Vu la requête, enregistrée le 5 mai 2006, présentée pour la société AUROY, dont le siège est 40 rue Séminaire Centre 398 à Rungis Cédex (94150) par la SCP Abbeg - Masson - Prigent ; la société AUROY demande à la cour :
1°) d'annuler le jugement n° 05-778, 05-780, 05-781, 05-782 en date du 23 février 2006 du Tribunal administratif de Melun en tant qu'il a rejeté sa demande tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser la somme de 150 551, 79 euros en réparation du préjudice subi du fait de l'interdiction ministérielle de commercialisation du thymus de bovin entre le 10 novembre 2000 et le 1er octobre 2002 ;
2°) de condamner l'Etat à lui verser une somme de 150 551, 79 euros en réparation du préjudice subi, avec les intérêts à taux légal à compter du 2 novembre 2004, date de réception de sa demande préalable par l'administration ;
3°) de condamner l'Etat à lui verser une somme de 8 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;
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Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le Traité de Rome du 25 mars 1957 modifié instituant la Communauté européenne ;
Vu le règlement (CE) n° 999/2001 du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 fixant les règles pour la prévention, le contrôle et l'éradication de certaines encéphalopathies spongiformes transmissibles ;
Vu la directive 89/662/CEE du Conseil, du 11 décembre 1989, relative aux contrôles vétérinaires applicables dans les échanges intracommunautaires dans la perspective de la réalisation du marché intérieur ;
Vu la directive 90/425/CEE du Conseil, du 26 juin 1990, relative aux contrôles vétérinaires et zootechniques applicables dans les échanges intracommunautaires de certains animaux vivants et produits dans la perspective de la réalisation du marché intérieur ;
Vu la directive 98/34/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 juin 1998 prévoyant une procédure d'information dans le domaine des normes et réglementations techniques ;
Vu la décision n° 2000/418/CE, du 29 juin 2000, réglementant l'utilisation des matériels présentant des risques au regard des encéphalopathies spongiformes transmissibles et modifiant la décision 94/474/CE ;
Vu le code rural ;
Vu le code de la santé publique ;
Vu le décret n° 71-636 du 21 juillet 1971 pris pour l'application des articles 258, 259 et 262 du code rural et relatif à l'inspection sanitaire et qualitative des animaux vivants et des denrées animales et d'origine animale ;
Vu l'arrêté du 17 mars 1992 modifié relatif aux conditions auxquelles doivent satisfaire les abattoirs d'animaux de boucherie pour la production et la mise sur le marché de viandes fraîches et déterminant les conditions d'inspection sanitaire de ces établissements ;
Vu le code de justice administrative ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;
Après avoir entendu au cours de l'audience publique du 04 juillet 2007 :
- le rapport de Mme Pellissier, rapporteur,
- et les conclusions de Mme Folscheid, commissaire du gouvernement ;
Considérant dans le cadre de la lutte contre les encéphalites spongiformes transmissibles, le ministre de l'agriculture a, par arrêté du 10 novembre 2000 modifiant l'arrêté du 17 mars 1992 susvisé, inclus, pour une durée d'un an, le thymus des bovins - dit aussi « ris de veau » - dans la liste des abats déclarés impropres à la consommation humaine et devant être détruits ; que cette interdiction a été prolongée jusqu'au 31 mars 2002 par arrêté du 7 novembre 2001 ; qu'un arrêté du 28 mars 2002 l'a levée pour les thymus provenant de veaux nés en France après le 1er janvier 2002 et accompagnés d'un certificat sanitaire attestant qu'ils n'avaient été nourris qu'avec des aliments n'incorporant pas de matières issues de ruminants exception faite du lait ; que par arrêté du 26 septembre 2002, l'interdiction a été levée à compter du 1er octobre 2002, pour les bovins nés après le 30 juin 2002, non originaires de pays tiers, dont il était certifié qu'ils avaient été nourris sans matières issues de ruminants ou uniquement avec des graisses de ruminants sécurisées ; que la société AUROY, qui exerce une activité de commerce, importation et exportation, courtage, représentation de tous produits carnés, de tous produits alimentaires et de la mer, a demandé la condamnation de l'Etat à indemniser le préjudice qu'elle estime avoir subi du fait de l'impossibilité de commercialiser des thymus de bovins pendant 23 mois, en application des arrêtés précités des 10 novembre 2000, 7 novembre 2001 et 28 mars 2002, qu'elle estime illégaux et en tout état de cause constitutifs d'une rupture de l'égalité devant les charges publiques ;
Sur la responsabilité sans faute :
Considérant que la responsabilité de l'Etat est susceptible d'être engagée, sur le fondement de l'égalité des citoyens devant les charges publiques, pour assurer la réparation de préjudices nés de l'adoption de lois ou décisions légales, à la condition que ces actes n'aient pas entendu exclure toute indemnisation et que le préjudice dont il est demandé réparation, revêtant un caractère grave et spécial, ne puisse, dès lors, être regardé comme une charge incombant normalement à chacun dans l'intérêt général ;
Considérant qu'il ne ressort ni de l'objet, ni des termes des arrêtés des 10 novembre 2000, 7 novembre 2001 et 28 mars 2002 précités que l'administration ait entendu exclure que la responsabilité de l'Etat puisse être engagée en raison d'un dommage spécial et anormal que l'application de ces dispositions pourrait causer aux activités de commercialisation de bovins ou de produits carnés ;
Considérant toutefois que, pour démontrer la spécialité et l'anormalité du préjudice qu'elle a subi, la société AUROY, qui n'indique pas quelle part de son activité est consacrée au négoce de la viande et des abats de veau, se borne à faire valoir, par référence à ses chiffres de vente de ris de veau durant les douze mois précédant l'interdiction de commercialisation du thymus de bovin, que cette interdiction lui a causé une perte moyenne de 6 545, 73 euros par mois et a contribué à l'augmentation du prix de la viande de veau, dans un contexte européen où les autres producteurs auraient continué à valoriser ce produit ; que cependant, en l'absence notamment au dossier de tout élément permettant d'apprécier quelle proportion du chiffre d'affaires de la requérante représentent les pertes alléguées, il ne résulte pas de l'instruction que l'interdiction litigieuse a porté atteinte, de manière sensible, à son activité et lui a causé un préjudice anormal et spécial de nature à lui ouvrir droit à réparation sur le fondement de la responsabilité du fait des lois et décisions légales ;
Sur la responsabilité pour faute :
Considérant que la société requérante fait valoir que les interdictions de commercialisation litigieuses étaient exagérées au regard des impératifs de protection de la santé publique et ont été édictées en violation des règles communautaires, ce tant pour la période antérieure au 1er juillet 2001 qui précède l'entrée en vigueur du règlement communautaire susvisé n° 999/2001 du 22 mai 2001 fixant les règles pour la prévention, le contrôle et l'éradication de certaines encéphalopathies spongiformes transmissibles que pour la période postérieure à cette date ;
En ce qui concerne la période antérieure au 1er juillet 2001 :
Considérant que les directives n° 89/662/CEE du Conseil du 11 décembre 1989 et n° 90/425/CEE du Conseil du 26 juin 1990 susvisées harmonisent, pour l'organisation du marché agricole commun, les contrôles vétérinaires applicables aux denrées animales ; qu'aux termes -identiques- de l'article 9 de la directive du 11 décembre 1989 et de l'article 10 de la directive du 26 juin 1990 : « 1. Chaque Etat membre signale immédiatement aux autres États membres et à la Commission, outre l'apparition sur son territoire des maladies prévues par la directive 82/894/CEE, l'apparition de toute zoonose, maladie ou cause susceptible de constituer un danger grave pour les animaux ou la santé humaine. L'Etat membre d'expédition met immédiatement en oeuvre les mesures de lutte ou de prévention prévues par la réglementation communautaire, et notamment la détermination des zones de protection qui y sont prévues, ou arrête toute autre mesure qu'il jugera appropriée. L'Etat membre de destination ou de transit qui, lors d'un contrôle visé à l'article 5, a constaté l'une des maladies ou causes visées au premier alinéa peut, si nécessaire, prendre des mesures de prévention prévues par la réglementation communautaire, y compris la mise en quarantaine des animaux. Dans l'attente des mesures à prendre, conformément au paragraphe 4, l'Etat membre de destination peut, pour des motifs graves de protection de la santé publique ou de la santé animale, prendre des mesures conservatoires à l'égard des exploitations, centres ou organismes concernés, ou, dans le cas d'une épizootie, à l'égard de la zone de protection prévue par la réglementation communautaire. Les mesures prises par les États membres sont communiquées sans délai à la Commission et aux autres États membres (…). 4. Dans tous les cas, la Commission procède au sein du comité vétérinaire permanent, dans les meilleurs délais, à un examen de la situation. Elle arrête, selon la procédure prévue à l'article 17, les mesures nécessaires pour les produits visés à l'article 1er et, si la situation l'exige, pour les produits d'origine ou les produits dérivés de ces produits. Elle suit l'évolution de la situation et, selon la même procédure, modifie ou abroge, en fonction de cette évolution, les décisions prises (…) » ;
Considérant que, sur le fondement de ces dispositions, la Commission a adopté la décision n° 2000/418/CEE du 29 juin 2000 réglementant l'utilisation des matériels présentant des risques au regard des encéphalopathies spongiformes transmissibles ; que selon son article 1er, cette décision « s'applique à la production et à la mise sur le marché des produits d'origine animale issus de matériels d'animaux des espèces bovine, ovine ou caprine ou contenant ces matériels » ; que l'article 3 de cette décision fait obligation aux États membres d'enlever et détruire, à partir du 1er octobre 2000, les « matériels à risques spécifiés » prévus à l'annexe I ; que figure parmi les matériels visés par cette annexe le thymus des bovins âgés de plus de six mois, « au Royaume-Uni de Grande Bretagne et d'Irlande du Nord ainsi qu'au Portugal, à l'exception de la région autonome des Açores » ;
Considérant que pour introduire dans la réglementation interne, par arrêté ministériel du 10 novembre 2000 pris sur le fondement de l'article 3 du décret du 21 juillet 1971 susvisé, l'interdiction litigieuse de commercialisation du thymus des bovins, quel que soit leur âge et leur provenance, le ministre de l'agriculture a invoqué l'avis rendu par l'agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA) et, comme il l'a fait valoir dans la note de notification de cette mesure à la Commission, la « clause de sauvegarde » de l'article 9 de la directive 89/662 du 11 décembre 1989 précitée ;
Considérant cependant que l'avis de l'agence française de sécurité sanitaire des aliments recommandant, par mesure de précaution et bien qu'aucune étude n'ait jamais rapporté leur infectiosité, d'exclure de la chaîne alimentaire les thymus des bovins quel que soit leur âge datait du 15 mars 2000, et était donc antérieur aux mesures communautaires définies par la décision du 29 juin 2000 en application du paragraphe 4 de l'article 9 de la directive invoquée par le ministre de l'agriculture français ; qu'aucune suspicion nouvelle n'était apparue concernant cet abat depuis lors ; que la France, qui n'a pas contesté la légalité de la décision communautaire du 29 juin 2000, ne se trouvait pas en novembre 2000 dans la situation visée au paragraphe 1 de l'article 9 de la directive du 11 décembre 1989 ou 10 de la directive du 26 juin 1990 où elle pouvait, en cas d'apparition d'une zoonose ou maladie, prendre des mesures conservatoires « pour des motifs graves de protection de la santé publique » et « dans l'attente des mesures à prendre conformément au paragraphe 4 » ; qu'ainsi la société requérante est fondée à soutenir qu'en interdisant par l'arrêté litigieux du 10 novembre 2000 la commercialisation en France du thymus de tous les bovins, le ministre de l'agriculture a méconnu les règles communautaires ;
Sur la période du 1er juillet 2001 au 30 octobre 2002 :
Considérant que selon l'article 152 (ex article 129) du Traité, l'action de la Communauté « complète » en matière de protection de la santé humaine les politiques nationales ; qu'en vertu du paragraphe 4 de ce même article, dans sa rédaction issue du traité d'Amsterdam en vigueur depuis le 1er mai 1999, le Conseil a reçu compétence pour adopter selon la procédure prévue à l'article 251 « des mesures dans les domaines vétérinaire et phytosanitaire ayant directement pour objectif la protection de la santé publique » ; qu'en application de ces dispositions, il a le 22 mai 2001 adopté le règlement CE 999/2001 susvisé fixant les règles pour la prévention, le contrôle et l'éradication de certaines encéphalopathies spongiformes transmissibles (EST) ; que l'article 1er de ce règlement précise « qu'il s'applique à la production et à la mise sur le marché des animaux vivants et des produits d'origine animale » ; que l'article 8 du même texte prévoit l'enlèvement et la destruction des « matériels à risques spécifiés » dont la liste figure en annexe V ; que le thymus de bovins ne fait partie de cette liste qu'en ce qui concerne les bovins âgés de plus de six mois issus des « pays de catégorie 5 », c'est à dire de pays ou régions où l'incidence de l'encéphalopathie spongiforme bovine (ESB) est élevée ; qu'il n'est pas soutenu que la France faisait partie de ces pays ;
Considérant qu'en maintenant après le 1er juillet 2001 l'interdiction de commercialisation du thymus de tous les bovins, la France a ajouté aux restrictions prévues dans l'intérêt de la santé publique par la réglementation communautaire ; que si le règlement du 22 mai 2001 a prévu dans son article 4 que des « mesures de sauvegarde » peuvent être adoptées selon les principes et dispositions de l'article 9 de la directive 89/662/CEE et de l'article 10 de la directive 90/425/CEE, il ne résulte pas de l'instruction, et notamment des avis émis par l'AFSSA les 6 novembre 2001 et 28 mars 2002 qui ne faisaient pas état d'éléments nouveaux, que le maintien après le 1er juillet 2001 de l'interdiction de commercialisation du thymus de tous bovins, le renouvellement de cette interdiction pour une période de six mois par arrêté du 7 novembre 2001 et l'autorisation de commercialisation limitée introduite par arrêté du 26 mars 2002 pourraient être considérées, comme dit ci-dessus, comme des « mesures conservatoires » que l'Etat membre qui constate une nouvelle maladie ou cause grave est autorisé à prendre ; que la société requérante est fondée à soutenir que la réglementation française était également, à compter du 1er juillet 2001, en contradiction avec les obligations communautaires de la France ;
Considérant qu'il résulte de ce qui précède que, contrairement à ce qu'a jugé le Tribunal administratif de Melun, la société AUROY est fondée à demander l'indemnisation du préjudice que lui a causé l'interdiction de commercialisation du ris de veau édictée en violation des règles communautaires ;
Sur le préjudice :
Considérant qu'il résulte de l'instruction, et notamment du tableau des achats et des ventes produit en première instance par la société requérante et dont la sincérité n'a été sérieusement contestée ni en première instance, ni devant la cour, que la commercialisation du ris de veau avait rapporté à la société AUROY durant les 12 mois précédant l'interdiction litigieuse, une marge mensuelle moyenne de 6 545, 73 euros ; qu'il résulte des documents fournis que la société AUROY n'a pu procéder à aucune vente de ris de veau tant pendant la période d'interdiction du 12 novembre 2000 au 31 mars 2002 que, compte tenu de l'âge des veaux mis en vente, durant celle du 1er avril 2002 au 1er octobre 2002 où ont été maintenues de sérieuses restrictions ; que dès lors que le risque de transmission de l'ESB à l'homme avait été identifié dès mars 1996, il ne résulte pas des pièces du dossier que la situation sanitaire aurait nécessairement affecté de novembre 2000 à septembre 2002 le prix ou les quantités consommées de cet abat en l'absence d'interdiction ; que, dans ces conditions, alors même que la société ne démontre pas avoir subi sur la période litigieuse de 22 mois et 20 jours de perte de chiffres d'affaires global, il sera fait une juste appréciation du préjudice subi par la société AUROY du fait de l'impossibilité de commercialiser les ris de veau en fixant l'indemnité qui lui est due à la somme de 148 000 euros ;
Considérant que la société AUROY a droit aux intérêts sur la somme précitée à compter du 2 novembre 2004, date de réception par l'administration de sa demande préalable ; qu'à la date du 7 juin 2006 à laquelle la capitalisation des intérêts a été demandée, il était dû au moins une année rentière d'intérêts ; qu'il y a lieu dès lors de faire droit à cette demande tant à cette date qu'au 7 juin 2007 ;
Considérant qu'il y a lieu, en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, de condamner l'Etat à verser à la société AUROY la somme de 1 500 euros au titre des frais de procédure exposés en première instance et en appel ;
D E C I D E :
Article 1er : Le jugement du Tribunal administratif de Melun en date du 23 février 2006 est annulé en tant qu'il rejette les demandes de la société AUROY.
Article 2 : L'Etat est condamné à verser la somme de 148 000 euros avec intérêts à taux légal à compter du 2 novembre 2004 à la société AUROY. Les intérêts échus le 7 juin 2006 et le 7 juillet 2007 seront capitalisés pour produire eux-même intérêts.
Article 3 : L'Etat est condamné à verser une somme de 1 500 euros à la société AUROY en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
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N° 06PA01656