Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. A... B... a demandé au tribunal administratif d'Orléans de déclarer l'Etat entièrement responsable des préjudices résultant de sa blessure du 12 janvier 2019 et d'ordonner avant dire-droit une expertise afin d'évaluer ses préjudices.
La caisse primaire d'assurance maladie de Loir-et-Cher, agissant au nom et pour le compte de la caisse primaire d'assurance maladie du Cher, a demandé au tribunal administratif d'Orléans de déclarer l'Etat entièrement responsable des préjudices de M. B..., d'ordonner une expertise médicale et de condamner l'Etat à lui verser une provision de 37 000 euros.
Par un jugement n° 2003717 du 1er avril 2022, le tribunal administratif d'Orléans a ordonné avant dire-droit une expertise médicale et condamné l'Etat à verser à la caisse primaire d'assurance maladie de Loir-et-Cher une somme de 16 735,94 euros à titre de provision.
Procédure devant la cour :
Par une requête enregistrée le 6 juillet 2022, le ministre de l'intérieur et des outre-mer demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement ;
2°) de rejeter la demande présentée par M. B... devant le tribunal administratif d'Orléans ou, à défaut, de retenir une part de responsabilité de l'Etat dans le dommage n'excédant pas 20 %.
Il soutient que :
- le jugement attaqué est insuffisamment motivé sur la part de responsabilité incombant à la victime et, par suite, irrégulier ;
- si la blessure subie par M. B... est de nature à entraîner l'application du régime de responsabilité de l'Etat prévu par les dispositions de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure, c'est à tort que les premiers juges ont estimé que l'imprudence de la victime n'était de nature à exonérer l'Etat de sa responsabilité qu'à hauteur de 20 % ; la gravité de cette imprudence, qui est intégralement à l'origine de l'accident, est de nature à exonérer totalement l'Etat de sa responsabilité ; à titre subsidiaire cette imprudence est, a minima, de nature à exonérer l'Etat à hauteur de 80 % de sa responsabilité.
Par un mémoire en défense enregistré le 18 février 2023, M. B..., représenté par Me Bouillaguet, avocate, conclut au rejet de la requête et à ce que la somme de 1 500 euros soit mise à la charge de l'Etat au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il fait valoir que :
- à titre principal, c'est à bon droit que les premiers juges ont retenu la responsabilité sans faute de l'Etat sur le fondement des dispositions de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure ;
- à titre subsidiaire, la responsabilité de l'Etat pour l'usage d'un lanceur de balle de défense, qui constitue une arme comportant des risques exceptionnels, est engagée sur le fondement de la faute simple, dès lors qu'il était un tiers à l'opération de maintien de l'ordre ;
- la réparation intégrale du dommage incombe à l'Etat en l'absence de faute de sa part.
Par des observations enregistrées les 27 juillet 2022 et 20 juin 2023, la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) de Loir-et-Cher, représentée par Me Sieklucki, avocat, conclut au rejet de la requête et à la condamnation de l'Etat à lui verser la somme de 1 114 euros correspondant à l'indemnité forfaitaire de gestion prévue par l'article L. 376-1 du code de la sécurité sociale et à ce que la somme de 1 900 euros soit mise à sa charge au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
La CPAM fait valoir que :
- c'est à bon droit que les premiers juges ont retenu la responsabilité sans faute de l'Etat sur le fondement des dispositions de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure ;
- en revanche, c'est à tort que les premiers juges ont estimé que l'imprudence de la victime était de nature à exonérer partiellement l'Etat de sa responsabilité ; l'Etat doit assurer la responsabilité intégrale du dommage en l'absence de faute de la victime.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code de la sécurité intérieure ;
- le code de la sécurité sociale ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Troalen ;
- et les conclusions de M. Lerooy, rapporteur public ;
Considérant ce qui suit :
1. M. B..., victime le 12 janvier 2019 d'une blessure grave à la tête alors qu'il se trouvait sur les lieux d'une manifestation à Bourges, a adressé au ministre de l'intérieur et des outre-mer une demande indemnitaire préalable reçue le 22 octobre 2019, dans laquelle il attribuait cette blessure à un tir de lanceur de balle de défense effectué par les forces de l'ordre aux alentours de 17 heures. Cette demande étant restée sans réponse, il a saisi le tribunal administratif d'Orléans qui, par le jugement attaqué du 1er avril 2022, a ordonné avant dire-droit une expertise médicale afin d'apprécier l'étendue de ses préjudices. Le ministre de l'intérieur et des outre-mer relève appel de ce jugement.
Sur la régularité du jugement :
2. Aux termes de l'article L. 9 du code de justice administrative : " Les jugements sont motivés ".
3. Il ressort du jugement attaqué que pour décider d'ordonner, avant de statuer sur la requête de M. B..., une expertise destinée à évaluer les préjudices subis par ce dernier, le tribunal a exposé les motifs pour lesquels il a estimé que la responsabilité de l'Etat était engagée sur le fondement des dispositions de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure, que la victime avait commis une imprudence, laquelle n'était de nature à exonérer que partiellement l'Etat de sa responsabilité, à hauteur de 20 %, puis indiqué que l'état du dossier ne lui permettait pas d'apprécier l'étendue des préjudices du requérant. Ainsi, les premiers juges ont suffisamment précisé les motifs justifiant l'engagement de la responsabilité de l'Etat et, par conséquent, l'utilité de l'expertise. Par suite, le ministre de l'intérieur et des outre-mer n'est pas fondé à soutenir que le jugement attaqué serait insuffisamment motivé.
Sur l'utilité de l'expertise ordonnée par le tribunal :
4. La contestation d'un jugement avant dire-droit se bornant à prescrire une expertise est limitée à la contestation de l'utilité de cette expertise et des motifs du jugement qui constituent le soutien nécessaire du dispositif ordonnant cette mesure d'instruction.
5. Aux termes de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure : " L'Etat est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens ". Ces dispositions visent non seulement les dommages causés directement par les auteurs desdits crimes ou délits, mais encore ceux que peuvent entraîner les mesures prises par l'autorité publique pour le rétablissement de l'ordre.
6. En premier lieu, il résulte de l'instruction, notamment du rapport établi le 19 mars 2019 par l'inspection générale de la police nationale à la demande du procureur de la République près le tribunal de grande instance de Bourges, qu'à l'occasion de la manifestation organisée le samedi 12 janvier 2019 à Bourges dans le cadre du mouvement dit " des gilets jaunes ", qui a réuni 6 000 manifestants à compter de 13h30, de nombreux incidents ont eu lieu et qu'un cortège dissident de plusieurs centaines d'individus s'est formé pour emprunter un autre itinéraire que celui déclaré, au cours duquel des dégradations ont été commises et des affrontements avec les forces de l'ordre se sont produits. Ainsi, aux alentours de 17 heures, en raison notamment de jets de projectiles en direction des forces de l'ordre, les policiers ont fait usage de lanceurs de balles de défense 40 x 46 mm en direction des manifestants à l'origine de ces jets qui se trouvaient place du 8 mai 1945. Eu égard à la nature de la blessure constatée au centre hospitalier de Tours, à la localisation de M. B... au moment de l'impact et aux événements en cours, cette blessure doit être regardée comme ayant été causée par un tir de lanceur de balle de défense effectué par un agent d'une des unités de police présentes en vue du rétablissement de l'ordre dans le contexte d'un rassemblement ayant commis des délits contre les personnes et les biens. Le dommage causé à M. B... est ainsi susceptible d'engager la responsabilité de l'Etat en application des dispositions précitées de l'article L. 211-10 du code de la sécurité, comme le reconnaît d'ailleurs le ministre de l'intérieur et des outre-mer.
7. Il résulte également de l'instruction que M. B..., qui a choisi de suivre le cortège dissident dès sa formation peu après le début de la manifestation et ce jusqu'aux alentours de 17 heures, alors que son trajet a été émaillé de nombreux incidents violents, ce dont il avait pleinement conscience, et qu'il n'était équipé d'aucun dispositif de protection, a commis une imprudence fautive. Néanmoins, il est constant que M. B... n'a pas pris part aux actions violentes ayant justifié l'usage par les forces de police du lanceur de balles de défense, et qu'il se trouvait à une distance raisonnable des manifestants engagés dans un affrontement avec les forces de police qui étaient en principe seuls visés par ces tirs. Il ne résulte en outre pas de l'instruction que des sommations aient été effectuées avant que ces tirs soient effectués. Dans ces conditions, le ministre de l'intérieur et des outre-mer n'est pas fondé à soutenir que l'imprudence de la victime est de nature à exonérer totalement l'Etat de sa responsabilité et, implicitement, que l'expertise prescrite par les premiers juges ne présentait pas un caractère utile.
8. En deuxième lieu, s'il ressort des motifs du jugement attaqué que les premiers juges ont estimé que M. B... avait commis une imprudence fautive de nature à exonérer l'Etat de sa responsabilité à hauteur de 20 %, ce partage de responsabilité n'a pas été repris par le tribunal administratif dans le dispositif de sa décision, qui s'est bornée sur ce point à ordonner avant dire droit une expertise destinée à évaluer les préjudices subis. Dans ces conditions, le ministre de l'intérieur et des outre-mer ne saurait utilement critiquer les motifs de ce jugement portant sur ce partage de responsabilité.
9. En troisième lieu, la caisse primaire d'assurance maladie, qui ne conteste pas l'utilité de l'expertise ordonnée par le jugement attaqué, ni le montant de la provision allouée, ne peut pas davantage utilement soutenir que c'est à tort que les premiers juges n'ont pas estimé que la réparation intégrale du dommage incombait à l'Etat.
Sur l'indemnité forfaitaire de gestion :
10. Le présent arrêt ne statuant pas sur le montant des sommes dont la caisse pourrait obtenir le remboursement définitif, la demande de versement de l'indemnité forfaitaire de gestion prévue par les dispositions de l'article L. 376-1 du code de la sécurité sociale doit être rejetée.
11. Il résulte de tout ce qui précède que le ministre de l'intérieur et des outre-mer n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, les premiers juges ont prescrit une expertise avant dire droit.
Sur les conclusions relatives aux frais d'instance :
12. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat le versement de la somme de 1 500 euros au titre des frais exposés par M. B.... Il n'y a pas lieu, en revanche, de faire droit aux conclusions présentées par la caisse primaire d'assurance maladie de Loir-et-Cher au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
DÉCIDE :
Article 1er : La requête du ministre de l'intérieur et des outre-mer et les conclusions de la caisse primaire d'assurance maladie de Loir-et-Cher sont rejetées.
Article 2 : L'Etat versera à M. B... la somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié au ministre de l'intérieur et des outre-mer, à la caisse primaire d'assurance maladie de Loir-et-Cher et à M. A... B....
Délibéré après l'audience du 21 mai 2024, à laquelle siégeaient :
Mme Dorion, présidente,
M. Tar, premier conseiller
Mme Troalen, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 4 juin 2024.
La rapporteure,
E. TROALEN La présidente,
O. DORIONLa greffière,
A. GAUTHIER
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur et des outre-mer en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme
La greffière,
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No 22VE01615