CASSATION PARTIELLE sur le pourvoi formé par 1° X... Brahim, 2° Y... Mohamed, 3° Z... Lahcen, 4° A... Ahmed, 5° B... Dadj Ben Smail, 6° C... Mohamed, 7° D... Akka, contre un arrêt de la cour d'appel de Paris, 11e chambre, en date du 17 janvier 1986, qui les a condamnés à diverses peines pour entrave à la liberté du travail, coups et blessures volontaires ou violences légères, complicité de ces deux infractions, port d'arme prohibé, et qui a accordé des réparations aux parties civiles, notamment à la société Citroën.
LA COUR,
Vu les mémoires produits en demande et en défense ;
Attendu qu'il appert de l'arrêt attaqué qu'au cours de l'année 1982, un climat de tension sociale s'est développé à l'usine Citroën sise à Aulnay-sous-Bois ; que des fédérations syndicales ont organisé, pour le 2 février 1983, une journée d'action, en vue de faire aboutir un certain nombre de revendications et ont diffusé, dans les ateliers, un tract appelant le personnel à cesser le travail dans la matinée du 2 février et à participer à une manifestation ;
Attendu qu'au jour prévu, des groupes de grévistes ont pénétré vers 13 heures dans plusieurs ateliers ; que beaucoup d'entre eux étaient armés de bâtons ou de pièces détachées de voitures ; que pour obliger leurs camarades à participer au mouvement, ils ont proféré des menaces, bousculé et frappé les non-grévistes qui leur opposaient une résistance passive et ne répondaient pas à leurs provocations ; que les incidents se sont prolongés pendant trois quarts d'heure ; que les violences exercées sur onze des victimes ont entraîné pour elles une incapacité de travail, trois d'entre elles étant hospitalisées ; que la direction a dû faire cesser toute activité et fermer l'usine pour la journée ;
Attendu qu'à la suite de ces incidents, des poursuites ont été engagées contre un certain nombre de grévistes, des chefs d'entrave à la liberté du travail, coups et blessures volontaires et complicité, violences légères et port d'arme prohibée ; que les victimes des violences et la société Citroën se sont constituées parties civiles ;
En cet état :
Sur le premier moyen de cassation, pris de la violation des articles 422, 427, 591 et 593 du Code de procédure pénale, violation des droits de la défense, défaut de motifs et manque de base légale :
" en ce que l'arrêt attaqué a déclaré D..., X..., Y..., A..., B..., E... et Z... coupables d'entraves à la liberté du travail ainsi que de violences et voies de fait ;
" aux motifs que si les prévenus ont toujours contesté avoir participé aux faits poursuivis en contestant la crédibilité des témoignages retenus à leur encontre, cette argumentation ne saurait être retenue ; qu'il importe peu que certains témoins soient affiliés à un autre syndicat ou qu'ils soient plus élevés dans la hiérarchie que les personnes poursuivies ; que leurs déclarations n'en sont pas suspectes pour autant et qu'il convient de noter que les prévenus ont été généralement identifiés par plusieurs personnes dont les imputations convergent ;
" alors que, d'une part, le juge du fond, s'il décide d'après son intime conviction, se doit néanmoins d'examiner la crédibilité des témoignages produits devant lui et ne saurait sans entacher sa décision d'insuffisance de motifs, fonder celle-ci exclusivement sur des témoignages émanant tous de personnes étroitement liées par un rapport de subordination à la partie civile, ce qui est précisément le cas en l'espèce où la déclaration de culpabilité prononcée à l'encontre des prévenus repose intégralement sur les déclarations faites par des personnes toutes employées de la société Citroën, partie civile dans cette affaire, et de surcroît, adhérant au syndicat maison de cette société, la CSL ;
" et alors que, d'autre part, il ressort du dossier qu'ont été entendus devant le Tribunal en qualité de témoin, MM. Jean-Louis F... et Jean-Claude G... dont il est indiqué qu'ils s'étaient constitués partie civile par voie d'intervention sans qu'il soit pour autant constaté que cette constitution a eu lieu postérieurement à leur audition en qualité de témoin de sorte qu'il est impossible de s'assurer que les dispositions d'ordre public de l'article 422 du Code de procédure pénale interdisant qu'une partie civile soit entendue comme témoin aient été observées en l'espèce " ;
Sur la seconde branche du moyen :
Attendu que le grief invoqué pour la première fois devant la Cour de Cassation, est irrecevable en application de l'article 599 du Code de procédure pénale ;
Sur la première branche du moyen :
Attendu que, pour déclarer les préventions établies, la cour d'appel, qui adopte expressément l'exposé des premiers juges et leur analyse détaillée des témoignages, rappelle les précautions qui ont été prises pour parvenir à une certitude en ce qui concerne l'identification des auteurs et complices ; qu'elle ajoute qu'il importe peu que certains témoins aient été affiliés à un autre syndicat que les prévenus ou qu'ils aient occupé un rang supérieur dans la hiérarchie ; que leurs déclarations ne sont pas suspectes pour autant et qu'il convient de noter que les auteurs des faits ont généralement été identifiés par plusieurs personnes qui ont fait ressortir le rôle exact de chacun d'eux et notamment celui des trois meneurs, D..., H... et I..., responsables syndicaux, lesquels dirigeaient l'action et entraînaient leurs camarades ;
Attendu qu'en l'état de ces motifs exempts d'insuffisance, la cour d'appel, qui s'est, en particulier, expliquée sur la crédibilité des témoignages, a fondé sa décision sur une appréciation souveraine des circonstances de la cause, sans encourir les griefs du moyen, lequel doit être écarté ;
Sur le deuxième moyen de cassation propre à D... et pris de la violation des articles 59, 60 et 309 du Code pénal, 591 et 593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs et manque de base légale :
" en ce que l'arrêt attaqué a déclaré D... coupable de complicité de violences avec préméditation et port d'arme ou seulement avec préméditation et port d'arme ou seulement avec préméditation ainsi que de complicité de violences légères ;
" aux motifs que contrairement à ce qu'a affirmé le Tribunal, il résulte de l'enquête et de l'information que ce prévenu qui s'est réparti avec E... et H... la surveillance des ateliers envahis par les commandos de militants cégétistes, était à leur tête, leur intimant l'ordre d'agir, les exhortant à la violence, contrôlant et dirigeant l'ensemble des exactions commises ; qu'ils ont ainsi commis des actes positifs de complicité par abus d'autorité morale, instructions données et même aide et assistance ;
" alors que, d'une part, la complicité supposant pour pouvoir être retenue l'existence entre la provocation ou l'aide et l'assistance d'une part et l'infraction effectivement commise d'autre part d'un lien de corrélation qui doit être constaté par le juge du fond, l'arrêt infirmatif attaqué n'a pas, en l'état de ses énonciations, qui établissent tout au plus la provocation à commettre le délit d'entrave à la liberté du travail dont D... a été déclaré coupable à titre d'auteur principal, ce qui exclut par conséquent qu'il puisse être de ce même chef déclaré complice, légalement justifié la déclaration de culpabilité de ce dernier pour complicité de violences et voie de fait qu'auraient commises certains grévistes, aucun des motifs susvisés n'établissant en effet qu'il y ait eu des instructions données de commettre des violences sur des personnes ni même une aide et assistance apportées à de tels faits ;
" alors que, d'autre part, la complicité légale supposant la connaissance chez l'agent de la nature exacte de l'infraction réellement perpétrée par l'auteur principal, le seul fait pour un responsable syndical d'avoir participé à un délit d'entrave à la liberté du travail même en le provoquant n'établit nullement la conscience et la volonté chez celui-ci de favoriser et de s'associer à des violences sur des personnes commises ultérieurement par certains grévistes " ;
Attendu que, pour retenir, en particulier, la complicité de D... dans les actes de violences dont ont été victimes les travailleurs non grévistes, la cour d'appel énonce qu'il résulte de l'enquête et de l'information que ce prévenu et deux autres responsables syndicaux s'étaient répartis la surveillance des ateliers envahis par les " commandos " de militants ; qu'ils étaient à leur tête, leur intimant l'ordre d'agir, contrôlant et dirigeant l'ensemble des exactions commises ;
Attendu que, contrairement à ce qui est allégué au moyen, en l'état de ces énonciations, la cour d'appel a mis en évidence le rôle primordial joué, notamment par D..., en pleine connaissance de cause, dans le déchaînement de la violence et a caractérisé, à sa charge, l'existence de tous les éléments constitutifs de la complicité par provocation, instructions et abus d'autorité ;
Qu'ainsi le moyen doit être écarté ;
Mais, sur le troisième moyen de cassation, pris de la violation des articles 414 du Code pénal, 2, 3, 591 et 593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs et manque de base légale :
" en ce que l'arrêt attaqué, infirmant la décision des premiers juges, a déclaré recevable la constitution de partie civile de la société Citroën du chef du délit d'entrave à la liberté du travail, et a condamné solidairement l'ensemble des grévistes reconnus coupables de ce délit à lui payer à titre de dommages-intérêts la somme de 1 000 000 de francs ;
" aux motifs qu'il est constant qu'en raison de l'entrave apportée à la liberté de l'industrie et du travail, les ouvriers, même non victimes, apeurés, sont pour beaucoup rentrés chez eux et qu'en raison de la perturbation générale, les autres n'étaient plus en état d'assurer leur travail ce qui a contraint la direction de la société Citroën d'arrêter la production et de renvoyer le personnel ; qu'il suffit de se reporter à l'exposé des motifs de la loi du 25 mai 1864 qui a modifié l'article 414 du Code pénal en cause pour constater que les préoccupations du législateur étaient en incriminant l'abus de coalition c'est-à-dire les cas où celle-ci s'accompagne de menaces, violences, voies de fait, de protéger tant les ouvriers dont il opprime la liberté que les patrons dont il paralyse l'industrie ; qu'ainsi, ce rapport mentionne spécialement l'hypothèse où de tels faits auront été commis par des ouvriers dans le but d'obtenir abusivement une augmentation de salaire, ce qui implique bien à l'évidence que le patron est alors directement concerné ; que c'est par conséquent à tort que le Tribunal a considéré que le délit reproché ne pouvait causer directement de préjudice qu'aux non-grévistes atteints dans leur liberté d'exercer leur travail ; qu'il en résulte également un dommage direct causé à l'employeur et que la société Citroën, partie civile, sera donc déclarée recevable ; que compte tenu de la production moyenne de voitures en février 1983, et du bénéfice dont la partie civile a été privée du fait de la réduction de production le 2 février 1983, le préjudice doit être évalué à la somme de 1 000 000 de francs, qui doit être intégralement réparé sans que la Cour puisse tenir compte des situations personnelles des prévenus ;
" alors que, d'une part, l'article 414 du Code pénal n'ayant pas pour objet la protection du travail en soi, mais exclusivement celle de la liberté des travailleurs contre les procédés de nature à faire obstacle à leur droit de prendre une décision personnelle concernant leur participation ou non à une action collective et concertée liée à des revendications professionnelles, l'arrêt infirmatif attaqué ne pouvait, sans méconnaître l'objet de ces dispositions, et par conséquent, violer les dispositions de l'article 2 du Code de procédure pénale qui réservent l'exercice de l'action civile devant la juridiction répressive à ceux qui ont personnellement souffert du dommage directement causé par l'infraction, faire droit à la demande de réparation de la société Citroën fondée sur une perte de production qui était la conséquence tant de la grève elle-même que de la décision prise par l'employeur en fonction d'une appréciation purement personnelle d'arrêter toute activité l'après-midi des faits, et qui dès lors ne découlait pas directement du délit d'entrave à la liberté du travail reproché aux prévenus ;
" et alors que, d'autre part, en tout état de cause, la perte de production invoquée par la société Citroën résultant nécessairement au moins pour partie de la grève elle-même, la Cour ne pouvait sans violer l'article 2 du Code de procédure pénale, condamner solidairement les prévenus à indemniser cette société de la totalité de cette perte qui ne résultait pas entièrement du délit d'entrave qui leur était reproché " ;
Vu lesdits articles ;
Attendu que, pour être recevable devant la juridiction répressive, l'action civile doit avoir pour but la réparation d'un préjudice personnel, résultant directement de l'infraction ;
Attendu que l'article 414 du Code pénal n'a pas pour objet la protection du travail en soi, mais seulement celle de la liberté que possèdent les travailleurs de s'associer, ou non, à une cessation concertée du travail ;
Attendu que pour accueillir la constitution de partie civile de la SA des automobiles Citroën et lui accorder des dommages-intérêts, la cour d'appel relève qu'en raison de l'entrave apportée à la liberté de l'industrie et du travail et de la grave perturbation générale qui en est résultée, les ouvriers non grévistes, blessés ou non, ont, pour la plupart, cessé leur travail ; que la direction de l'usine a dû arrêter les chaînes de fabrication et renvoyer le personnel ; qu'il en est résulté une diminution de la production, laquelle a causé un préjudice direct à l'employeur auquel il est dû réparation ;
Attendu cependant que le préjudice dont la réparation était demandée n'était en l'espèce que la conséquence indirecte de l'infraction et n'était pas de nature à ouvrir à la SA Citroën l'exercice de l'action civile devant la juridiction répressive ;
D'où il suit que, les principes ci-dessus rappelés ayant été méconnus, la cassation est encourue de ce chef ;
Par ces motifs :
CASSE ET ANNULE l'arrêt de la cour d'appel de Paris, en date du 17 janvier 1986, dans ses seules dispositions déclarant recevable la constitution de partie civile de la SA des automobiles Citroën contre les demandeurs au pourvoi et condamnant ces derniers au paiement de dommages-intérêts à ladite société ;
Et, pour être statué à nouveau dans les limites de la cassation ainsi prononcée :
RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel d'Amiens.