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10/05/2022 | FRANCE | N°21PA00432

France | France, Cour administrative d'appel de Paris, 6ème chambre, 10 mai 2022, 21PA00432


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Les Assurances du Crédit Mutuel ont demandé au Tribunal administratif de Paris de condamner l'Etat à leur verser une somme de 45 215 euros en réparation des préjudices causés à M. et Mme A..., aux droits desquels elles sont subrogées, par l'incendie qui s'est déclaré dans leur immeuble le 14 juin 2016, et de mettre à la charge de l'Etat une somme de 6 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Par un jugement n° 1908924/3-1 du 22 décembre 2020, le Tribunal

administratif de Paris a condamné l'Etat à verser à cette compagnie une somme de ...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Les Assurances du Crédit Mutuel ont demandé au Tribunal administratif de Paris de condamner l'Etat à leur verser une somme de 45 215 euros en réparation des préjudices causés à M. et Mme A..., aux droits desquels elles sont subrogées, par l'incendie qui s'est déclaré dans leur immeuble le 14 juin 2016, et de mettre à la charge de l'Etat une somme de 6 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Par un jugement n° 1908924/3-1 du 22 décembre 2020, le Tribunal administratif de Paris a condamné l'Etat à verser à cette compagnie une somme de 45 215 euros en réparation du préjudice subi, ainsi qu'une somme de 1 500 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Procédure devant la Cour :

Par une requête et des mémoires, enregistrés les 26 janvier 2021, 23 juillet 2021 et

4 octobre 2021, le préfet de police demande à la Cour :

1°) d'annuler ce jugement du Tribunal administratif de Paris du 22 décembre 2020 ;

2°) de rejeter la demande de première instance des Assurances du Crédit Mutuel.

Il soutient que :

- le tribunal a dénaturé ses écritures de première instance dès lors qu'il n'avait pas entendu invoquer une exonération de responsabilité mais une absence de lien de causalité direct entre les préjudices subis et la manifestation ;

- l'action des pompiers étant soumise à un régime de responsabilité pour faute la compagnie d'assurances ne peut, le cas échéant, engager la responsabilité sans faute de l'Etat que, en application de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure, du fait des violences commises lors de la manifestation du 14 juin 2016 ; or, il n'est pas établi que les préjudices subis par M. et Mme A... à cette date du fait de l'incendie ayant affecté leur appartement présenteraient un lien direct et certain de causalité avec le lancer de fusées pendant cette manifestation plutôt qu'avec l'utilisation des lances à eau par les pompiers ;

- il n'est pas établi que la fusée à l'origine de l'incendie ait été lancée depuis le cortège de la manifestation ;

- les dispositions de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure ne s'appliquent qu'en cas de violences et de préjudices volontaires, or l'élément intentionnel n'est pas établi en l'espèce ;

- la mise en œuvre de ces dispositions implique que l'infraction à l'origine du préjudice présente un lien direct et certain avec la manifestation, ce qui n'est pas le cas en l'espèce ;

- le représentant de l'Etat n'a commis aucune faute dans l'encadrement de la manifestation ;

- la société d'assurances n'est pas fondée à invoquer l'existence d'un préjudice spécial et anormal compte tenu du nombre important de personnes affectées par ces troubles ;

- la responsabilité de l'Etat ne peut être engagée pour les préjudices résultant de l'action des pompiers dès lors qu'ils n'ont commis aucune faute ;

- le lancer de fusée et donc l'incendie sont imputables à un auteur isolé, distinct du cortège syndical ;

- les délits à l'origine du préjudice ne font pas partie de ceux visés par l'article

L. 211-10 du code de la sécurité intérieure.

Par des mémoires en défense, enregistrés les 24 mars 2021 et 30 août 2021, la société Assurances Crédit Mutuel, représentée par Me Laurier, demande à la Cour :

1°) de rejeter la requête du préfet de police ;

2°) de condamner l'Etat à lui verser une somme de 45 215,14 euros en réparation de son préjudice ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 6 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- les moyens de la requête ne sont pas fondés.

Par une ordonnance du 21 août 2021, la clôture de l'instruction a été fixée au 8 octobre 2021.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de sécurité intérieure ;

- le code pénal ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme B...,

- et les conclusions de Mme Mach, rapporteure publique.

Considérant ce qui suit :

1. Lors d'une manifestation contre la loi dite " travail ", qui s'est tenue le 14 juin 2016 autour du boulevard du Montparnasse, une fusée parachute a été lancée et a provoqué un incendie sur la toiture de l'immeuble sis 17 rue Littré (75006). Les parties communes et plusieurs appartements, notamment un duplex aux 5ème et 6ème étage de cet édifice, ont été endommagés. La société Assurances crédit mutuel a indemnisé les occupants de ce duplex, assurés auprès d'elle, à hauteur d'une somme de 45 215,14 euros. Subrogée dans les droits de ceux-ci et se fondant sur les dispositions de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure, elle a formé auprès du préfet de police une demande de remboursement des sommes ainsi versées à ses assurés. Elle a ensuite saisi le tribunal administratif de Paris qui, par un jugement du 22 décembre 2020, a fait droit à sa demande et a condamné l'Etat à lui verser la somme sollicitée de 45 215 euros. C'est le jugement dont le préfet de police interjette appel.

Sur la régularité du jugement :

2. Si le préfet de police soutient que le tribunal aurait " dénaturé " ses écritures, il ressort des termes mêmes de son mémoire devant les premiers juges qu'il avait d'ores et déjà entendu distinguer entre les préjudices résultant directement de l'incendie, seuls susceptibles selon lui d'engager la responsabilité de l'Etat sur le fondement de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure, et ceux résultant de l'activité des sapeurs-pompiers, soumise à un régime de responsabilité pour faute, et dès lors insusceptibles d'engager la responsabilité de l'Etat en l'absence d'une telle faute. Dès lors, en retenant notamment que, " contrairement à ce que soutient le préfet de police, la circonstance, imputable à un tiers, que les dégâts auraient été en partie causés par l'eau de l'extinction des pompiers n'est pas de nature à exonérer ni à diminuer la responsabilité de l'Etat ", le tribunal n'a pas procédé à une interprétation erronée des écritures du représentant de l'Etat.

Sur le bien-fondé du jugement :

3. Aux termes de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure : " L'Etat est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens (...) ". Aux termes de l'article 223-1 du code pénal : " Le fait d'exposer directement autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente par la violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement est puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende ". Aux termes de l'article 322-5 du même code : " La destruction, la dégradation ou la détérioration involontaire d'un bien appartenant à autrui par l'effet d'une explosion ou d'un incendie provoqués par manquement à une obligation de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement est punie d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende. /En cas de violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, les peines encourues sont portées à deux ans d'emprisonnement et à 30 000 euros d'amende ".

4. Il ressort des pièces du dossier, et notamment du rapport d'expertise, que les dommages subis dans l'appartement sis en duplex aux 5ème et 6ème étages de l'immeuble sinistré résultent à la fois de l'incendie lui-même et de l'eau d'extinction, l'expert retenant que " l'incendie qui s'est déclaré sur la toiture s'est propagé à la charpente de celui-ci, atteignant le 6ème étage " et que " des dégâts importants dus à l'eau d'extinction sont à déplorer notamment au 6ème et 5ème étage ". Or, il n'est ni établi ni même allégué que les sapeurs-pompiers, à qui il n'est reproché, dans l'accomplissement de leur mission, aucune faute susceptible de rompre le lien de causalité direct entre l'incendie et les dommages, auraient déversé des quantités d'eaux qui n'auraient pas été strictement nécessaires pour maitriser le sinistre. Dès lors, les dommages résultant de ce déversement d'eau d'extinction sont indissociables de ceux résultant directement de l'incendie, et présentent en conséquence un lien direct et certain de causalité avec celui-ci. Par suite, si le préfet de police est fondé à soutenir que la responsabilité de l'Etat du fait de l'action des services de lutte contre l'incendie ne peut être engagée que pour faute, il n'est en revanche pas fondé à soutenir que les dommages résultant de l'eau d'extinction déversée par les pompiers ne pourraient être indemnisés sur le fondement de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure, compte tenu du lien de causalité direct et certain existant entre ces dommages et l'incendie provoqué par la fusée parachute lancée sur l'immeuble.

5. Par ailleurs, si, aux termes de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure, l'Etat est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens, le préfet de police rappelle à juste titre que l'application de ces dispositions est subordonnée à la condition que les dommages dont l'indemnisation est demandée résultent de manière directe et certaine de crimes ou délits commis par des rassemblements ou attroupements précisément identifiés. Mais il résulte de l'ensemble des pièces du dossier, et notamment des témoignages et des conclusions du rapport d'expertise, que l'incendie, qui s'est déclaré le 14 juin 2016 sur la toiture de l'immeuble sis 17 rue Littré, résulte d'une fusée de type parachute qui a été lancée pendant la manifestation qui se tenait, à cette date et au même moment, notamment à l'angle du boulevard du Montparnasse et de la rue de Rennes. Et si le représentant de l'Etat soutient que ce lancer de fusée serait le fait de groupuscules sans lien avec la manifestation, il résulte de plusieurs témoignages concordants, et notamment de celui d'un salarié qui regardait la manifestation depuis son bureau au 52ème étage de la tour Montparnasse, et de deux autres personnes qui l'observaient, pour l'une depuis son lieu de travail, 12 rue Littré, et, pour l'autre, depuis la fenêtre de son domicile 16 rue Littré, que la fusée est partie de la manifestation avant d'atterrir sur la toiture de l'édifice sinistré. De plus, si le procès-verbal d'ambiance produit par l'Etat fait état de la présence ce jour-là de perturbateurs ayant, à plusieurs reprises au cours de l'après-midi, tenté de perturber la manifestation et de se livrer à des actes de violence en divers points, il n'en ressort pas que le lancer de la fusée à l'origine des dommages leur serait imputable. De même, la circonstance que le procès-verbal de visionnage de trois caméras de vidéosurveillance de la zone, dressé le 28 juin 2016, mentionne que les images enregistrées par ces caméras lors de la manifestation ne font pas apparaitre de départ de fusée, ne permet ni de remettre en cause ce lancement d'une fusée depuis le cortège constaté par plusieurs témoins, ni d'établir qu'il serait imputable à un individu ou groupuscule violent plutôt qu'aux participants à la manifestation. Ainsi, alors que le rapport d'expertise retient que " les éléments contenus dans l'expertise démontrent sans nul doute que le sinistre a pour origine et cause une fusée parachute qui a été envoyée dans le ciel à partir de la manifestation étudiante qui se tenait " rue de Rennes angle boulevard du Montparnasse ", aucune pièce versée au dossier ne permet de remettre en cause ces conclusions. Par suite, le préfet de police n'est pas fondé à contester que les dommages dont l'indemnisation est demandée résultent de manière directe et certaine d'infractions commises à l'occasion de ce rassemblement.

6. En outre, la personne, qui a lancé la fusée en pleine manifestation, a exposé directement autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente par la violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de prudence ou de sécurité, et a également provoqué la dégradation involontaire d'un bien appartenant à autrui par l'effet d'un incendie provoqué par manquement à une obligation de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement. Ainsi, cet acte a constitué les délits prévus et réprimés par les articles 223-1 et 322-5 précités du code pénal. Par suite, l'Etat est civilement responsable des dommages causés par ces agissements, sans que son représentant puisse faire utilement état de ce que les désordres n'auraient pas été causés de manière intentionnelle, cet élément intentionnel n'étant requis qu'en ce qui concerne la violation d'une obligation particulière de sécurité. Or, la méconnaissance délibérée de cette obligation de sécurité est établie en l'espèce, compte tenu du risque impliqué par le lancer de fusées en pleine rue au milieu de la foule, un jour de manifestation. Ainsi, le préfet de police n'est pas fondé à soutenir qu'en l'absence d'élément intentionnel des dommages subis, qui serait au demeurant davantage établi si, comme il le fait valoir par ailleurs, ces dégradations étaient le fait de groupuscules violents plutôt que de manifestants, la responsabilité de l'Etat ne pourrait être mise en cause sur le fondement de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure.

7. De même, l'engagement de la responsabilité de l'Etat sur le fondement de ces dispositions relevant d'un régime de responsabilité sans faute, le préfet de police ne peut invoquer utilement l'absence de faute des services de maintien de l'ordre.

8. Enfin, lorsque le dommage entre dans le champ d'application ainsi défini, il n'est pas nécessaire qu'il ait le caractère d'un préjudice anormal et spécial dès lors que les termes de cette loi ne prescrivent ni n'impliquent une telle condition. Au demeurant, il est constant que l'incendie n'a affecté qu'un seul immeuble, et qu'au sein de celui-ci l'appartement situé en duplex aux 5ème et 6ème étages a été particulièrement endommagé. Dès lors, le préjudice des occupants de ce local, ainsi que, par voie de conséquence, celui de la compagnie d'assurance subrogée dans leurs droits, présente bien, en tout état de cause contrairement à ce que soutient le requérant, un caractère de spécialité.

9. Il résulte de tout ce qui précède que le préfet de police n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le Tribunal administratif de Paris a condamné l'Etat à verser à la SA Société Assurances Crédit Mutuel, subrogée dans les droits de M. et Mme A..., une somme de 45 215 euros. Sa requête ne peut par suite qu'être rejetée.

Sur les conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

10. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat une somme de 1 500 euros à verser à la SA Société Assurances Crédit Mutuel au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.

DÉCIDE :

Article 1er : La requête du préfet de police est rejetée.

Article 2 : L'Etat versera à la SA Société Assurances Crédit Mutuel une somme de 1 500 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : Le présent arrêt sera notifié au ministre de l'intérieur et à la SA Société Assurances Crédit Mutuel.

Copie en sera adressée au préfet de police.

Délibéré après l'audience du 19 avril 2022 à laquelle siégeaient :

- M. Célérier, président de chambre,

- M. Niollet, président-assesseur,

- Mme Labetoulle, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe, le 10 mai 2022.

La rapporteure,

M-I. B...Le président,

T. CELERIER

La greffière,

K. PETIT

La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur en ce qui le concerne ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

2

N° 21PA00432


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Paris
Formation : 6ème chambre
Numéro d'arrêt : 21PA00432
Date de la décision : 10/05/2022
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Composition du Tribunal
Président : M. CELERIER
Rapporteur ?: Mme Marie-Isabelle LABETOULLE
Rapporteur public ?: Mme MACH
Avocat(s) : LAURIER

Origine de la décision
Date de l'import : 17/05/2022
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.paris;arret;2022-05-10;21pa00432 ?
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