LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
Donne acte à la société Ajinomoto Eurolyne de son désistement partiel à l'encontre de la société Ceva santé animale ;
Attendu, selon l'arrêt attaqué, qu'après que la Commission européenne a, par décision du 7 juin 2000 (2001/418/CE), retenu que plusieurs entreprises, dont la société Ajinomoto Eurolyne de juillet 1990 à juin 1995, ont enfreint les dispositions de l'article 81 §1 du traité CE (devenu l'article 101 du TFUE) en participant à des accords sur les prix, les volumes de vente et l'échange d'informations individuelles sur les volumes de ventes de lysine synthétique, les sociétés Doux aliments Bretagne SARL, Doux aliments Bretagne SNC, Doux aliments Cornouaille et Doux aliments Vendée (les sociétés Doux), producteurs de volailles, qui avaient, durant cette période, acquis de la lysine, acide aminé synthétique entrant dans la composition des aliments pour animaux, auprès de la société Ceva santé animale qui l'achetait elle-même à la société Ajinomoto Eurolyne, se plaignant du fait que l'entente sanctionnée avait eu pour effet d'augmenter le prix de vente de la lysine, ont assigné la société Ajinomoto Eurolyne (AE), afin d'obtenir réparation de préjudices résultant pour elles d'une perte de marge et d'une baisse de compétitivité ;
Sur le moyen unique, pris en sa deuxième branche :
Vu l'article 1382 du code civil ;
Attendu que, pour condamner la société AE à payer des dommages-intérêts aux sociétés Doux, l'arrêt, après avoir constaté que la réalité d'une faute commise par la société AE résulte de la décision du 7 juin 2000 de la Commission européenne et relevé que cette faute a engendré, pour les sociétés Doux, un surcoût des achats de lysine, retient que la circonstance que les sociétés Doux auraient été en mesure de répercuter ce surcoût sur les hausses de prix du produit est sans incidence sur l'étendue de leur droit à réparation ; qu'il ajoute que les charges accrues supportées par ces sociétés par suite des majorations de prix ont été la cause d'un préjudice constitué par une perte de la compétitivité de leurs produits et constituent la cause d'une perte de chance devant être indemnisée ;
Attendu qu'en se déterminant ainsi, sans rechercher si les sociétés Doux avaient, en tout ou partie, répercuté sur leurs clients les surcoûts résultant de l'infraction commise par la société AE, de sorte que l'allocation de dommages-intérêts aurait pu entraîner leur enrichissement sans cause, la cour d'appel a privé sa décision de base légale ;
Et sur le moyen unique, pris en sa première branche :
Vu l'article 16 du code de procédure civile ;
Attendu que l'arrêt retient que le préjudice subi par les sociétés Doux s'analyse en une perte de chance ;
Attendu qu'en statuant ainsi, alors que les sociétés Doux invoquaient un excédent de facturation, la cour d'appel qui, sans inviter les parties à présenter leurs observations, a relevé d'office un moyen tiré de la perte d'une chance, a violé le texte susvisé ;
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs :
CASSE ET ANNULE, dans toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 10 juin 2009, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ; remet, en conséquence, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Paris, autrement composée ;
Condamne les sociétés Doux aliments Bretagne SARL, Doux aliments Bretagne SNC, Doux aliments Cornouaille et Doux aliments Vendée aux dépens ;
Vu l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé par le président en son audience publique du quinze juin deux mille dix.
MOYEN ANNEXE au présent arrêt :
Moyen produit par la SCP Thomas-Raquin et Bénabent, avocat aux Conseils pour la société Ajinomoto Eurolysine
Il est fait grief à l'arrêt infirmatif attaqué d'avoir condamné la société AJINOMOTO EUROLYSINE à payer les sommes de 56.000 € à la SNC DOUX ALIMENTS BRETAGNE, 177.000 € à la SARL DOUX ALIMENTS BRETAGNE, 105.000 € à la SNC DOUX ALIMENTS VENDEE et 42.000 € à la SNC DOUX ALIMENTS CORNOUAILLE,
AUX MOTIFS QUE « les sociétés DOUX soutiennent que l'entente prohibée a eu pour effet d'augmenter le prix de vente de lysine de 30 % et, se prévalant des conclusions de l'étude réalisée par le Professeur Christian X... les 13 février et 10 mai 2006, réclament, en réparation de leur préjudice constitué par une perte de marge et une baisse de compétitivité, des dommages et intérêts correspondant à 30% du montant de leurs achats de lysine sur la période considérée ; qu'AJINOMOTO réplique que les sociétés DOUX n'établissent ni le préjudice qu'elles prétendent avoir subi par suite des pratiques anticoncurrentielles sanctionnées par la Commission européennes, ni le quantum du préjudice allégué, et en tout cas ne démontent pas qu'elles n'ont pas été en mesure de répercuter les hausses de prix en cause sur leurs propres clients ; que la responsabilité d'une personne sur le fondement de l'article 1382 du code civil ne peut être retenue que sur la base d'une faute, d'un préjudice et d'un lien causal entre les deux ; que la réalité d'une faute résulte de la décision du 7 juin 2000 de la Commission européenne qui a retenu qu'ont été commises entre 1990 et 1995 des pratiques contraires à la loi, de nature anticoncurrentielle, sur le marché de la lysine, pratiques constituées par des accords de prix, des accords sur les quantités et des accords d'échange d'information sur les volumes des ventes ; que ces actes sont imputables, parmi les cinq entreprises sanctionnées, à AJINOMOTO, identifiée comme « un des moteurs de cette entente mondiale » (considérant n° 332) ; que cette faute a nécessairement eu un effet sur le marché de la lysine, ainsi que l'a observé la Commission européenne au considérant 261 de sa décision : «l'infraction en cause, commise par des entreprises qui étaient pratiquement durant la période ouverte par cette décision, les seuls producteurs de lysine au monde, a eu pour effet de faire monter les prix à un niveau supérieur à celui qu'ils auraient atteint autrement et de restreindre les volumes des ventes, et, par conséquent, a eu un impact concret sur le marché de la lysine dans l'Espace économique européen ». Considérant que, dès lors qu'il y a une distorsion de concurrence, elle est de nature à causer un préjudice ; qu'en l'espèce, les faits d'entente commis par AJINOMOTO entre juillet 1990 et juin 1995 ont engendré, pour les sociétés DOUX, un surcoût des achats de lysine par rapport à des conditions économiques normales ; que les appelantes sont fondées à demander réparation du préjudice ainsi occasionné ; que la circonstance que les sociétés DOUX auraient été en mesure de répercuter ce surcoût sur les hausses de prix du produit est sans incidence sur l'étendue du droit des appelantes à réparation ; que, si l'étude de M. X... retient que les sociétés DOUX ont dû faire face à une perte d'exploitation et recourir dans des proportions accrues à leur trésorerie, la cour ne retiendra pas les conclusions de l'expert sur l'évaluation du préjudice ; qu'en effet, cette analyse encourt la critique en raison de la méthode employée, qualifiée par l'expert lui-même d' «imprécise» (page 2 de la note du 10 mai 2006), des données utilisées – essentiellement celles citées par la décision de la Commission européenne, soit des moyennes de prix, tous marchés européens et toutes formes (cristallisée ou liquide) de lysine confondues – et de l'hypothèse de travail qui conduit l'expert à retenir, aux termes d'un raisonnement théorique, un prix de marché moyen de la lysine, pour la période 1991-1995, de 3,25 DM/kg alors même qu'il n'est pas contesté que le cours du marché a connu, au cours de cette même période, des fluctuations erratiques ; que toutefois les charges accrues supportées par les sociétés DOUX par suite des majorations de prix ont été la cause d'un préjudice constitué par une perte de la compétitivité de leurs produits ; qu'elles constituent en réalité la cause d'une perte de chance que la cour indemnisera à hauteur de 30 % des sommes réclamées, soit 56.000 € pour la SNC DOUX ALIMENTS BRETAGNE, 177.000 € pour la SARL DOUX ALIMENTS BRETAGNE, 105.000 € pour la SNC DOUX ALIMENTS VENDEE et 42.000 € pour la SNC DOUX ALIMENTS CORNOUAILLE, sommes qu'AJINOMOTO sera condamnée à payer à chacune d'elles»,
ALORS QUE D'UNE PART le juge ne peut relever d'office un moyen sans inviter les parties à présenter leurs observations sur ce point, notamment lorsqu'il s'agit d'un moyen autonome tiré d'une perte de chance ; qu'en l'espèce, la Cour d'appel a considéré que les charges accrues supportées par les sociétés DOUX par suite de majoration de prix constituaient la cause d'une perte de chance, cependant que les sociétés DOUX avaient seulement sollicité d'être indemnisées de l'excédent de facturation ; qu'en statuant ainsi, sans inviter les parties à présenter leurs observations sur ce point, la Cour d'appel a violé l'article 16 du Code de procédure civile.
ALORS QUE D'AUTRE PART en énonçant que « la circonstance que les société DOUX auraient été en mesure de répercuter ce surcoût sur les hausses de prix du produit est sans incidence sur l'étendue du droit des appelantes à réparation », cependant que l'intimée faisait valoir à titre principal que les sociétés DOUX, qui ne justifiaient pas l'absence de répercussion de ce surcoût sur leurs prix, n'établissaient ainsi pas l'existence même du préjudice invoqué, la Cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 du Code civil.
ALORS QU'EN OUTRE les juges doivent caractériser l'existence d'un lien de causalité entre le fait générateur de responsabilité et la perte d'une chance, laquelle ne doit pas être hypothétique ; qu'en retenant que le préjudice des sociétés DOUX était constitué par une perte de chance de conserver la compétitivité de ses produits cependant qu'elle constatait que le marché des prix de lysine avait été soumis à des fluctuations erratiques ce dont il s'inférait que le lien de causalité entre la hausse des prix susceptible d'avoir été provoquée par la société AJINOMOTO EUROLYSINE et la perte ou le maintien de compétitivité des produits des sociétés DOUX apparaissait purement hypothétique, la Cour d'appel a violé l'article 1382 du Code civil.
ALORS QU'ENFIN en s'abstenant d'expliquer en quoi les produits des sociétés DOUX auraient subi une perte de compétitivité envers des concurrents qui, nécessairement placés devant la même situation de marché, auraient pareillement bénéficié de coûts d'approvisionnements plus bas, la Cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 du Code civil.