Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Le département de l'Hérault a demandé au tribunal administratif de Montpellier de condamner l'État à lui verser une somme de 72 972 411 euros à parfaire, avec intérêts et capitalisation, en réparation du préjudice qu'il estime avoir subi du fait de l'absence de compensation effective des charges résultant des revalorisations exceptionnelles du revenu de solidarité active.
Par un jugement n° 2103202 du 27 décembre 2022, le tribunal administratif de Montpellier a rejeté sa demande.
Procédure devant la cour :
Par une requête et un mémoire complémentaire, enregistrés le 24 février 2023 et le 25 juillet 2024, le département de l'Hérault, représenté par Me Hourcabie, demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du 27 décembre 2022 du tribunal administratif de Montpellier ;
2°) de condamner l'État à lui verser une somme de 72 972 411 euros à parfaire, avec intérêts et capitalisation, ou une somme déterminée par un expert à désigner pour déterminer le montant de son préjudice ;
3°) de mettre à la charge de l'État une somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
- le jugement est insuffisamment motivé ;
- il ne répond pas au moyen tiré de ce que l'article 196 de la loi de finances pour 2020 doit être écarté par le juge ;
- l'État a commis une illégalité fautive en n'édictant pas les arrêtés de fixation des charges impliqués par chacun des cinq décrets de revalorisation exceptionnelle du revenu de solidarité active dans les six mois de l'édiction de ces décrets, en application des articles L. 1614-2, L. 1614-3 et L. 1614-5-1 du code général des collectivités territoriales et en ne procédant pas à une compensation concomitante à l'entrée en vigueur de ces décrets, exigée par l'article L. 1614-1 du même code ;
- l'État n'a procédé à aucune compensation financière de l'accroissement des charges procédant de ces revalorisations exceptionnelles, y compris par les dispositifs prévus par la loi de finances pour 2014, en dépit de l'article 196 de la loi de finances pour 2020 ;
- l'État n'apporte pas la preuve, qui lui incombe, d'une compensation effective et le tribunal ne pouvait écarter le moyen sans ordonner une mesure d'instruction permettant de disposer de toutes les données financières nécessaires ;
- cette absence de compensation méconnaît le principe de libre administration des collectivités territoriales ;
- l'État a commis une faute en ne respectant pas l'obligation de compensation que prévoit l'article 72-2 de la Constitution ;
- l'État a méconnu son engagement pris à l'égard des départements de compenser financièrement l'accroissement net de charges consécutif à l'édiction des décrets de revalorisation du revenu de solidarité active.
Par un mémoire en défense, enregistré le 25 janvier 2024, le ministre de l'intérieur et des outre-mer conclut au rejet de la requête.
Il soutient que les moyens soulevés par le département ne sont pas fondés.
Par une ordonnance du 8 juillet 2024, la clôture de l'instruction a été fixée au 31 juillet 2024.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la Constitution ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code général des collectivités territoriales ;
- la loi n° 2013-1278 du 29 décembre 2013 de finances pour 2014 ;
- la loi n° 2019-1479 du 28 décembre 2019 de finances pour 2020 ;
- les décrets n° 2013-793 du 30 août 2013, n° 2014-1127 du 3 octobre 2014, n° 2015-1231 du 6 octobre 2015, n° 2016-1276 du 29 septembre 2016 et n° 2017-739 du 4 mai 2017 ;
- l'arrêté du 2 décembre 2020 fixant le montant des accroissements de charge résultant pour les départements des revalorisations exceptionnelles du RSA ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Lafon,
- les conclusions de Mme Restino, rapporteure publique,
- et les observations de Me Rouikha pour le département de l'Hérault.
Considérant ce qui suit :
1. Le département de l'Hérault fait appel du jugement du 27 décembre 2022 par lequel le tribunal administratif de Montpellier a rejeté sa demande tendant à la condamnation de l'État à lui verser une somme de 72 972 411 euros à parfaire, avec intérêts et capitalisation, en réparation du préjudice qu'il estime avoir subi du fait de l'absence de compensation effective des charges résultant des revalorisations exceptionnelles du revenu de solidarité active, issues des décrets susvisés du 30 août 2013, du 3 octobre 2014, du 6 octobre 2015, du 29 septembre 2016 et du 4 mai 2017.
Sur la régularité du jugement :
2. Aux termes de l'article L. 9 du code de justice administrative : " Les jugements sont motivés ". Il résulte des motifs mêmes du jugement attaqué que le tribunal administratif de Montpellier, qui n'était pas tenu de répondre à l'ensemble des arguments soulevés par le département de l'Hérault, a expressément répondu et de manière suffisante aux moyens contenus dans l'ensemble des mémoires produits par ce dernier, en particulier à celui tiré de ce que l'application de l'article 196 de la loi de finances pour 2020 devrait être écartée par le juge. De la même manière, les premiers juges ont suffisamment motivé leur réponse au moyen tiré de ce que l'État aurait commis une illégalité fautive en n'édictant pas les arrêtés de fixation des charges impliquées par chacun des cinq décrets de revalorisation exceptionnelle du revenu de solidarité active. Il en résulte que le département de l'Hérault n'est pas fondé à soutenir que le jugement serait entaché d'irrégularité.
Sur le bien-fondé du jugement :
3. En premier lieu, il résulte du troisième alinéa de l'article 72 de la Constitution que, dans les conditions définies par la loi, les collectivités territoriales " s'administrent librement ".
4. Il ne résulte pas de l'instruction que les revalorisations successives du montant forfaitaire mensuel du revenu de solidarité active par les décrets susvisés auraient fait peser sur le département de l'Hérault des charges qui, par leur ampleur, auraient conduit à dénaturer le principe de libre administration des collectivités territoriales, en méconnaissance de l'article 72 de la Constitution. En conséquence, le département de l'Hérault n'est pas fondé à se prévaloir de la faute commise par l'État en dénaturant ce principe.
5. En deuxième lieu, aux termes du quatrième alinéa de l'article 72-2 de la Constitution : " Tout transfert de compétences entre l'État et les collectivités territoriales s'accompagne de l'attribution de ressources équivalentes à celles qui étaient consacrées à leur exercice. Toute création ou extension de compétences ayant pour conséquence d'augmenter les dépenses des collectivités territoriales est accompagnée de ressources déterminées par la loi ".
6. Les revalorisations successives du montant forfaitaire mensuel du revenu de solidarité active résultant des décrets susvisés n'ont constitué ni un transfert aux départements d'une compétence qui relevait de l'État, ni une création ou extension de compétence. Par suite, le département de l'Hérault n'est pas fondé à soutenir que l'État aurait commis une faute en ne respectant pas l'obligation de compensation prévue au quatrième alinéa de l'article 72-2 de la Constitution.
7. En troisième lieu, en vertu des dispositions de l'article L. 1614-1 du code général des collectivités territoriales, le transfert d'une compétence de l'État aux collectivités territoriales donne lieu, lorsqu'il induit un accroissement net de charges pour ces dernières, au transfert concomitant des ressources nécessaires à l'exercice normal de cette compétence. Aux termes du second alinéa de l'article L. 1614-2 de ce code : " Toute charge nouvelle incombant aux collectivités territoriales du fait de la modification par l'État, par voie réglementaire, des règles relatives à l'exercice des compétences transférées est compensée dans les conditions prévues à l'article L. 1614-1. Toutefois, cette compensation n'intervient que pour la partie de la charge qui n'est pas déjà compensée par l'accroissement de la dotation générale de décentralisation mentionnée à l'article L. 1614-4 ". Aux termes du premier alinéa de l'article L. 1614-3 de ce code : " Le montant des dépenses résultant des accroissements et diminutions de charges est constaté pour chaque collectivité par arrêté conjoint du ministre chargé de l'intérieur et du ministre chargé du budget, après avis de la commission consultative sur l'évaluation des charges du Comité des finances locales, dans les conditions définies à l'article L. 1211-4-1 ". Enfin, en vertu de l'article L. 1614-5-1 de ce code, l'arrêté mentionné à l'article L. 1614-3 intervient dans les six mois de la publication des dispositions législatives ou réglementaires auxquelles il se rapporte.
8. Il résulte de l'instruction que, par un jugement devenu définitif n° 1815544/2-1, 1815545/2-1, 1816740/2-1 du 30 juin 2020, le tribunal administratif de Paris a enjoint au ministre de l'intérieur et au ministre de l'action et des comptes publics de prendre un arrêté conjoint, pour les cinq décrets de revalorisation exceptionnelle du revenu de solidarité active, dans les conditions de l'article L. 1614-3 du code général des collectivités territoriales. Par un arrêté conjoint du 2 décembre 2020, pris après avis du 21 octobre 2020 de la commission consultative sur l'évaluation des charges du Comité des finances locales, la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales et le ministre délégué auprès du ministre de l'économie, des finances et de la relance, chargé des comptes publics, ont fixé, en année pleine et à compter du 1er septembre 2018, à 1 399 805 208 euros le coût annuel des accroissements de charge résultant pour les départements concernés des mesures de revalorisations exceptionnelles du montant forfaitaire du revenu de solidarité active adoptées par les cinq décrets en cause, dont 28 943 140 euros pour le département de l'Hérault. D'une part, les ministres n'ont pas méconnu l'autorité de la chose jugée attachée au jugement du 30 juin 2020 en prenant un arrêté unique de constatation du montant global des dépenses résultant de l'accroissement des charges, dès lors que l'exécution de ce jugement n'impliquait pas l'édiction d'un arrêté pour chacune des cinq revalorisations exceptionnelles décidées par décret. D'autre part, l'arrêté prévu par l'article L. 1614-3 du code général des collectivités territoriales n'a pas pour objet de décider d'un versement effectif par l'État des sommes qu'il mentionne. Dans ces conditions, alors même que l'arrêté du 2 décembre 2020 ne précise pas le montant de l'accroissement des charges induit entre le 1er septembre 2013 et le 1er septembre 2018, le département de l'Hérault n'établit pas l'existence d'un lien de causalité direct et certain entre la méconnaissance alléguée des dispositions des articles L. 1614-3 et L. 1614-5-1 du code général des collectivités territoriales, prévoyant qu'un arrêté conjoint du ministre de l'intérieur et du ministre chargé du budget constate dans un délai de six mois les accroissements de charges, et le préjudice invoqué, tenant au défaut de compensation de charges nouvelles. Enfin, le département n'établit pas davantage l'existence d'un lien de causalité direct et certain entre la prétendue méconnaissance de l'article L. 1614-1 du code général des collectivités territoriales, prévoyant un " transfert concomitant par l'État aux collectivités territoriales (...) des ressources nécessaires ", et le défaut effectif de compensation invoqué.
9. En quatrième lieu, aux termes de l'article 196 de la loi du 28 décembre 2019 de finances pour 2020 : " I. - Les ressources attribuées aux départements en application du dispositif de compensation péréquée et du fonds de solidarité en faveur des départements prévus, respectivement, aux articles L. 3334-16-3 et L. 3335-3 du code général des collectivités territoriales ainsi que les recettes résultant du relèvement, au-delà de 3,8 %, du taux de la taxe de publicité foncière ou du droit d'enregistrement intervenu en application du second alinéa de l'article 1594 D du code général des impôts assurent, pour chaque département, la compensation des dépenses exposées au titre des revalorisations exceptionnelles du montant forfaitaire de l'allocation prévue aux articles L. 262-2 et L. 262-3 du code de l'action sociale et des familles, résultant des décrets n° 2013-793 du 30 août 2013, n° 2014-1127 du 3 octobre 2014, n° 2015-1231 du 6 octobre 2015, n° 2016-1276 du 29 septembre 2016 et n° 2017-739 du 4 mai 2017 portant revalorisation du montant forfaitaire du revenu de solidarité active. / (...) / III. - Les ressources issues, du 1er janvier 2014 au 31 décembre 2019, du dispositif de compensation péréquée et du fonds de solidarité en faveur des départements mentionnés au I, ainsi que celles que les départements pouvaient tirer du relèvement, au-delà de 3,8 %, du taux de la taxe de publicité foncière ou du droit d'enregistrement, ont eu pour objet la compensation des dépenses qu'ils ont exposées, du 1er septembre 2013 au 31 août 2019, en application des revalorisations exceptionnelles du montant forfaitaire de l'allocation prévue aux articles L. 262-2 et L. 262-3 du code de l'action sociale et des familles, résultant des décrets mentionnés au I du présent article ".
10. Il résulte de l'instruction que le législateur a instauré trois nouvelles ressources au bénéfice des départements à partir du 1er janvier 2014 par les articles 42, 77 et 78 de la loi du 29 décembre 2013 de finances pour 2014. Il ressort des dispositions précitées de l'article 196 de la loi du 29 décembre 2019 de finances pour 2020 que ces dispositifs mis en place ont, ou ont eu, pour objet la compensation des dépenses exposées en application des revalorisations exceptionnelles du montant forfaitaire de l'allocation de revenu de solidarité active résultant des cinq décrets cités au point 1. Dans sa décision n° 2019-796 DC du 27 décembre 2019, le Conseil constitutionnel a jugé, en s'appuyant sur les travaux préparatoires de la loi du 29 décembre 2013 de finances pour 2014, qu'en adoptant le dispositif de compensation péréquée, la faculté de porter de 3,8 à 4,5 % le taux plafond des droits de mutation à titre onéreux et le fonds de solidarité en faveur des départements, le législateur avait entendu notamment assurer le financement des revalorisations exceptionnelles du montant forfaitaire du revenu de solidarité active alors annoncées, à hauteur de 10 % sur cinq ans. Il a considéré, en conséquence, que les dispositions de l'article 196 de la loi de finances pour 2020 n'ont qu'une valeur interprétative. Il s'en déduit que, contrairement à ce que soutient le département de l'Hérault, le législateur a prévu la mise en place de dispositifs de compensation financière des revalorisations exceptionnelles du revenu de solidarité active issues des cinq décrets du 30 août 2013, du 3 octobre 2014, du 6 octobre 2015, du 29 septembre 2016 et du 4 mai 2017. Il ne peut en outre faire valoir que ces dispositions ne seraient pas justifiées par des motifs d'intérêt général impérieux en méconnaissance des stipulations de l'article 6 paragraphe 1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, dès lors qu'en tout état de cause celles-ci ne peuvent être utilement invoquées dans un litige relatif à la répartition des ressources financières publiques entre personnes publiques.
11. Le département de l'Hérault soutient que les trois dispositifs mis en place par la loi de finances pour 2014 ont été présentés par l'État comme destinés à respecter ses engagements pris le 16 juillet 2013 dans le cadre du " Pacte de confiance et de responsabilité " conclu avec les collectivités locales, à savoir faciliter l'exercice par les départements de leurs compétences concernant les trois allocations spécifiques de solidarité des départements, et ne peuvent être regardés comme assurant la compensation des surcoûts liés aux revalorisations exceptionnelles du montant forfaitaire du revenu de solidarité active. Il résulte toutefois de l'instruction, et notamment des données chiffrées apportées en défense par le ministre de l'intérieur et des outre-mer, qui ne sont pas contestées par le département appelant, que le coût des revalorisations du montant forfaitaire du revenu de solidarité active s'est élevé, pour ce dernier, à 90 846 357 euros sur la période 2013-2018 et à 28 943 140 euros en 2019, première année complète d'application des cinq décrets en cause, et qu'il a bénéficié de ressources liées aux attributions perçues au titre du dispositif de compensation péréquée et du fonds de solidarité en faveur des départements et à l'augmentation de la fiscalité des droits de mutation à titre onéreux, pour un montant total de 288 190 033 euros entre 2014 et 2018, et de 65 660 612 euros en 2019. Dans ces conditions, le département de l'Hérault, qui n'établit pas que ces ressources nouvelles n'auraient pas permis de compenser les dépenses procédant des revalorisations issues des cinq décrets cités au point 1 du présent arrêt, ne démontre ni qu'une faute aurait été commise par l'État en ne respectant pas les obligations de compensation fixées aux articles L. 1614-1 et L. 1614-2 du code général des collectivités territoriales, ni qu'il aurait subi un préjudice.
12. En dernier lieu, il résulte de ce qui a été dit précédemment que l'État a effectivement prévu des dispositifs de compensation des accroissements de charges résultant pour les départements des revalorisations exceptionnelles du montant forfaitaire du revenu de solidarité active. Par suite, le département de l'Hérault n'est pas fondé à soutenir que l'État aurait commis une faute en ne respectant pas les annonces contenues dans un discours prononcé par le Premier ministre le 11 décembre 2012 dans le cadre de la conférence nationale contre la pauvreté et pour l'inclusion sociale, qui ne constituaient pas un engagement précis et inconditionnel, distinct des obligations législatives évoquées précédemment.
13. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin d'ordonner les mesures d'instruction sollicitées dont le prononcé relève des pouvoirs propres du juge, que le département de l'Hérault n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Montpellier a rejeté sa demande.
Sur les frais liés au litige :
14. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge de l'État, qui n'est pas dans la présente instance la partie perdante, le versement de quelque somme que ce soit sur leur fondement.
D É C I D E :
Article 1er : La requête du département de l'Hérault est rejetée.
Article 2 : Le présent arrêt sera notifié au département de l'Hérault et au ministre de l'intérieur.
Délibéré après l'audience du 12 septembre 2024, où siégeaient :
M. Rey-Bèthbéder, président,
M. Lafon, président-assesseur,
Mme Fougères, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 26 septembre 2024.
Le rapporteur,
N. Lafon
Le président,
É. Rey-Bèthbéder
Le greffier,
F. Kinach
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
N°23TL00473 2