années suivantes, une incapacité permanente mettant celle-ci dans l'impossibilité d'exercer une activité professionnelle ou en limitant la possibilité, la cour d'appel a violé le texte et le principe susvisés ;
PAR CES MOTIFS et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres branches du second moyen :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il alloue à Mme N... la somme de 30 000 euros au titre de la perte de gains professionnels futurs, l'arrêt rendu le 16 novembre 2017, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ; remet, en conséquence, sur ce point, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Paris, autrement composée ;
Laisse les dépens à la charge du Trésor public ;
Vu l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande de la SCP Yves Richard ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du sept mars deux mille dix-neuf.
MOYENS ANNEXES au présent arrêt :
.Moyens produits par la SCP Delvolvé et Trichet, avocat aux Conseils, pour le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions.
PREMIER MOYEN DE CASSATION :
Il est fait grief à l'arrêt d'avoir alloué à Mme N... la somme de 11 925 euros en réparation de la perte de gains professionnels actuels ;
Aux motifs que « Mme A... N... critique le jugement qui a rejeté sa demande (rejet de la demande omis dans le dispositif du jugement), en faisant valoir qu'elle suivait des études de biologie au Nigéria, et qu'elle a perdu une chance de travailler à son arrivée en France ; qu'elle calcule son préjudice sur la base d'une perte de chance de 50 % de percevoir un salaire mensuel de 1 000 euros et réduit la somme obtenue pour tenir compte du pourcentage retenu par les experts au titre du déficit fonctionnel temporaire (75 % pendant 37 mois, 50 % pendant 7 mois et 25 % pendant 34 mois) ; que le FGTI qui sollicite dans le corps de ses écritures la confirmation du jugement sur ce point, et qui en demande l'infirmation dans le dispositif, s'oppose à la demande en raison d'une part, de l'absence de justificatif d'un emploi exercé avant les faits, et de toute formation professionnelle, et d'autre part, des difficultés linguistiques de la victime et de sa situation irrégulière sur le sol français, rendant selon lui peu probable qu'elle ait pu, même en l'absence de faits justifiant la saisine de la Commission, exercer une activité professionnelle ; que toutefois, il ne peut être reproché à Mme A... N... arrivée en France avec l'intention d'entamer une formation de coiffeuse et d'exercer un emploi, ainsi que cela ressort de ses déclarations aux médecins qui l'ont examinée, et alors qu'elle était âgée de seulement 20 ans, de ne pas produire de justificatif d'une activité professionnelle exercée avant les faits ; que comme l'observe justement Mme A... N..., son entrée dans la prostitution forcée, sous l'emprise de proxénètes cherchant à la maintenir dans un état de vulnérabilité extrême, ne lui a pas permis de régulariser sa situation administrative ; qu'il ne peut pas non plus être tiré de l'absence de justificatif des études universitaires qu'elle déclare avoir faites, qu'elle n'aurait pas pu travailler en France ; que même en l'absence du fait dommageable, ses perspectives d'emploi étaient limitées, il n'en demeure pas moins qu'en raison des infractions dont elle a été victime, elle a perdu une chance de se former et d'exercer une activité professionnelle pendant la totalité de la période précédant la consolidation ; que le préjudice de la perte de gain est indépendant dans l'appréciation qui en est faite du déficit fonctionnel temporaire, poste de préjudice extra patrimonial ; que cependant, il y a lieu de tenir compte de la demande et en conséquence de calculer le préjudice selon la méthode retenue par Mme A... N... ; qu'au regard de sa situation personnelle telle que rappelée ci-dessus, la cour évalue la perte de chance de Mme A... N... à 50 % de 600 €, revenu auquel elle aurait pu prétendre si elle n'avait pas été contrainte de se prostituer, soit [(300 x 75 % x 37 mois) + (300 € x 50 % x 7 mois) + (300 € x 25 % x 34 mois)] = 11.925 euros » (arrêt, p. 4, antépénult. § et s.) ;
1°) Alors, d'une part, que la disparition d'une éventualité favorable n'est réparable au titre de la perte de chance qu'autant que la chance perdue présente un caractère réel et sérieux ; qu'en retenant, pour allouer à Mme N... la somme de 11 925 euros au titre de la perte de gains professionnels actuels, qu'en raison des infractions dont elle a été victime, celle-ci avait perdu une chance de se former et d'exercer une activité professionnelle pendant la totalité de la période précédant la consolidation, cependant qu'elle constatait que, même en l'absence du fait dommageable, Mme N..., qui ne bénéficiait d'aucune formation professionnelle, qui se trouvait en situation irrégulière en France et ne parlait pas le français, ne bénéficiait que de perspectives d'emploi limitées, la cour d'appel a réparé une chance dépourvue de caractère sérieux et donc un préjudice purement hypothétique, en violation de l'article 706-3 du code de procédure pénale et du principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime ;
2°) Alors, d'autre part, que la perte de chance implique la privation d'une potentialité présentant un caractère de probabilité raisonnable ; qu'en se bornant à affirmer que, du fait des infractions dont elle avait été victime, Mme N... avait perdu une chance de se former et d'exercer une activité professionnelle pendant la totalité de la période précédant la consolidation et de pouvoir ainsi espérer un revenu mensuel de 600 euros, base sur laquelle le préjudice a été évalué, sans caractériser, au regard des circonstances de l'espèce, le caractère de probabilité raisonnable de cette possibilité, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 706-3 du code de procédure pénale et du principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime.
SECOND MOYEN DE CASSATION :
Il est fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir alloué à Mme N... la somme de 30 000 euros au titre de la perte de gains professionnels futurs ;
Aux motifs propres que « depuis qu'elle a pu se soustraire à l'emprise des proxénètes qui l'exploitaient, Mme A... N..., aidée par l'association Les amis du bus des femmes, et qui a bénéficié ainsi que cela ressort du rapport du docteur G... de la protection subsidiaire prévue par l'article L 712-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, a entrepris une formation professionnelle ; qu'elle ne démontre pas ne pas être en mesure, une fois celle-ci achevée, de trouver un emploi ; que compte tenu des faits dont elle a été victime qui ont retardé son entrée dans la vie active, il est justifié de retenir ainsi que l'a fait la commission, qu'elle aurait perçu, à compter de la consolidation de son état, un salaire de 500 € par mois et de calculer le préjudice pendant 5 ans ; que la décision qui lui a alloué la somme de 30.000 € de ce chef est confirmée » (arrêt attaqué, p. 4, § 5) ;
Et, à la supposer adoptés, aux motifs que « les pertes de gains professionnels futures correspondent à la perte ou à la diminution des revenus consécutive à l'incapacité permanente à compter de la date de consolidation ; que les conséquences de la prostitution forcée d'A... N... ont engendré de graves conséquences sur le plan psychologique chez cette jeune victime ; que Mme A... N... dispose aujourd'hui d'un titre de séjour et était suivie en 2012 par l'association "les amis du bus des femmes" dont une assistante sociale indiquait qu'elle a une grande volonté et des capacités d'apprentissage, mais que le choc post traumatique entrave ses capacités d'insertion ; que dans ces conditions, le tribunal fixera la perte de gains à la somme de 500 € par mois comme demandé, sur une durée de 5 années ; qu'il sera en conséquence alloué la somme de 30000€ » (jugement entrepris, p. 3, § 7 et s.).
1°) Alors, d'une part, que la perte de gains professionnels futurs indemnise la victime de la perte ou de la diminution de ses revenus consécutive à l'incapacité permanente à laquelle elle est désormais confrontée dans la sphère professionnelle à la suite du dommage ; qu'elle suppose une impossibilité, au moins partielle, d'exercer une activité professionnelle en raison d'une incapacité permanente dont elle reste atteinte ; qu'en retenant, pour allouer à Mme N... la somme de 30 000 euros correspondant à un salaire de 500 euros par mois sur les cinq ans suivant la date de consolidation, que les faits ont retardé sa formation et son entrée dans la vie active, sans constater en quoi subsistait après la date de consolidation, une incapacité empêchant ou limitant, sur les cinq ans suivant cette date, la possibilité d'exercer un emploi, la cour d'appel a violé l'article 706-3 du code de procédure pénale et le principe de la réparation intégrale du préjudice sans perte ni profit pour la victime ;
2°) Alors, de plus, que la perte de gains professionnels futurs a pour objet d'indemniser la victime de la perte ou de la diminution de ses revenus consécutive à l'incapacité permanente à laquelle elle est désormais confrontée dans la sphère professionnelle à la suite du dommage qu'elle a subi ; que cette perte correspond à la différence entre les gains obtenus par la victime avant l'accident et ceux conservés ou espérés après celui-ci ; qu'en allouant à Mme N... la somme de 30 000 euros correspondant à un salaire mensuel de 500 euros sur les cinq ans suivant la date de consolidation, lorsqu'elle avait constaté que Mme N... n'exerçait aucune activité rémunérée au moment de l'infraction (arrêt attaqué, p. 5, § 1), ce dont il se déduisait que la victime n'avait pu subir de diminution de salaire consécutive à l'incapacité permanente à laquelle elle aurait confrontée dans sa sphère professionnelle à la suite du dommage, la cour d'appel a violé l'article 706-3 du code de procédure pénale et le principe de la réparation intégrale du préjudice sans perte ni profit pour la victime ;
3°) Alors, en outre, que l'incidence professionnelle à caractère définitif a pour objet d'indemniser les incidences périphériques du dommage touchant à la sphère professionnelle subies à raison du handicap ; qu'elle suppose que soit caractérisée une atteinte lié à l'état séquellaire de la victime ; qu'à supposer que la somme de 30 000 euros correspondant à un salaire de 500 euros par mois sur les cinq ans suivant la date de consolidation ait été allouée en réparation de l'incidence professionnelle, la cour d'appel ne pouvait se déterminer ainsi, sans caractériser en quoi le retard dans l'entrée dans la vie active qu'elle indemnisait résultait de l'état séquellaire de la victime, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 706-3 du code de procédure pénale et le principe de la réparation intégrale du préjudice sans perte ni profit pour la victime ;
4°) Alors, subsidiairement, que le principe de réparation intégrale du préjudice sans perte ni profit pour la victime exclut qu'un même préjudice puisse être réparé deux fois ; qu'en allouant à Mme N... au titre « de la perte de gains professionnels futurs et/ou de l'incidence professionnelle » la somme de 30 000 euros correspondant à un salaire de 500 euros par mois sur les cinq ans suivant la date de consolidation en réparation du retard causé par les faits dans son entrée dans la vie active, lorsqu'elle avait déjà indemnisé, au titre de la perte de gains professionnels actuels, la perte de chance de débuter une activité professionnelle dès son arrivée en France, la cour d'appel a indemnisé deux fois le même préjudice lié au retard dans l'entrée dans la vie active induit par l'infraction, la cour d'appel a violé l'article 706-3 du code de procédure pénale et le principe susvisé ;
5°) Alors, en toute hypothèse, que le préjudice lié au retard pris par la victime qui n'a pas pu, par suite du fait dommageable, entrer plus tôt dans la vie active, s'analyse en une perte de chance de ne pas entrer plus tôt dans la vie active ; que le préjudice né d'une telle perte de chance ne peut être égal au montant des salaires que la victime aurait perçus si la chance s'était réalisée mais à la seule fraction de ceux-ci, correspondant à la chance perdue ; qu'en indemnisant le retard dans l'entrée de la victime dans la vie active induit par l'infraction, à hauteur de la somme de 30 000 euros correspondant à un salaire de 500 euros par mois sur les cinq ans suivant la date de consolidation, et non une simple fraction des sommes que la victime pouvait espérer percevoir, la cour d'appel a violé l'article 706-3 du code de procédure pénale et du principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime.