LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
Sur le moyen unique :
Attendu, selon l'arrêt attaqué (Nancy, 9 novembre 2009), que M. X..., chauffeur, employé de la société Transrec, a livré, par camion citerne à la société Albright and Wilson, aux droits de laquelle se trouve la société Huntsman (la société), de l'oléum, forme gazeuse d'acide sulfurique ; que dès la fin des opérations de livraison de l'oléum, effectuées à l'aide d'une tuyau flexible, M. X... a été victime de graves brûlures lors du désaccouplement du tuyau à la citerne du camion ; que M. X... et son organisme de sécurité sociale, aux droits duquel se trouve la société Winterthur Europe assurances (l'assureur) ont assigné la société et son préposé, M. Y... qui avait été chargé des opérations de livraison de l'oléum en responsabilité et indemnisation ;
Attendu que la société Huntsman fait grief à l'arrêt de la déclarer entièrement responsable du dommage causé à M. X... et de la condamner à lui payer la somme de 34 700 euros majorée des intérêts au taux légal et à l'assureur la somme de 67 915,21 euros majorée des intérêts au taux légal, alors selon le moyen :
1°/ que constitue une absence de motif la motivation par voie de référence à une décision rendue dans une autre instance ; qu'en renvoyant, pour l'exposé des faits litigieux, aux décisions rendues le 5 novembre 2004 par le tribunal correctionnel de Bar-le-Duc et le 13 octobre 2005 par la chambre des appels correctionnels de la cour d'appel de Nancy, cependant que la société n'était de surcroît pas partie à la procédure pénale, la cour d'appel a privé sa décision de motifs et a violé l'article 455 du code de procédure civile ;
2°/ que la responsabilité du dommage causé par le fait d'une chose est liée à l'usage et aux pouvoirs de surveillance et de contrôle qui caractérisent la garde ; qu'en estimant que la société avait la garde du flexible dont le désaccouplement de la cuve avait causé le dommage, tout en constatant que M. X... avait, par un «geste malheureux», pris l'initiative de procéder à ce désaccouplement alors que M. Y..., salarié de la société, procédait normalement à la fermeture des différentes vannes reliées à la cuve de l'usine, ce dont il résultait nécessairement que M. X..., en prenant cette initiative malheureuse, avait acquis les pouvoirs de contrôle, d'usage et de direction du flexible litigieux, et qu'il en était dès lors devenu le gardien, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations et a violé l'article 1384, alinéa 1er, du code civil ;
3°/ que le transfert de la garde peut intervenir sans que soit exigé du gardien initial qu'il établisse l'existence d'une situation de force majeure qui se serait imposée à lui ; qu'en estimant qu'aucun transfert de garde du flexible n'avait pu se produire à l'initiative de M. X..., dès lors que le geste de ce dernier ne relevait pas de la force majeure, cependant que ce transfert de garde devait être analysé indépendamment de toute force majeure, la cour d'appel a violé l'article 1384, alinéa 1er, du code civil ;
Mais attendu que dans ses conclusions d'appel, la société avait fait expressément référence aux décisions prononcées les 5 novembre 2004 et 13 octobre 2005 par le juge pénal au bénéfice de son préposé M. Y... ; qu'elle n'est en conséquence pas recevable à présenter devant la Cour de cassation un moyen contraire à ses propres écritures ;
Et attendu que l'arrêt retient, par motifs propres et adoptés, qu'en installant le camion citerne sur la plate-forme de dépotage et en remettant le bon de déchargement à M. Y..., M. X... a transféré la garde de son chargement à la société qui a pris la direction de l'opération de dépotage ; que lorsque M. X... a entrepris le désaccouplement du flexible de la cuve, il poursuivait l'opération de dépotage, et compte tenu de son intervention précédente au cours de laquelle il avait manipulé le flexible, son geste n'était pas imprévisible; que la société n'a pas été dépossédée de la garde du chargement ; que le geste malheureux de M. X..., intervenu dans le cadre d'une opération que la société livrée contrôlait et dans des conditions admises par elle, n'a pas eu pour effet de lui transférer les pouvoirs d'usage, de direction et de contrôle sur le chargement ; que la société n'a pas été confrontée à un geste relevant de la force majeure, alors que celui-ci ne lui a pas été extérieur puisqu'il est intervenu dans le cadre d'une opération qu'elle dirigeait au cours de laquelle elle a accepté l'intervention de M. X..., ni irrésistible, puisqu'elle aurait pu interdire à l'intéressé de participer à l'opération ;
Que de ces constatations et énonciations, la cour d'appel a pu déduire que M. Y..., préposé de la société, avait, durant toute la présence de M. X... dans ses locaux, disposé sur l'oléum des pouvoirs d'usage, de direction et de contrôle caractérisant la garde de la chose instrument du dommage et qu'il n'était pas établi que M. X... avait reçu des instructions propres à prévenir lui-même le préjudice que le produit livré pouvait causer ;
D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;
PAR CES MOTIFS :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne la société Huntsman aux dépens ;
Vu l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande de la société Huntsman ; la condamne à payer à M. X... et à la société Winterthur Europe assurances la somme globale de 2 500 euros ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du trois mars deux mille onze.
MOYEN ANNEXE au présent arrêt :
Moyen produit par Me Balat, avocat aux Conseils pour la société Huntsman
Il est reproché à l'arrêt attaqué d'avoir déclaré la société Huntsman entièrement responsable du dommage causé à M. X... et de l'avoir condamnée à payer à celui-ci la somme de 34.700 € majorée des intérêts au taux légal et à la société Winterthur Europe assurances la somme de 67.915,21 € majorée des intérêts au taux légal ;
AUX MOTIFS QU' il ressort des précisions apportées par les décisions du tribunal correctionnel de Bar-le-Duc du 5 novembre 2004, et de la chambre correctionnelle de la cour d'appel de Nancy du 13 octobre 2005, que selon les déclarations concordantes des parties lors de l'enquête pénale et de l'instruction, M. Y..., salarié de la société Albright and Wilson, a autorisé M. X... à participer aux opérations de déchargement de l'oléum de son camion à la cuve de la société, à accoupler le tuyau de déchargement au container citerne, lui a donné le signal d'ouvrir la double vanne du fond située entre le container citerne et le tuyau de déchargement, s'est éloigné du lieu de l'opération pendant une demi-heure, le laissant seul pour surveiller l'opération de déchargement, a accepté après être revenu, et alors qu'il avait l'intention de stopper l'opération, de la poursuivre sur demande de M. X... qui lui a indiqué que le déchargement n'était pas terminé selon le manomètre du camion, lui a donné l'ordre de fermer la vanne de son camion ; que pendant que M. Y... procédait à la fermeture des différentes vannes reliées à la cuve de l'usine, M. X... a procédé au désaccouplement du tuyau de déchargement de la cuve ; qu'il convient de retenir comme l'ont indiqué les premiers juges qu'en installant le camion citerne sur la plate-forme de dépotage et en remettant le bon de déchargement à M. Y..., M. X... a transféré la garde de son chargement à la société Albright and Wilson, ce qu'elle ne conteste pas ; que c'est celle-ci qui a pris la direction de l'opération de dépotage ; que M. X... y a participé sous son contrôle et avec son autorisation ; que lorsqu'il a entrepris le désaccouplement du flexible de la cuve, il poursuivait l'opération de dépotage, et compte tenu de son intervention précédente au cours de laquelle il avait manipulé le flexible, l'avait raccordé à son camion et avait ouvert une vanne, et ce alors qu'il ne portait pas de combinaison de sécurité efficace, son geste n'était pas imprévisible ; que la société Albright and Wilson n'a pas été dépossédée de la garde du chargement alors que M. X... n'a nullement dirigé l'opération de dépotage lorsqu'il a demandé à M. Y... de la poursuivre quand il voulait l'arrêter, ce dernier ayant apprécié librement que le transfert de gaz n'était effectivement pas terminé et ayant continué à prendre en charge l'opération, et que son geste malheureux, intervenu dans le cadre d'une opération que la société livrée contrôlait et dans des conditions admises par elle, comportant son intervention, n'a pas eu pour effet de lui transférer les pouvoirs d'usage, de direction et de contrôle sur le chargement ; que la société Albright and Wilson avait la possibilité d'empêcher le dommage en écartant M. X... des opérations pendant le transfert de l'oléum et jusqu'à son issue ; qu'elle ne peut prétendre qu'elle ne pouvait exercer son autorité sur son propre site ; qu'une fois branché, M. X... n'avait plus de pouvoir d'usage, de direction et de contrôle sur le flexible dont se servait la société Albright and Wilson pour exécuter l'opération qu'elle dirigeait, que celle-ci indique d'ailleurs que « la réglementation imposait une abstention sur le flexible dans sa relation à la cuve de la part du chauffeur pendant la période de dépotage et à l'issue de celle-ci » ; qu'il n'a pas repris ce pouvoir dès lors qu'il a agi dans le cadre d'une opération organisée et surveillée par la société Albright and Wilson, n'avait pas d'autonomie ; que la société n'a pas été confrontée à un geste relevant de la force majeure, alors que celui-ci ne lui a pas été extérieur puisqu'il est intervenu dans le cadre d'une opération qu'elle dirigeait au cours de laquelle elle a accepté l'intervention de M. X..., ni irrésistible, puisqu'elle aurait pu interdire à l'intéressé de participer à l'opération, ni imprévisible puisque M. X... avait participé activement à l'opération avant de réaliser la manoeuvre qui lui a été dommageable ; que la société Albright and Wilson est en conséquence responsable sur le fondement de l'article 1384, alinéa 1er, du Code civil des conséquences dommageables subies par M. X... du fait des projections d'oléum ;
ALORS, D'UNE PART, QUE constitue une absence de motif la motivation par voie de référence à une décision rendue dans une autre instance ; qu'en renvoyant, pour l'exposé des faits litigieux, aux décisions rendues le 5 novembre 2004 par le tribunal correctionnel de Bar-le-Duc et le 13 octobre 2005 par la chambre des appels correctionnels de la cour d'appel de Nancy (arrêt attaqué, p. 7 in fine), cependant que la société Albright et Wilson, aux droits de laquelle est venue la société Huntsman, n'était de surcroît pas partie à la procédure pénale, la cour d'appel a privé sa décision de motifs et a violé l'article 455 du Code de procédure civile ;
ALORS, D'AUTRE PART, QUE la responsabilité du dommage causé par le fait d'une chose est liée à l'usage et aux pouvoirs de surveillance et de contrôle qui caractérisent la garde ; qu'en estimant que la société Albright et Wilson avait la garde du flexible dont le désaccouplement de la cuve avait causé le dommage, tout en constatant que M. X... avait, par un « geste malheureux », pris l'initiative de procéder à ce désaccouplement alors que M. Y..., salarié de la société Albright et Wilson, procédait normalement à la fermeture des différentes vannes reliées à la cuve de l'usine (arrêt attaqué, p. 8), ce dont il résultait nécessairement que M. X..., en prenant cette initiative malheureuse, avait acquis les pouvoirs de contrôle, d'usage et de direction du flexible litigieux, et qu'il en était dès lors devenu le gardien, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations et a violé l'article 1384, alinéa 1er, du Code civil ;
ALORS, ENFIN, QUE le transfert de la garde peut intervenir sans que soit exigé du gardien initial qu'il établisse l'existence d'une situation de force majeure qui se serait imposée à lui ; qu'en estimant qu'aucun transfert de garde du flexible n'avait pu se produire à l'initiative de M. X..., dès lors que le geste de ce dernier ne relevait pas de la force majeure (arrêt attaqué, p. 9 § 2), cependant que ce transfert de garde devait être analysé indépendamment de toute force majeure, la cour d'appel a violé l'article 1384, alinéa 1er, du Code civil.