AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, PREMIERE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
Attendu que Mme X...
Y..., mandataire judiciaire à la liquidation des entreprises, a engagé contre l'Etat une action tendant à être indemnisée du préjudice que lui aurait causé le service public de la Justice de 1986 à 1989 pour absence de toute désignation et par la suite jusqu'à sa démission pour mesures vexatoires et discrimination, se manifestant par une répartition inéquitable des dossiers entre les mandataires judiciaires à la liquidation des entreprises établis auprès du tribunal de commerce de Bobigny ; que l'arrêt attaqué (Paris, 4 mai 2004) a condamné l'agent judiciaire du Trésor à lui payer la somme de 40 000 euros à titre de dommages-intérêts à raison de l'absence systématique de désignation alors qu'il n'était justifié ni d'une absence d'activité suffisante, ni d'aucun autre motif légitime et confirmé le jugement qui l'avait débouté de ses autres demandes ;
Sur le premier moyen :
Attendu que Mme X...
Y... fait grief à l'arrêt d'avoir rejeté l'action en réparation du dommage matériel qu'elle a subi du fait de la perte de bénéfice de 1996 à 2000 et de son préjudice moral, alors, selon le moyen :
1 / que constitue une faute lourde, engageant la responsabilité de l'Etat, la discrimination opérée à l'encontre d'un collaborateur du service public de la Justice dans la répartition du nombre et de la qualité des dossiers ou dans le traitement des procédures qui lui sont confiées ; que le demandeur à l'indemnisation qui se place sur ce terrain doit alors seulement établir l'existence d'une disparité de traitement, à charge pour le défendeur de prouver qu'elle ne procède pas d'une discrimination ; qu'en lui reprochant cependant de n'avoir pas établi que la disparité de traitement était constitutive d'une discrimination, la cour d'appel a inversé la charge de la preuve et violé l'article 1135 du Code civil et les articles 4 de la directive 97/80 du Conseil du 15 décembre 1997, de l'article 8 de la directive 2000/43/CE du Conseil du 29 juin 2000, le décret n° 82-726 du 17 août 1982 portant publication de la Convention internationale du travail n° 111 concernant la discrimination en matière d'emploi et de profession, adoptée à Genève le 25 juin 1958, ainsi que le décret n° 84-193 du 12 mars 1984 portant publication de la Convention de New-York du 1er mars 1980 sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes ;
2 / que la règle de la libre désignation par le juge des mandataires à la liquidation judiciaire n'ôte pas à la discrimination opérée entre les mandataires judiciaires la qualification de faute lourde ; qu'en retenant le contraire, la cour d'appel a violé l'article L. 781-1 du Code de l'organisation judiciaire ;
3 / que le demandeur à la réparation qui établit une faute lourde du service public de la Justice n'a pas à établir l'existence d'une intention malveillante des juges à son égard ; qu'en lui reprochant de n'avoir pas établi l'existence d'une telle intention, la cour d'appel a violé l'article L. 781-1 du Code de l'organisation judiciaire ;
4 / que l'existence d'une discrimination opérée par le service public de la Justice à l'encontre d'un de ses collaborateurs implique un préjudice réparable, sans qu'il soit exigé que ce préjudice soit anormal, spécial et grave ; qu'en retenant néanmoins qu'elle avait enregistré des bénéfices positifs et qu'elle n'avait donc pas subi un préjudice anormal et spécial, la cour d'appel a violé l'article L. 781-1 du Code de l'organisation judiciaire ;
Mais attendu que l'article L. 781-1 du Code de l'organisation judiciaire ne concerne que la responsabilité de l'Etat envers les usagers du service public de la Justice et n'est pas applicable à un mandataire judiciaire à la liquidation des entreprises, qui a la qualité de collaborateur du service public ; que le moyen, pris en ses quatre branches, est inopérant ;
Sur le deuxième moyen :
Attendu que Mme X...
Y... fait encore grief à l'arrêt d'avoir rejeté l'action en réparation du dommage anormal et spécial qu'elle a subi du fait de la perte de bénéfice de 1996 à 2000 et de son préjudice moral, alors, selon le moyen :
1 / que la règle de la libre désignation par le juge des mandataires à la liquidation judiciaire n'exclut pas que la disparité de traitement dans la répartition des dossiers rentables et des dossiers impécunieux puisse constituer un préjudice anormal et spécial d'une certaine gravité ; qu'en retenant le contraire, la cour d'appel a violé les principes régissant la responsabilité de la puissance publique à l'égard de ses collaborateurs ;
2 / que le collaborateur du service public de la Justice victime d'une disparité de traitement doit seulement rapporter la preuve d'un préjudice anormal et spécial d'une certaine gravité, sans avoir à établir l'existence d'une faute ; qu'en l'espèce, elle faisait la preuve d'une disparité de traitement dans la répartition des dossiers rentables et des dossiers impécunieux, qui s'était traduite dans le montant anormalement faible de son bénéfice moyen ; qu'en lui reprochant de n'avoir pas rapporté la preuve d'une discrimination et d'une intention malveillante des juges à son égard, exigeant ainsi la preuve d'une faute de ces derniers, la cour d'appel a violé les principes régissant la responsabilité de la puissance publique à l'égard de ses collaborateurs ;
3 / que le préjudice anormal et spécial d'une certaine gravité subi par le collaborateur du service public de la Justice peut résulter d'une disproportion flagrante entre son revenu, serait-il bénéficiaire, et celui de ses confrères exerçant dans le même secteur ; qu'en l'espèce, elle faisait valoir que son bénéfice moyen de 271 037 francs était anormalement plus faible que celui de la profession en Ile-de-France qui s'élevait à 3 600 000 francs ; qu'en se bornant à relever qu'elle avait reçu un total de 1225 dossiers et enregistré des résultats bénéficiaires, sans à aucun moment rapporter ces résultats à la moyenne des autres mandataires, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des principes régissant la responsabilité de la puissance publique à l'égard de ses collaborateurs ;
4 / qu'en l'espèce, au moyen des statistiques publiées par le ministère de l'Economie et de l'Industrie, elle établissait que les juges consulaires lui avaient confié un nombre de dossiers impécunieux plus important que ceux distribués à ses collègues de Seine-Saint-Denis, un nombre de dossiers rentables bien moindre et qu'elle avait enregistré, en suite de la disparité de traitement qui lui avait été infligée dans le secteur de Seine-Saint-Denis, un bénéfice moyen anormalement plus faible que celui de la profession en Ile-de-France ; qu'invoquant l'impossibilité de connaître le chiffre d'affaires de ses confrères de Seine-Saint-Denis, elle sollicitait la communication de leurs bilans ou déclarations ; qu'en lui reprochant de n'avoir pas rapporté "au vu des pièces mises aux débats" la preuve d'une différence de traitement anormale et spéciale d'une certaine gravité entre elle et ses confrères, sans expliquer comment elle aurait pu se procurer les données comptables de nature à établir la situation de ses confrères de Seine-Saint-Denis, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des principes régissant la responsabilité de la puissance publique à l'égard de ses collaborateurs et de l'article 4 de la directive 97/80 du Conseil du 15 décembre 1997, de l'article 8 de la directive 2000/43/CE du Conseil du 29 juin 2000, du décret n° 82-726 du 17 août 1982 portant publication de la Convention internationale du travail n° 111 concernant la discrimination en matière d'emploi et de profession adoptée à Genève le 25 juin 1958, ainsi que le décret n° 84-193 du 12 mars 1984 portant publication de la Convention de New-York du 1er mars 1980 sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes ;
5 / que le caractère anormal et spécial du préjudice subi par un collaborateur du service public s'apprécie à l'aune de la situation des membres de la même catégorie de collaborateurs ; qu'elle faisait valoir que le tribunal lui avait distribué moins de dossiers qu'à ses confrères de Seine-Saint-Denis, qu'elle avait dû assumer par rapport à ces derniers un taux de dossiers impécunieux compris entre 68 et 74 % beaucoup plus important et qu'elle n'avait obtenu que 1,7 % des dossiers rentables répartis entre les quatre mandataires ; qu'en se fondant sur la seule considération générale de la proportion des dossiers impécunieux en Seine-Saint-Denis, sans à aucun moment se prononcer sur sa situation particulière par rapport aux autres mandataires de ce secteur, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des principes régissant la responsabilité de la puissance publique à l'égard de ses collaborateurs ;
6 / que la cour d'appel a admis que la charge des dossiers impécunieux représentait en Seine-Saint-Denis "une proportion particulièrement élevée du total des procédures" ; qu'en refusant de considérer que cette rupture de l'égalité devant les charges publiques au regard des mandataires exerçant sur le reste de la France ne suffisait pas à caractériser tant pour elle que pour ses confrères de Seine-Saint-Denis un préjudice anormal et spécial d'une certaine gravité, peu important les conditions dans lesquelles les dossiers avaient été répartis à l'intérieur de ce secteur, la cour d'appel a violé les principes régissant la responsabilité de la puissance publique à l'égard de ses collaborateurs ;
7 / plus subsidiairement, qu'elle rappelait que l'article L. 814-7 du Code de commerce, applicable aux procédures ouvertes après l'entrée en vigueur de la loi n° 2003-7 du 3 janvier 2003 reconnaît aux mandataires judiciaires un droit à indemnité pour les dossiers dits impécunieux ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a admis qu'elle avait obtenu des dossiers impécunieux avant la cessation de son activité en 2000, à une période ou elle ne pouvait obtenir aucune indemnité ;
qu'en s'abstenant de rechercher si elle n'avait pas été victime, au regard de la situation des mandataires bénéficiaires de la nouvelle loi, d'une rupture d'égalité devant les charges publiques constitutives d'un préjudice anormal et spécial d'une certaine gravité, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des principes régissant la responsabilité de la puissance publique à l'égard de ses collaborateurs ;
Mais attendu, d'une part, sur la quatrième branche, que si Mme X...
Y... a soutenu faire l'objet de disparités de traitement, elle n'a nullement précisé en quoi il s'agirait de discrimination fondée sur le sexe, la race, la religion ou l'origine politique ; que, d'autre part, sur la septième branche, que la loi n° 2003-7 du 3 janvier 2003 n'est applicable qu'aux procédures ouvertes après son entrée en vigueur ; qu'enfin, qu'après avoir relevé le nombre de dossiers confiés à Mme X...
Y... et ses trois confrères durant la période considérée, respectivement 1225, 1507, 1787 et 1817, le bénéfice qu'elle en avait retiré et retenu que le nombre particulièrement élevé de dossiers dits impécunieux du total des procédures a été réparti entre les mandataires judiciaires habituellement désignés par le tribunal de commerce de Bobigny dans des conditions, qui, au vu des pièces mises au débat, ne donnent pas prises à l'allégation de discrimination, la cour d'appel a pu en déduire que cette situation participait de l'aléa normal auquel s'expose tout mandataire judiciaire à la liquidation des entreprises et ne constituait pas un préjudice anormal, spécial et d'une certaine gravité ouvrant droit à une indemnisation de la part de l'Etat ;
D'où il suit, qu'abstraction faite du motif surabondant critiqué par la seconde branche, l'arrêt est légalement justifié ;
Sur le troisième moyen :
Attendu que Mme X...
Y... fait encore grief à l'arrêt d'avoir écarté l'indemnisation du préjudice moral qu'elle a subi, alors, selon le moyen, que le mandataire à la liquidation judiciaire qui est seul, parmi ses confrères, à rencontrer des difficultés dans le déroulement des procédures du fait de sa juridiction de rattachement, peut demander réparation à l'Etat de son dommage anormal et spécial d'une certaine gravité sans avoir à justifier d'une intention malveillante des juges ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a admis qu'elle s'était heurtée dans le déroulement des procédures, à de nombreuses oppositions du tribunal, accrues par rapport aux difficultés qu'avaient rencontrées ses confrères et qui s'étaient révélées finalement infondées ; qu'en exigeant cependant la preuve d'une intention malveillante des juges à son égard, la cour d'appel a violé les principes régissant la responsabilité de la puissance publique à l'égard de ses collaborateurs ;
Mais attendu que le moyen s'attaque à une motivation surabondante de l'arrêt qui a retenu l'absence de préjudice anormal, spécial et d'une certaine gravité ; que le moyen est inopérant ;
Sur le quatrième moyen :
Attendu que Mme X...
Y... fait enfin grief à l'arrêt d'avoir écarté l'indemnisation du préjudice moral qu'elle a subi, alors, selon le moyen, que le préjudice anormal et spécial d'une certaine gravité subi par le mandataire de justice privé de toute mission pendant deux années comprend non seulement le montant des frais engagés au cours de cette période mais également le défaut total de perception de revenus ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a constaté qu'elle avait engagé pendant les deux années 1987 et 1988, des frais d'un montant total de 293 152 francs soit 36 458,50 euros et n'avait perçu au cours de cette période aucun revenu, dont la moyenne annuelle s'était ensuite établie à 49 017 euros sur la période de 1989 à 1999 ; qu'elle a encore admis qu'outre ce dommage ce dommage matériel elle avait subi un préjudice moral ; qu'en se bornant à lui allouer une indemnité de 40 000 euros à peine supérieure au seul montant des frais engagés, sans expliquer ce qui justifiait de réduire à moins de 40 000 euros le montant de l'indemnité due au titre du défaut de perception de revenus sur deux ans et du dommage moral, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des principes régissant la responsabilité de la puissance publique à l'égard de ses collaborateurs et du principe de réparation intégrale du dommage ;
Mais attendu que la cour d'appel a souverainement évalué le préjudice subi par Mme X...
Y... ; que le moyen ne peut être accueilli ;
PAR CES MOTIFS :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne Mme X...
Y... aux dépens ;
Vu l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, rejette les demandes ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de Cassation, Première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du quatorze février deux mille six.