Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Mme B... D..., agissant en son nom et pour le compte de l'enfant mineure C... D..., a demandé au tribunal administratif de Nantes d'annuler la décision du 1er juin 2022 par laquelle la commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France a rejeté le recours formé contre la décision du 18 février 2022 de l'autorité consulaire française en poste à Lagos (Nigéria) refusant à la jeune C... D... la délivrance d'un visa d'entrée et de long séjour en France demandé au titre de la réunification familiale.
Par un jugement n° 2302870 du 9 janvier 2024, le tribunal administratif de Nantes a rejeté sa demande.
Procédure devant la cour :
Par une requête et un mémoire complémentaire, enregistrés le 24 juin 2024 et le 25 juillet 2024, Mme D... agissant en son nom et pour le compte de la jeune C... D..., représentée par Me Francos, demande à la cour, dans le dernier état de ses écritures :
1°) d'annuler le jugement du tribunal administratif de Nantes du 9 janvier 2024 ;
2°) d'annuler la décision contestée ;
3°) d'enjoindre au ministre de l'intérieur, à titre principal, de faire délivrer le visa de long séjour sollicité, dans un délai de quinze jours à compter de la notification de l'arrêt à intervenir, sous astreinte de 200 euros par jour de retard ou, à titre subsidiaire, de réexaminer la demande de visa ;
4°) de mettre à la charge de l'État, au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, la somme de 2 000 euros à verser à son conseil dans les conditions fixées à l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991.
Elle soutient que :
- le tribunal a omis de se prononcer sur le moyen tiré de ce qu'en se fondant sur les dispositions de l'article 10 de l'acte 69 du 14 décembre 1992 pour nier toute valeur probante à l'acte de naissance, la commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France a commis une erreur de droit ;
- le tribunal a omis de répondre au moyen tiré de ce que l'article L. 561-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ne subordonne aucunement la délivrance d'un visa à l'enfant mineur d'une personne bénéficiaire d'une protection internationale à la production d'un jugement de déchéance de l'autorité parentale ;
- la commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France n'a pas procédé à un examen réel et sérieux de sa situation, ainsi qu'en témoigne l'absence de toute considération relative à la possession d'état ;
- en se fondant sur la non-conformité de l'acte de naissance de la jeune C... D... à l'article 10 de l'acte 69 du 14 décembre 1992 relatif à l'enregistrement obligatoire des naissances et des décès au Nigéria alors que la méconnaissance de cet article n'est pas sanctionnée par un refus d'enregistrement de naissance, la commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France a commis une erreur de droit ;
- les dispositions de l'article L. 561-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ne subordonnent aucunement la délivrance à un enfant mineur d'un visa au titre de la réunification familiale à la production d'un jugement de déchéance de l'autorité parentale ;
- à supposer que ces dispositions exigent la production d'un jugement de déchéance de l'autorité parentale, cette condition ne pouvait, eu égard aux circonstances dans lesquelles l'enfant a été conçue, être légalement opposée à sa demande de visa, sauf à méconnaître son intérêt supérieur ;
- le refus de visa est entaché d'erreur d'appréciation au regard des dispositions de l'article L. 561-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, l'identité de la demanderesse et son lien de filiation avec la réunifiante étant établis tant par les actes d'état civil produits que les résultats de l'examen comparatif des empreintes génétiques et les éléments de possession d'état ;
- ce refus méconnaît les stipulations de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- il est également contraire aux stipulations de l'article 3-1 de la convention internationale relative aux droits de l'enfant.
Par un mémoire en défense, enregistré le 5 juillet 2024, le ministre de l'intérieur conclut au rejet de la requête.
Il indique s'en rapporter à ses écritures de première instance.
Mme D... a été admise au bénéfice de l'aide juridictionnelle partielle (25%) par une décision du 12 août 2024.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- la convention internationale relative aux droits de l'enfant ;
- le code civil ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le décret n° 91-1266 du 19 décembre 1991 ;
- le code de justice administrative.
Le président de la formation de jugement a dispensé la rapporteure publique, sur sa proposition, de prononcer des conclusions à l'audience.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Le rapport de Mme Bougrine a été entendu au cours de l'audience publique.
Considérant ce qui suit :
1. Mme D..., ressortissante nigériane née le 29 avril 1991, s'est vu reconnaître la qualité de réfugiée par une décision de la Cour nationale du droit d'asile du 27 septembre 2017. Une demande de visa de long séjour a été présentée au titre de la réunification familiale pour la jeune C... D..., ressortissante nigériane née le 3 janvier 2009, que Mme D... présente comme sa fille. Par une décision du 18 janvier 2022, l'autorité consulaire française en poste à Lagos a opposé un refus à cette demande. Par une décision du 1er juin 2022, la commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France a confirmé ce refus, motifs pris, d'une part, de ce que l'identité de la demanderesse et son lien de filiation avec Mme D... n'étaient pas établis et, d'autre part, de ce qu'il n'était justifié d'aucun jugement prononçant la déchéance de l'autorité parentale du père de la jeune C... D.... Mme D... relève appel du jugement du 9 janvier 2024 par lequel le tribunal administratif de Nantes a rejeté sa demande tendant à l'annulation de la décision de la commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France.
Sur le bien-fondé du jugement attaqué :
2. En premier lieu, aux termes de l'article L. 561-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile : " Sauf si sa présence constitue une menace pour l'ordre public, le ressortissant étranger qui s'est vu reconnaître la qualité de réfugié ou qui a obtenu le bénéfice de la protection subsidiaire peut demander à bénéficier de son droit à être rejoint, au titre de la réunification familiale : (...) / 3° Par les enfants non mariés du couple, n'ayant pas dépassé leur dix-neuvième anniversaire (...) ". L'article L. 561-5 de ce code dispose : " Les membres de la famille d'un réfugié ou d'un bénéficiaire de la protection subsidiaire sollicitent, pour entrer en France, un visa d'entrée pour un séjour d'une durée supérieure à trois mois auprès des autorités diplomatiques et consulaires, qui statuent sur cette demande dans les meilleurs délais. Ils produisent pour cela les actes de l'état civil justifiant de leur identité et des liens familiaux avec le réfugié ou le bénéficiaire de la protection subsidiaire. / En l'absence d'acte de l'état civil ou en cas de doute sur leur authenticité, les éléments de possession d'état définis à l'article 311-1 du code civil et les documents établis ou authentifiés par l'Office français de protection des réfugiés et apatrides, sur le fondement de l'article L. 121-9 du présent code, peuvent permettre de justifier de la situation de famille et de l'identité des demandeurs. Les éléments de possession d'état font foi jusqu'à preuve du contraire. Les documents établis par l'office font foi jusqu'à inscription de faux ".
3. L'article L. 811-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile prévoit que la vérification des actes d'état civil étrangers doit être effectuée dans les conditions définies par l'article 47 du code civil, aux termes duquel : " Tout acte de l'état civil des Français et des étrangers fait en pays étranger et rédigé dans les formes usitées dans ce pays fait foi, sauf si d'autres actes ou pièces détenus, des données extérieures ou des éléments tirés de l'acte lui-même établissent, le cas échéant après toutes vérifications utiles, que cet acte est irrégulier, falsifié ou que les faits qui y sont déclarés ne correspondent pas à la réalité. Celle-ci est appréciée au regard de la loi française ". Il résulte de ces dispositions que la force probante d'un acte d'état civil établi à l'étranger peut être combattue par tout moyen susceptible d'établir que l'acte en cause est irrégulier, falsifié ou inexact. En cas de contestation par l'administration de la valeur probante d'un acte d'état civil établi à l'étranger, il appartient au juge administratif de former sa conviction au vu de l'ensemble des éléments produits par les parties.
4. D'une part, il ressort des pièces du dossier, en particulier de l'arrêt de la Cour nationale du droit d'asile du 27 décembre 2017, que Mme D..., alors qu'elle était encore mineure, est devenue victime d'un réseau de traite d'êtres humains à des fins d'exploitation sexuelle à Benghazi en Libye. Le 3 janvier 2009, elle a donné naissance à une enfant, issue d'une relation contrainte, qui lui a été retirée par la personne la soumettant à la prostitution. Après avoir obtenu le statut de réfugié, Mme D... a entrepris de retrouver sa fille. A l'appui de la demande de visa, a été produit un certificat de naissance faisant état de l'enregistrement, le 3 décembre 2015, de la naissance, survenue le 3 janvier 2009, d'une enfant nommée C... D... ayant pour mère B... D.... Il est constant que les mentions de ce certificat relatives à l'identité du père (E... D...) et au lieu de naissance (A...) sont inexactes. La requérante explique, cependant, de manière convaincante, qu'il a été établi sur le fondement des déclarations de sa propre mère, qui s'était vu confier l'enfant, dans le but de donner un état civil à sa petite fille. Par ailleurs, si la décision contestée relève que le certificat de naissance n'est pas conforme à l'article 10 de l'acte n° 69 de décembre 1992 relatif à l'enregistrement obligatoire des naissances et décès du gouvernement fédéral du Nigéria, acte que l'administration n'a pas versé aux débats, la requérante soutient sans être contredite que les dispositions en cause prévoient un délai dans lequel une naissance doit être déclarée sans toutefois que la méconnaissance de ce délai ne fasse à obstacle à l'enregistrement de la naissance, seules des pénalités financières étant alors infligées.
5. D'autre part, il ressort des conclusions du rapport de l'expertise génétique, ordonnée le 9 janvier 2024 par le tribunal judiciaire de Toulouse et réalisée par l'institut génétique Nantes Atlantique, que " La maternité de Mme B... D... vis-à-vis de l'enfant C... D... est extrêmement vraisemblable ", la " probabilité de maternité [étant] supérieure à 99,9996 % ".
6. Il suit de là qu'en se fondant sur le caractère non établi de l'identité de la demanderesse de visa et de son lien de filiation avec Mme B... D..., la commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France a entaché sa décision d'illégalité.
7. En second lieu, aux termes de l'article L. 434-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, applicable aux procédures de réunification familiale sur le fondement de l'article L. 561-4 du même code : " Le regroupement familial peut également être demandé pour les enfants mineurs (...) : / 1° La filiation n'est établie qu'à l'égard du demandeur ou de son conjoint ; / 2° Ou lorsque l'autre parent est décédé ou déchu de ses droits parentaux. ". L'article L. 434-4 de ce code, auquel l'article L. 561-4 renvoie également, dispose : " Le regroupement familial peut être demandé pour les enfants mineurs (...) du demandeur (...), qui [lui] sont confiés, (...) au titre de l'exercice de l'autorité parentale, en vertu d'une décision d'une juridiction étrangère. Une copie de cette décision devra être produite ainsi que l'autorisation de l'autre parent de laisser le mineur venir en France. ".
8. Ainsi qu'il a été dit au point 4, le certificat de naissance de la jeune C... a été établi sur le fondement des déclarations de sa grand-mère, laquelle a indiqué que le père de l'enfant était nommé E... D..., à partir du nom de famille porté par sa fille et du prénom de la personne que cette dernière pensait être le père biologique de l'enfant. Toutefois, comme le faisait valoir le ministre de l'intérieur dans ses écritures de première instance, " la personne déclarée comme étant son père, E... D..., n'existe pas ". Dans ces conditions, la commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France ne pouvait légalement fonder le refus de visa sur la circonstance qu'aucun jugement prononçant la déchéance de l'autorité parentale du père n'avait été produit. Pour la même raison, le ministre de l'intérieur n'est pas davantage fondé à faire valoir devant le juge que le refus de visa serait légalement fondé sur l'absence de jugement confiant la jeune C... à Mme D... au titre de l'exercice de l'autorité parentale.
9. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin d'examiner la régularité du jugement attaqué ni les autres moyens de la requête, que Mme D... est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Nantes a rejeté sa demande.
Sur les conclusions aux fins d'injonction et d'astreinte :
10. Eu égard au motif d'annulation sur lequel il est fondé, l'exécution du présent arrêt implique nécessairement la délivrance à la jeune C... D... d'un visa de long séjour au titre de la réunification familiale. Il y a lieu d'enjoindre au ministre de l'intérieur d'y procéder dans le délai de deux mois à compter de la notification du présent arrêt, sans qu'il soit besoin d'assortir cette injonction d'une astreinte.
Sur les frais liés au litige :
11. Mme D... a été admise au bénéfice de l'aide juridictionnelle partielle (25 %). Dès lors, son conseil peut se prévaloir des dispositions de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat, le versement à Me Francos de la somme de 700 euros.
D E C I D E :
Article 1er : Le jugement du tribunal administratif de Nantes du 9 janvier 2024 et la décision de la commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France du 1er juin 2022 sont annulés.
Article 2 : Il est enjoint au ministre de l'intérieur de délivrer un visa de long séjour à la jeune C... D..., dans le délai de deux mois à compter de la notification du présent arrêt.
Article 3 : L'Etat versera à Me Francos la somme de 700 euros dans les conditions fixées à l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à Mme B... D... et au ministre d'Etat, ministre de l'intérieur.
Délibéré après l'audience du 11 avril 2025, à laquelle siégeaient :
- M. Gaspon, président de chambre,
- M. Coiffet, président-assesseur,
- Mme Bougrine, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 6 mai 2025.
La rapporteure,
K. Bougrine
Le président,
O. Gaspon
La greffière
I. Petton
La République mande et ordonne au ministre d'Etat, ministre de l'intérieur en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
N° 24NT018992