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30/04/2024 | FRANCE | N°22TL21516

France | France, Cour administrative d'appel de Toulouse, 3ème chambre, 30 avril 2024, 22TL21516


Vu la procédure suivante :



Procédure contentieuse antérieure :

Mme B... E..., veuve A..., et MM. C... et M. D... A... ont demandé au tribunal administratif de Toulouse de condamner l'État à leur verser la somme totale de 387 000 euros en réparation des préjudices causés par la création et la mise en service de la rocade d'Albi en 1987 et son doublement en 2015 et d'enjoindre à l'État d'édifier un mur anti-bruit en bordure de rocade au niveau de leur propriété.

Par un jugement n° 1905210 du 5 mai 2022, le tribunal administratif de

Toulouse a rejeté leur demande et mis à leur charge les frais d'expertise taxés et liq...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme B... E..., veuve A..., et MM. C... et M. D... A... ont demandé au tribunal administratif de Toulouse de condamner l'État à leur verser la somme totale de 387 000 euros en réparation des préjudices causés par la création et la mise en service de la rocade d'Albi en 1987 et son doublement en 2015 et d'enjoindre à l'État d'édifier un mur anti-bruit en bordure de rocade au niveau de leur propriété.

Par un jugement n° 1905210 du 5 mai 2022, le tribunal administratif de Toulouse a rejeté leur demande et mis à leur charge les frais d'expertise taxés et liquidés par ordonnance du président du tribunal administratif de Toulouse du 14 novembre 2017 à la somme totale de 7 202,64 euros.

Procédure devant la cour :

Par une requête, enregistrée le 5 juillet 2022, les consorts A..., représentés par Me Gil, demandent à la cour :

1°) l'annulation de ce jugement du 5 mai 2022 du tribunal administratif de Toulouse ;

2°) de condamner l'État à leur verser la somme de 357 000 euros au titre de la dépréciation de la perte de valeur vénale de leur propriété ainsi que celle de 30 000 euros au titre du préjudice moral, des troubles de jouissance et des troubles dans les conditions d'existence subis ;

3°) d'enjoindre à l'État d'édifier un mur anti-bruit en bordure de rocade au niveau de leur propriété ;

4°) de mettre à la charge de l'État les entiers dépens, en ce compris les honoraires d'expertise judiciaire d'un montant de 7 202,64 euros ;

5°) de mettre à la charge de l'État la somme de 4 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Ils soutiennent que :

- leur action est fondée sur le régime de responsabilité sans faute qui permet aux riverains des voies publiques d'obtenir réparation des troubles anormaux de voisinage ;

- c'est à tort que les premiers juges ont considéré que Mme E... ne serait devenue propriétaire du " domaine de Jarlard " qu'en 1991 ; en effet, elle a accepté la succession de sa mère et est donc devenue propriétaire de ce domaine à compter du 27 octobre 1982, soit antérieurement à la mise en service de la rocade en 1987, et, postérieurement, par un acte de donation-partage du 29 juillet 2000, elle a fait don de la nue-propriété de ce domaine à ses deux fils ;

- l'action indemnitaire n'est pas atteinte par la prescription quadriennale ;

- la création de la rocade a conduit à un fractionnement de leur propriété ;

- la durée de réalisation de la rocade leur a causé des préjudices du fait des nuisances et des troubles de jouissance subis ; les nuisances ont été amplifiées par les effets induits par la création de l'ouvrage public, du fait de l'installation d'entreprises et de la création de zones d'activité dans les secteurs desservis par la rocade et par l'augmentation de la population de l'agglomération albigeoise ; les nuisances ont été par ailleurs amplifiées lors du doublement de la rocade en avril 2015 ;

- les mesures de bruit n'ont pas été réalisées aux étages, alors que les pièces de vie se trouvent aux premier et deuxième étages, et ont été faites dans une période creuse de trafic ; en tout état de cause la jurisprudence admet, en fonction des circonstances, la possibilité d'engager la responsabilité de la puissance publique pour nuisances sonores alors même que les seuils règlementaires ne sont pas atteints ;

- la perte de valeur vénale de leur propriété liée à la présence de la rocade a été estimée à la somme de 357 000 euros, soit une perte de 45 % ;

- ils subissent également des nuisances liées à la pollution atmosphérique, des nuisances visuelles, des nuisances liées à la disparition de la biodiversité originelle de l'ancien ensemble agricole, des nuisances du fait de la violation de la propriété privée, par des tiers auteurs d'intrusions sur leur propriété ;

- l'État doit être condamné à la mise en place d'un mur anti-bruit, et à les indemniser au titre du préjudice moral, des troubles de jouissance et des troubles dans les conditions d'existence subis.

Par un mémoire en défense, enregistré le 24 janvier 2023, le ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires conclut au rejet de la requête.

Il soutient qu'aucun des moyens invoqués par les appelants n'est fondé.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de l'environnement ;

- l'arrêté du 5 mai 1995 relatif au bruit des infrastructures routières ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Bentolila,

- et les conclusions de Mme Perrin, rapporteure publique

Considérant ce qui suit :

1. Mme E..., veuve A... et ses deux fils, C... et D... A..., se prévalant de leur qualité de propriétaires d'un ensemble immobilier composé d'une maison de maître avec parc et dépendances, situé au lieu-dit " Jarlard " à Albi (Tarn), ont demandé au tribunal administratif de Toulouse la désignation d'un expert en vue évaluer les préjudices subis du fait de la proximité du domaine de Jarlard avec la rocade d'Albi. Les consorts A..., après le dépôt du rapport de l'expert désigné par le tribunal administratif de Toulouse ont demandé à ce tribunal, d'une part, de condamner l'État à leur verser la somme totale de 387 000 euros en réparation des préjudices qu'ils estiment avoir subi du fait de la création et de la mise en service de la rocade d'Albi en 1987, puis de son doublement en 2015, et, d'autre part, d'enjoindre à l'État d'édifier un mur anti-bruit en bordure de rocade au niveau de leur propriété.

2. Les consorts A... relèvent appel du jugement du 5 mai 2022 par lequel le tribunal administratif de Toulouse a rejeté leur demande.

Sur la responsabilité sans faute :

3. Il appartient au riverain d'une voie publique, qui entend obtenir réparation des dommages du fait du fonctionnement d'un ouvrage public à l'égard duquel il a la qualité de tiers, d'établir, outre le lien de causalité avec les dommages invoqués, le caractère anormal et spécial de son préjudice, les riverains des voies publiques étant tenus de supporter, sans contrepartie, les sujétions normales qui leur sont imposées dans un but d'intérêt général. Saisi de conclusions indemnitaires en ce sens, il appartient au juge du plein contentieux de porter une appréciation globale sur l'ensemble des chefs de préjudice allégués, aux fins de caractériser l'existence ou non d'un dommage revêtant, pris dans son ensemble, un caractère anormal et spécial, en lien avec l'existence ou le fonctionnement de l'ouvrage public en cause. Par ailleurs, le propriétaire d'une maison d'habitation ne peut ignorer, à la date de l'acquisition de l'immeuble, ou, dans le cas d'une personne devenant propriétaire d'un immeuble dans le cadre d'une succession et qui fait le choix d'y résider ensuite, à la date de son installation dans cet immeuble, les inconvénients résultant de la proximité d'un ouvrage public préexistant ou devant être construit, et ne peut dès lors prétendre obtenir une indemnisation des préjudices subis à ce titre.

4. En premier lieu, contrairement à ce qu'ont estimé les premiers juges, Mme E... ne peut être regardée comme ayant acquis le domaine de Jarlard postérieurement à la mise en service de la rocade en 1987. En effet, il résulte de l'instruction qu'à la suite du décès de sa mère intervenu le 19 novembre 1982, dont elle était l'enfant unique, elle est devenue propriétaire de ce domaine, ainsi que cela résulte de l'attestation de propriété dressée par acte notarié du 3 février 1983, où elle a, alors, fait le choix de résider. Par un acte de donation-partage du 29 juillet 2000, elle a fait don de la nue-propriété à ses deux fils et en restée usufruitière. Toutefois, il résulte de l'instruction que les travaux de construction de la rocade d'Albi, entre la route nationale 88 Ouest et la route nationale 118 Sud, ont été déclarés d'utilité publique par arrêté préfectoral du 7 juin 1977. En conséquence, les appelants ne peuvent se prévaloir de ce que la mise en service de la rocade en 1987, les auraient exposés à des nuisances imprévisibles à la date à laquelle Mme E... est devenue propriétaire du domaine de Jarlard. De plus, le jugement du 29 mai 1981 du juge de l'expropriation du département du Tarn, au visa de l'arrêté préfectoral du 7 juin 1977 et des arrêtés de cessibilité des 2 octobre 1980 et 2 février 1981, relève qu'après la construction de la rocade, la maison du domaine de Jarlard se trouverait située à 80 mètres de la rocade, distance à laquelle elle s'est effectivement située par rapport à cet ouvrage à partir de 1987, sans changement ensuite, y compris après son doublement en 2015. Si les appelants font valoir que du fait de l'augmentation significative du trafic routier depuis ce doublement, ils seraient exposés à des nuisances, notamment sonores, particulièrement importantes, il résulte de l'instruction, en tout état de cause et ainsi qu'il est indiqué au point 7 du présent arrêt, que ces nuisances n'excèdent pas les seuils fixés par les dispositions règlementaires applicables.

5. Les appelants sont donc uniquement fondés à solliciter, le cas échéant, l'indemnisation des préjudices résultant, pour eux, de la méconnaissance des prescriptions légales ou réglementaires régissant le fonctionnement de l'ouvrage public, ou à être indemnisés de nuisances qu'ils n'auraient pu raisonnablement prévoir, lors de l'acquisition de leur propriété dès lors que ces préjudices présenteraient un caractère grave et spécial.

6. En deuxième lieu, selon l'article 1er de l'arrêté du 5 mai 1995 relatif au bruit des infrastructures routières : " Les indicateurs de gêne due au bruit d'une infrastructure routière, mentionnés à l'article 4 du décret n° 95-22 du 9 janvier 1995 relatif à la limitation du bruit des aménagements et infrastructures de transports terrestres, sont :- pour la période diurne, le niveau de pression acoustique continu équivalent pondéré A pendant la période de 6 heures à 22 heures, noté LAeq (6 h-22 h), correspondant à la contribution sonore de l'infrastructure concernée ;- pour la période nocturne, le niveau de pression acoustique continu équivalent pondéré A pendant la période de 22 heures à 6 heures, noté LAeq (22 h-6 h), correspondant à la contribution sonore de l'infrastructure concernée. Ces niveaux sont évalués à deux mètres en avant de la façade des bâtiments, fenêtres fermées ". L'article 2 du même arrêté limite les niveaux maximaux admissibles pour la contribution sonore d'une infrastructure nouvelle, pour les logements situés en zone d'ambiance sonore préexistante modérée, à 60 décibels(A) le jour et 55 la nuit, et pour les autres logements, respectivement à 65 et 60 dB(A). Il définit l'ambiance existante modérée comme comportant moins de 65 décibels (A) le jour et moins de 60 db (A) la nuit, et ne prévoit pas de catégorie d'ambiance sonore particulièrement calme où s'appliqueraient des contraintes supplémentaires. Aux termes de l'article 3 du même arrêté du 5 mai 1995 : " Lors d'une modification ou transformation significative d'une infrastructure existante au sens des articles 2 et 3 du décret susvisé relatif à la limitation du bruit des aménagements et infrastructures de transports terrestres, le niveau sonore résultant devra respecter les prescriptions suivantes : - si la contribution sonore de l'infrastructure avant travaux est inférieure aux valeurs prévues à l'article 2 du présent arrêté, elle ne pourra excéder ces valeurs après travaux ; -dans le cas contraire, la contribution sonore, après travaux, ne doit pas dépasser la valeur existante avant travaux, sans pouvoir excéder 65 dB(A) en période diurne et 60 dB(A) en période nocturne ".

7. Il résulte de l'instruction et notamment du rapport de l'expert désigné par le tribunal administratif de Toulouse, que des mesures acoustiques ont été effectuées à deux reprises par cet expert, sur une période de 24 heures à compter du 8 mars 2017 à 9 heures, et le 14 juin 2017, de 9 heures 30 à 10 heures, soit postérieurement au doublement de la rocade en 2015. Lors de la première évaluation, le sonomètre placé à deux mètres de la façade arrière, la plus exposée aux nuisances, côté rocade, a permis de mesurer des valeurs de niveau sonore de 56,9 dB(A) pour 40 008 véhicules en période diurne, de 6 heures à 22 heures, et de 48,5 dB(A) pour 1 801 véhicules en période nocturne. Ainsi, ces niveaux étaient inférieurs à ceux fixés par l'arrêté du 5 mai 1995 à respectivement 60 dB et 55 dB pour les zones classées initialement en ambiance modérée, qui est la catégorie la plus contraignante parmi celles définies par la réglementation. La seconde évaluation, menée avec deux sonomètres, l'un placé en façade arrière, côté rocade, l'autre en façade avant, a permis de mesurer des valeurs de niveau sonore de 55,1 dB(A) côté rocade et de 49,6 dB(A) du côté de la façade principale. Cette seconde évaluation a ainsi mis en évidence une émergence sonore, entre les deux façades, supérieure à 5 dB(A). Faute pour les niveaux sonores de dépasser les niveaux réglementaires autorisés, les consorts A... ne sont pas fondés, en tout état de cause en ce qui concerne les nuisances antérieures au doublement de la rocade, à se prévaloir, s'agissant des nuisances sonores subies, de l'existence d'un préjudice anormal et spécial de nature à leur ouvrir droit à réparation.

8. Pour ce qui est des nuisances visuelles, si elles sont établies par l'instruction et notamment par le rapport rendu par l'expert désigné par le tribunal administratif, les appelants n'établissent pas qu'elles n'auraient pas pour origine les travaux effectués sur le fondement de la déclaration d'utilité publique par arrêté préfectoral du 7 juin 1977. Dans ces conditions et pour les motifs exposés précédemment ces préjudices ne présentent pas de caractère indemnisable.

9. Par ailleurs l'existence d'une pollution atmosphérique est liée à la présence de l'ouvrage public, dont la construction entrait dans les prévisions de la déclaration d'utilité publique par arrêté préfectoral du 7 juin 1977, et ne présente donc pas davantage un caractère indemnisable. Il en va de même des nuisances liées à la disparition de la biodiversité originelle de l'ancien ensemble agricole et de la perte de valeur vénale alléguée, alors que l'intrusion de tiers sur la propriété des consorts A... ne saurait engager la responsabilité de l'État en sa qualité de propriétaire des ouvrages publics.

Sur les conclusions tendant à ce qu'il soit enjoint à l'État de réaliser un mur antibruit :

10. Il résulte de ce qui est indiqué au point 7 du présent arrêt que les consorts A... ne sont pas fondés à demander à ce qu'il soit enjoint à l'État de réaliser des travaux relatifs à la réalisation d'un mur antibruit.

11. Il résulte de tout ce qui précède que les consorts A... ne sont pas fondés à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Toulouse a rejeté leur demande.

Sur les frais d'expertise :

12. Compte tenu, notamment, du rejet des conclusions indemnitaires présentées par les consorts A..., ces derniers ne sont pas fondés à soutenir que c'est à tort que les premiers juges ont mis à leur charge, par application des dispositions de l'article R. 761-1 du code de justice administrative, les frais d'expertise, taxés et liquidés à la somme de 7 202,64 euros par ordonnance du président du tribunal administratif de Toulouse du 25 avril 2017.

Sur l'application de l'article L.761-1 du code de justice administrative :

13. Ces dispositions font obstacle à ce que soit mise à la charge de l'État, qui n'est pas dans la présence instance la partie perdante, une somme au bénéfice des consorts A... au titre des frais exposés par eux et non compris dans les dépens.

DÉCIDE :

Article 1er : La requête des consorts A... est rejetée.

Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à Mme B... E..., veuve A..., à MM. C... et D... A... et au ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires.

Délibéré prolongé après l'audience du 5 mars 2024 à laquelle siégeaient :

M. Rey-Bèthbéder, président,

M. Bentolila, président-assesseur,

Mme El Gani-Laclautre, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 30 avril 2024.

Le rapporteur

P. Bentolila

Le président,

É. Rey-Bèthbéder

La greffière,

C. Lanoux

La République mande et ordonne au ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

N°22TL21516 2


Synthèse
Formation : 3ème chambre
Numéro d'arrêt : 22TL21516
Date de la décision : 30/04/2024

Analyses

67-03 Travaux publics. - Différentes catégories de dommages.


Composition du Tribunal
Président : M. Rey-Bèthbéder
Rapporteur ?: M. Pierre Bentolila
Rapporteur public ?: Mme Perrin
Avocat(s) : BONNECARRERE SERVIERES GIL

Origine de la décision
Date de l'import : 05/05/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.toulouse;arret;2024-04-30;22tl21516 ?
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