REJET du pourvoi formé par :
- X... Jean-Marie,
- Y... Claude,
- la société Le Monde, civilement responsable,
contre l'arrêt de la cour d'appel de Grenoble, chambre correctionnelle, en date du 22 octobre 1998, qui, pour publication interdite d'informations relatives à une constitution de partie civile, a condamné chacun des prévenus à 1 000 francs d'amende et a prononcé sur les intérêts civils.
LA COUR,
Vu les mémoires produits en demande et en défense ;
Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué que, dans le journal Le Monde daté des 16 et 17 mars 1997, a été publié un article intitulé " Une plainte contre X vise le député RPR grenoblois Richard Z... " ; que l'article indiquait notamment :
" le président de la Compagnie de chauffage de l'agglomération grenobloise, Vincent A..., conseiller municipal écologiste de Grenoble, vient de déposer une plainte contre X avec constitution de partie civile, pour abus de biens sociaux et recel d'abus de biens sociaux, auprès du doyen des juges d'instruction. Cette plainte vise M. Z..., son prédécesseur à la tête de cette puissante société d'économie mixte, que ce dernier présida en tant que conseiller municipal de 1989 à 1995, après en avoir été le directeur " ; qu'à la suite de cette publication, Richard Z... a fait citer devant le tribunal correctionnel Claude Y..., auteur de l'article, Jean-Marie X..., directeur de publication, et, en qualité de civilement responsable, la société Le Monde pour infraction à l'article 2 de la loi du 2 juillet 1931 ;
En cet état :
Sur le deuxième moyen de cassation, pris de la violation des articles 55 de la Constitution du 4 octobre 1958, 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 591 et 593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs et manque de base légale :
" en ce que l'arrêt confirmatif attaqué a rejeté l'exception d'incompatibilité des dispositions de l'article 2 de la loi du 2 juillet 1931 avec l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
" aux motifs, intégralement adoptés des premiers juges, que si l'article 10 de la Convention reconnaît en son premier paragraphe à toute personne le droit à la liberté d'expression, ce texte prévoit en son second paragraphe que l'exercice de cette liberté comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi qui constituent dans une société démocratique des mesures nécessaires, notamment à la protection des droit d'autrui... ; que la loi du 2 juillet 1931 en son article 2 interdit, sous peine de sanctions pénales et pour une période limitée à celle antérieure à l'intervention d'une décision judiciaire, la publication de toute information relative à une constitution de partie civile présentée devant un juge d'instruction, procédure dont l'exercice est totalement libre et susceptible de donner lieu à des abus ; qu'elle a pour finalité une protection directe et préventive des droits de la personne pouvant être nommée dans une plainte avec constitution de partie civile et de prévenir un dévoiement possible de ce qui doit donner matière à un débat judiciaire ; que le terme de décision judiciaire y est exprimé sans restriction et peut notamment s'appliquer à une décision de mise en examen prise par un magistrat instructeur ; que la restriction à la liberté d'expression apportée par ce texte doit ainsi être regardée comme suffisamment accessible et prévisible pour permettre à toute personne de régler sa conduite et d'en prévoir les conséquences pénales ; qu'elle est également proportionnée au but poursuivi et justifie une intervention du législateur, s'inscrivant dans les limites et conditions fixées à l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; que, contrairement à ce qui est soutenu par les prévenus, les dispositions de l'article 2 de la loi du 2 juillet 1931 peuvent être appliquées au regard des dispositions précitées de la Convention ;
" alors que, si l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales garantissant la liberté d'expression, prévoit en son second paragraphe que des restrictions peuvent y être apportées, ce n'est que sous condition que l'atteinte soit prévue par la loi et constitue dans une société démocratique une mesure indispensable à son maintien, ce caractère indispensable supposant qu'il y ait une proportionnalité entre l'atteinte et le droit qu'elle est censée protéger, ce qui ne saurait être le cas de la loi du 2 juillet 1931 qui, en son article 2, interdit sous peine de sanctions pénales la publication avant décision judiciaire de toute information relative à des constitutions de partie civile faites en application de l'article 85 du Code de procédure pénale ;
" dans la mesure où, d'une part, cette atteinte à la liberté d'expression ne répond pas aux critères de proportionnalité exigés pour qu'elle puisse être considérée comme légitime puisque, par sa généralité, elle interdit toute information sur toute instruction ouverte à la suite d'une plainte avec constitution de partie civile émanant d'un particulier quel qu'en soit l'objet, quand bien même celle-ci poserait une question d'intérêt public, et ce de surcroît, contrairement à ce qu'ont énoncé les juges du fond, pour une durée incertaine puisque l'interdiction perdure jusqu'à l'intervention d'une décision judiciaire, laquelle peut intervenir dans un délai extrêmement variable en fonction de considérations les plus diverses, ensemble d'éléments qui exclue que le souci légitime de protéger des personnes privées puisse justifier l'interdiction de toute information concernant un pan entier de l'activité procédurale des juridictions d'instruction ;
" où, d'autre part, cette atteinte ne saurait être justifiée par un besoin social impérieux tenant au souci de protéger la personne visée par la plainte contre un éventuel abus de son auteur puisqu'un risque similaire existe tout autant en cas de mise en mouvement de l'action publique par une partie civile agissant par voie de citation directe sans que, dans cette hypothèse, une quelconque disposition de droit interne interdise la publication d'informations sur cette procédure, ce qui démontre à l'évidence la relativité de la préoccupation manifestée par le législateur à travers la loi du 2 juillet 1931 ;
" où, enfin, un besoin social impérieux se trouve d'autant moins établi qu'il existe en droit interne un ensemble de dispositions, dont celles de la loi du 29 juillet 1881 relatives à la diffamation et celles de l'article 9-1 du Code civil sur la présomption d'innocence, permettant précisément à toute personne visée par une plainte avec constitution de partie civile de faire sanctionner tout abus commis à son encontre à l'occasion de publications relatives à une procédure la concernant " ;
Sur le troisième moyen de cassation, pris de la violation des articles 9-1 du Code civil, 111-2 et 111-3 du nouveau Code pénal, 591 et 593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs et manque de base légale :
" en ce que l'arrêt confirmatif attaqué a déclaré Jean-Marie X... et Claude Y... coupables de publication d'informations relatives à une constitution de partie civile ;
" aux motifs qu'il est soutenu que l'article 9-1 du Code civil reconnaissant et protégeant le droit à la présomption d'innocence autoriserait la publication d'informations relatives à des plaintes avec constitution de partie civile sous réserve qu'il ne soit pas porté atteinte à la présomption d'innocence et emportait ainsi abrogation implicite de l'article 2 de la loi du 2 juillet 1931 ; que, cependant, l'article 9-1 du Code civil organise une protection spécifique du droit à la présomption d'innocence au profit de toute personne présentée publiquement avant toute condamnation comme coupable de faits donnant lieu à une enquête ou à une information judiciaire, notamment lorsqu'elle est visée dans une plainte avec constitution de partie civile ; que ces dispositions civiles de portée à la fois plus limitée quant à l'étendue des droits et intérêts protégés et plus étendue quant à la durée de la protection assurée, qui ne trouve son terme qu'au moment du prononcé d'une décision de condamnation et non de toute autre décision judiciaire, ne peuvent être regardées comme emportant abrogation implicite de l'article 2 de la loi du 2 juillet 1931 ;
" alors que l'article 9-1 du Code civil, en prévoyant des moyens de réparation au profit de toute personne présentée publiquement comme coupable avant toute condamnation à raison de faits faisant l'objet d'une enquête ou d'une instruction judiciaire, notamment sur plainte avec constitution de partie civile, a par là même admis la licéité d'informations données sur ce type de procédure, abrogeant ainsi tacitement mais nécessairement l'interdiction édictée par l'article 2 de la loi du 2 juillet 1931, l'article 9-1 du Code civil assurant une protection des droits identiques à ceux visés par l'article 2 de la loi du 2 juillet 1931, la circonstance, à la supposer établie, que la protection édictée par l'article 9-1 du Code civil ait une durée plus longue dans le temps que celle de l'article 2 de la loi du 2 juillet 1931 étant inopérante à exclure l'incompatibilité de ces deux textes qui ont le même objet, à savoir la protection d'une personne visée par une enquête ou une instruction, le plus récent de ces textes autorisant, sous réserve de sanctions en cas d'abus, des informations qu'interdit la loi du 2 juillet 1931 " ;
Les moyens étant réunis ;
Attendu que, contrairement à ce qui est soutenu aux moyens, c'est à bon droit que la cour d'appel a écarté l'argumentation des prévenus prise, d'une part, de l'incompatibilité de l'article 2 de la loi du 2 juillet 1931 avec l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et, d'autre part, de son abrogation tacite par les dispositions de l'article 9-1 du Code civil ;
Qu'en effet, si l'article 10 de la Convention précitée reconnaît en son premier paragraphe à toute personne le droit à la liberté d'expression, ce texte prévoit en son second paragraphe que l'exercice de cette liberté comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent, dans une société démocratique, des mesures nécessaires notamment à la protection des droits d'autrui, au nombre desquels figure la présomption d'innocence, ainsi qu'à la garantie de l'autorité et de l'impartialité du pouvoir judiciaire ; que, tel est l'objet de l'interdiction édictée par l'article 2 de la loi du 2 juillet 1931 dont la nécessité, au sens des dispositions conventionnelles, ne saurait être contestée aux seuls motifs que des comportements similaires échapperaient à la répression ou que d'autres qualifications pénales pourraient, le cas échéant, être appliquées aux comportements incriminés ;
Que, par ailleurs, les dispositions de l'article 2 de la loi précitée ne sont pas incompatibles avec celles de l'article 9-1 du Code civil, dont l'objet n'est pas de déterminer les publications pouvant porter atteinte aux droits d'autrui ou à l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire ;
D'où il suit que les moyens doivent être écartés ;
Sur le premier moyen de cassation, pris de la violation des articles 121-1 et 121-3 du nouveau Code pénal, 2 de la loi du 2 juillet 1931, 591 et 593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs et manque de base légale :
" en ce que l'arrêt confirmatif attaqué a retenu la responsabilité pénale de Jean-Marie X..., directeur de publication, pour infraction à l'article 2 de la loi du 2 juillet 1931 ;
" aux motifs, repris des premiers juges, qu'en sa qualité de directeur de publication du journal Le Monde, Jean-Marie X... a autorisé la publication de l'article de Claude Y... dont il a eu nécessairement connaissance dans l'exercice de sa fonction de surveillance et de contrôle ; qu'il a ainsi participé sciemment en tant que complice et non comme auteur principal à la commission du délit ;
" alors que l'article 2 de la loi du 2 juillet 1931 n'édictant aucune responsabilité de plein droit du directeur de publication, cette responsabilité ne peut être engagée que conformément aux règles de droit commun imposant que soit démontrée à son encontre une faute personnelle, laquelle ne saurait être caractérisée par le simple rappel des attributions d'un directeur de publication ; que, dès lors, les juges du fond, qui se sont fondés exclusivement sur ces attributions pour retenir la responsabilité pénale de Jean-Marie X..., ont violé le principe susvisé " ;
Attendu que, pour retenir la responsabilité pénale de Jean-Marie X..., directeur de publication du journal Le Monde, en qualité de complice de l'auteur de l'article incriminé, la cour d'appel se prononce par les motifs adoptés repris au moyen ;
Attendu qu'en se déterminant ainsi, les juges ont fait l'exacte application de la loi ;
Qu'en effet, le directeur de publication ayant le devoir de surveiller et de vérifier tout ce qui est inséré dans le journal, l'autorisation donnée par lui de publier un article de presse dont il était tenu de prendre connaissance dans l'exercice de sa fonction de surveillance et de contrôle caractérise sa participation consciente, en qualité de complice, au délit prévu et réprimé par l'article 2 de la loi du 2 juillet 1931, en l'absence de circonstances indépendantes de sa volonté l'ayant mis dans l'impossibilité de s'acquitter de son devoir ;
D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;
Et attendu que l'arrêt est régulier en la forme ;
REJETTE le pourvoi.