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05/07/2024 | FRANCE | N°23NT03314

France | France, Cour administrative d'appel de NANTES, 3ème chambre, 05 juillet 2024, 23NT03314


Vu la procédure suivante :



Procédure contentieuse antérieure



M. D... E... a demandé au tribunal administratif de Caen d'annuler la décision du 15 juillet 2022 par laquelle le directeur du centre de détention d'Alençon-Condé-sur-Sarthe a ordonné la suspension de l'accès aux lignes téléphoniques de sa compagne pour une durée de trois mois.



Par un jugement n° 2202499 du 15 septembre 2023, le tribunal administratif de Caen a annulé cette décision.



Procédure devant la cour :



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ar une requête enregistrée le 16 novembre 2023, le garde des sceaux, ministre de la justice, demande à la cour :



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Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure

M. D... E... a demandé au tribunal administratif de Caen d'annuler la décision du 15 juillet 2022 par laquelle le directeur du centre de détention d'Alençon-Condé-sur-Sarthe a ordonné la suspension de l'accès aux lignes téléphoniques de sa compagne pour une durée de trois mois.

Par un jugement n° 2202499 du 15 septembre 2023, le tribunal administratif de Caen a annulé cette décision.

Procédure devant la cour :

Par une requête enregistrée le 16 novembre 2023, le garde des sceaux, ministre de la justice, demande à la cour :

1°) d'annuler ce jugement ;

2°) de rejeter la demande de M. D... E....

Il soutient que :

- l'absence de plainte de la victime et le fait que les agissements reprochés au requérant ne visaient pas un membre du personnel de l'établissement ne pouvaient être retenus sans erreur de droit par les premiers juges, dès lors qu'ils ne sont pas au nombre des conditions posées par l'article R. 345-14 du code pénitentiaire dont il a été fait application ;

- les pièces du dossier permettaient, a minima, d'identifier un risque d'atteinte au maintien du bon ordre et de la sécurité, mais également de prévenir la commission d'infractions ;

- la suspension de la ligne téléphonique, limitée à trois mois, était une mesure nécessaire, adaptée et proportionnée.

Par un mémoire en défense, enregistré le 9 février 2024, M. D... E..., représenté par Me Bidnic, conclut au rejet de la requête d'appel du garde des sceaux, ministre de la justice, et de condamner l'Etat à lui verser la somme de 1 200 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il fait valoir que les moyens soulevés par le garde des sceaux, ministre de la justice ne sont pas fondés.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code pénitentiaire ;

- le code des relations entre le public et l'administration ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Vergne,

- et les conclusions de M. Berthon.

Considérant ce qui suit :

1. M. D... E... était incarcéré depuis le 11 août 2021 au centre pénitentiaire d'Alençon-Condé-sur-Sarthe pour des faits de trafic de stupéfiants à raison desquels il a été pénalement condamné. Par une décision du 15 juillet 2022, le directeur de cet établissement pénitentiaire a suspendu l'accès de ce détenu aux lignes téléphonique de sa compagne, au motif que des échanges téléphoniques entre eux avaient donné lieu, les 6 et 7 juillet 2022, de la part du premier à l'encontre de la seconde, à des propos violents, insultes et reproches. Le ministre de la justice relève appel du jugement du 15 septembre 2023 par lequel le tribunal administratif de Caen a annulé cette décision.

Sur les conclusions aux fins d'annulation :

Sur les moyens d'annulation retenus par le tribunal administratif :

2. Aux termes de l'article L. 345-5 du code pénitentiaire : " Les personnes détenues ont le droit de téléphoner aux membres de leur famille. Elles peuvent être autorisées à téléphoner à d'autres personnes pour préparer leur réinsertion. / L'accès au téléphone peut être refusé, suspendu ou retiré, pour des motifs liés au maintien du bon ordre et de la sécurité ou à la prévention des infractions. ". L'article R. 345-14 du même code dispose que : " Pour les personnes condamnées, la décision d'autoriser, de refuser, de suspendre ou de retirer l'accès au téléphone est prise par le chef d'établissement pénitentiaire. (...) / Les décisions de refus, de suspension ou de retrait ne peuvent être motivées que par le maintien du bon ordre et de la sécurité ou par la prévention des infractions, conformément aux dispositions de l'article L. 345-5 ". Il résulte de ces dispositions que les décisions tendant à restreindre, supprimer ou retirer l'accès au téléphone relèvent du pouvoir de police des chefs d'établissements pénitentiaires. Ces décisions affectant directement le maintien des liens des détenus avec leurs proches, elles sont susceptibles de porter atteinte à leur droit au respect de leur vie privée et familiale protégé par l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Il appartient en conséquence à l'autorité compétente de prendre les mesures nécessaires, adaptées et proportionnées, pour assurer le maintien du bon ordre et de la sécurité de l'établissement pénitentiaire ou, le cas échéant, la prévention des infractions sans porter d'atteinte excessive au droit des détenus.

3. D'une part, il ressort des pièces du dossier que, au cours d'appels téléphoniques passés les 6 et 7 juillet 2022, dont la matérialité n'est pas contestée, M. E... a, à plusieurs reprises, insulté sa compagne dans des termes particulièrement grossiers et qu'il a tenu des propos agressifs et véhéments à son encontre. Le surveillant pénitentiaire chargé de l'écouter a aussi comptabilisé, dans son rapport à la direction, avant ou après ces échanges, plus de vingt tentatives d'appel de l'intéressé à sa compagne. Et le journal des appels téléphoniques 2022 du détenu révèle plus de 60 appels de M. E... à sa compagne pour la seule période incriminée des 6 et 7 juillet 2022, pour la plupart non suivis d'une communication téléphonique, témoignant d'une obstination du premier à vouloir joindre la seconde, sans que celle-ci accepte de prendre ces appels. Alors même qu'ils ne visent aucun membre de l'administration pénitentiaire ni aucun codétenu de M. E... et que, dès lors, ils ne portent pas atteinte au bon ordre et à la sécurité à l'intérieur de l'établissement pénitentiaire, les faits ainsi constatés, susceptibles de revêtir la qualification pénale d'injures privées et d'appels téléphoniques malveillants, sont constitutifs de faits de nature à justifier une décision prise sur le fondement des dispositions précitées de l'article R. 345-14 du code pénitentiaire, en vertu desquelles le chef de l'établissement pénitentiaire a la charge d'assurer le maintien du bon ordre et de la sécurité et la prévention des infractions.

4. D'autre part, s'il ressort des pièces du dossier qu'aucune plainte n'a été déposée à la suite de ces échanges, dont il n'est pas établi ni allégué qu'ils auraient été précédés de faits répréhensibles de même nature, les faits n'en sont pas moins avérés et constituent des infractions pénales. S'il est insisté par l'intimé sur le fait que le permis de visite de sa compagne n'a pas été suspendu, la surveillance distante effectuée par les personnels pénitentiaires sur le comportement des personnes admises au parloir permet de prévenir les débordements et abus ou d'y mettre un terme, ce qui n'est pas le cas s'agissant de l'usage d'une liaison téléphonique, laquelle ne peut faire l'objet d'une surveillance permanente et régulière. De même, la circonstance qu'aucune plainte ni signalement de la compagne de M. E... n'a été déposée à la suite des faits en cause n'ôte pas à ceux-ci leur caractère d'infractions ni n'atténue leur gravité alors, d'une part, qu'ils émanent d'une personne purgeant une peine d'emprisonnement, et que, d'autre part, Mme A... B..., avisée par courrier de la mesure litigieuse et principale intéressée, ne s'est pas manifestée pour s'y opposer et ne s'est pas associée à la requête de M. E.... Ainsi, en décidant la suspension des appels téléphoniques de M. E... à sa compagne pendant une durée de trois mois, le directeur du centre pénitentiaire d'Alençon-Condé-sur-Sarthe n'a pas pris une mesure disproportionnée ni commis une erreur d'appréciation dans l'application des dispositions qu'il a mises en œuvre.

5. Il résulte de ce qui précède que le garde des sceaux, ministre de la justice, est fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Caen a annulé pour erreur d'appréciation la décision litigieuse du 15 juillet 2022 du directeur du centre pénitentiaire d'Alençon-Condé-sur-Sarthe. Il appartient toutefois à la cour, saisie de l'ensemble du litige par l'effet dévolutif de l'appel, d'examiner les autres moyens soulevés par M. E....

Sur les autres moyens invoqués par M. E... :

6. En premier lieu, aux termes de l'article R. 313-1 du code pénitentiaire : " Lorsqu'il est envisagé de prendre une décision individuelle défavorable à la personne détenue qui doit être motivée conformément aux dispositions des articles L. 211-2 et L. 211-3 du code des relations entre le public et l'administration, la personne détenue peut se faire représenter ou assister par un conseil ou, dans les conditions prévues par les dispositions des articles R. 313-2 à R. 313-8 et R. 313-11 et à l'exception des décisions intervenant en matière disciplinaire ou en matière d'isolement, par un mandataire de son choix ". L'article R. 313-2 du code pénitentiaire dispose que : " Pour l'application des dispositions de l'article L. 122-1 du code des relations entre le public et l'administration aux décisions mentionnées par les dispositions de l'article

R. 313-1, la personne détenue dispose d'un délai pour préparer ses observations qui ne peut être inférieur à trois heures à partir du moment où elle est mise en mesure de consulter les éléments de la procédure, en présence de son avocat ou du mandataire agréé, si elle en fait la demande.

/ (...) ". L'article L. 122-1 du code des relations entre le public et l'administration dispose que " Les décisions mentionnées à l'article L. 211-2 n'interviennent qu'après que la personne intéressée a été mise à même de présenter des observations écrites et, le cas échéant, sur sa demande, des observations orales. Cette personne peut se faire assister par un conseil ou représenter par un mandataire de son choix. / (...) ".

7. Il ressort des pièces du dossier que M. E... a été informé le 7 juillet 2022 de l'engagement d'une procédure contradictoire préalable à la mesure de suspension de son accès aux lignes téléphoniques de sa compagne, et de la possibilité de présenter des observations écrites et de solliciter l'assistance d'un avocat. Il a demandé le vendredi 8 juillet 2022, à une heure non précisée, à être assisté par un avocat commis d'office dans le cadre du débat contradictoire auquel il avait été convoqué pour le mardi suivant 12 juillet 2022 à 9h30. S'il n'est justifié par l'administration d'un contact par courriel avec Me Priscille Ozan, avocate à Alençon, désignée pour l'assister que le lundi en début de matinée à 10h04, un tel délai n'apparaît pas excessivement court ni le courriel trop tardif, compte tenu de l'explication donnée par l'administration défenderesse selon laquelle il a fallu au préalable obtenir la désignation de cette avocate par l'Ordre des avocats et du délai minimum de trois heures prévu par les dispositions précitées du code pénitentiaire pour que le détenu ou son conseil puissent accéder aux pièces du dossier. Par ailleurs, la circonstance que l'avocate contactée ne s'est pas déplacée, pour des raisons inconnues, n'apparaît pas imputable à des diligences insuffisantes ou trop tardives de l'administration pénitentiaire pour permettre à M. E... d'être effectivement assisté le 12 juillet et n'obligeait pas l'administration à renoncer au débat contradictoire à la date prévue, débat auquel l'intéressé avait informé l'administration de sa volonté de participer lui-même. Dans ces conditions, le moyen tiré par le requérant d'un vice dans la procédure ayant conduit à la décision attaquée, ou d'une méconnaissance des droits de la défense doit être écarté.

8. En deuxième lieu, aux termes de l'article R. 345-14 du code pénitentiaire : " Pour les personnes condamnées, la décision d'autoriser, de refuser, de suspendre ou de retirer l'accès au téléphone est prise par le chef de l'établissement pénitentiaire. : (...) / Les décisions de refus, de suspension ou de retrait ne peuvent être motivées que par le maintien du bon ordre et de la sécurité ou par la prévention des infractions, conformément aux dispositions de l'article

L. 345-5. ".

9. La décision litigieuse du 15 juillet 2022 est expressément motivée par le fait que " Lors d'appels téléphoniques en date du 6 juillet 2022 à 21h10 et 23h54 ainsi qu'en date du

7 juillet 2022 avec Mme A... B... C..., vous avez tenu des propos violents à son encontre ainsi que de nombreuses insultes et reproches " et qu'elle est prise " au vu des nombreuses menaces et insultes dont elle a fait l'objet de votre part ". De telles indications étaient suffisantes pour permettre à M. E... de comprendre les faits qui lui étaient reprochés, anciens d'à peine un peu plus qu'une semaine, et de discuter leur réalité ou leur portée ainsi que le bien-fondé la mesure prise à son encontre. Le moyen tiré par le requérant d'un insuffisante motivation en fait de la décision litigieuse ne peut, par suite, qu'être écarté.

10. En troisième lieu, si le requérant dénie à l'administration pénitentiaire le droit de tenir compte d'écoutes ou d'enregistrements de conversation téléphoniques privées d'un détenu pour justifier à son encontre une mesure telle que la décision litigieuse, une telle faculté ressort des dispositions des articles L. 345-5 et R. 345-14 du code pénitentiaire citées au point 2, sous réserve que soient constitués des motifs liés au maintien du bon ordre et de la sécurité ou à la prévention des infractions, ce qui était le cas en l'espèce ainsi qu'il a déjà été dit aux points 3 et 4.

11. Il résulte de ce qui précède que le garde des sceaux, ministre de la justice est fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Caen a annulé la décision du 15 juillet 2022 par laquelle le directeur du centre pénitentiaire d'Alençon-Condé-sur-Sarthe a ordonné la suspension pour une durée de trois mois de l'accès de M. E... aux lignes téléphoniques de sa compagne.

Sur les frais liés à l'instance :

12. M. E... étant partie perdante dans la présente instance, ses conclusions fondées sur les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ne peuvent qu'être rejetées.

D E C I D E :

Article 1er : Le jugement du tribunal administratif de Caen du 15 septembre 2023 est annulé.

Article 2 : La demande présentée par E... devant le tribunal administratif de Caen est rejetée.

Article 3 : Le présent jugement sera notifié à M. D... E... et au garde des sceaux, ministre de la justice.

Délibéré après l'audience du 6 juin 2024, à laquelle siégeaient :

- Mme Brisson, présidente,

- M. Vergne, président-assesseur,

- Mme Lellouch, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 5 juillet 2024.

Le rapporteur,

G.-V. VERGNE

La présidente,

C. BRISSON

Le greffier,

R. MAGEAU

La République mande et ordonne au garde des sceaux, ministre de la justice, en ce qui le concerne, et à tous mandataires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

2

N° 23NT03314


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de NANTES
Formation : 3ème chambre
Numéro d'arrêt : 23NT03314
Date de la décision : 05/07/2024
Type de recours : Excès de pouvoir

Composition du Tribunal
Président : Mme BRISSON
Rapporteur ?: M. Georges-Vincent VERGNE
Rapporteur public ?: M. BERTHON
Avocat(s) : SELARL BIDNIC ASSOCIES

Origine de la décision
Date de l'import : 14/07/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel;arret;2024-07-05;23nt03314 ?
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