Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. C... B... a demandé au tribunal administratif de Rennes de condamner l'Etat à lui verser la somme de 15 000 euros, assortie des intérêts et de leur capitalisation, en réparation de son préjudice moral et du trouble dans ses conditions d'existence, résultant de la carence fautive de l'Etat (ministère des armées) à l'avoir exposé, pendant de nombreuses années, à l'inhalation de poussières d'amiante, sans moyen de protection efficace.
Par un jugement n° 2004320 du 20 octobre 2022, le tribunal administratif de Rennes a condamné l'Etat à verser à M. B... la somme globale de 15 000 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 23 janvier 2020 et de leur capitalisation à compter du 23 janvier 2021 en réparation de ses préjudices, a mis la somme de 800 euros à la charge de l'Etat au titre des frais exposés et non compris dans les dépens et a rejeté le surplus de ses conclusions.
Procédure devant la cour :
Par une requête, enregistrée le 21 décembre 2022, la ministre des armées demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Rennes du 20 octobre 2022 en tant qu'il a condamné l'Etat à verser à M. B... la somme globale de 15 000 euros ;
2°) de rejeter la demande présentée devant le tribunal administratif de Rennes par M. B....
Il soutient que :
- c'est à tort que les premiers juges ont estimé que le délai de prescription de la créance de M. B..., qui avait commencé le 1er janvier 2002 , avait été interrompu par une plainte avec constitution de partie civile déposée en 2005 par les ayants-droit d'un ancien ouvrier de la DCN de A... ; or l'interruption de la prescription ne vaut que pour les créances détenues par les auteurs de la plainte ; la créance de M. B... était ainsi prescrite à la date à laquelle il a adressé une demande indemnitaire préalable au ministre des armées, le 23 janvier 2020.
La requête a été communiquée le 6 janvier 2023 à M. B... qui n'a pas produit de mémoire.
Il fait valoir que :
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;
- la loi n° 2001-1276 de finances rectificative du 28 décembre 2001 ;
- l'arrêté interministériel du 21 décembre 2001 relatif à la liste des professions, des fonctions et des établissements ou parties d'établissements permettant l'attribution d'une allocation spécifique de cessation anticipée d'activité à certains ouvriers de l'Etat, fonctionnaires et agents non titulaires du ministère de la défense ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Coiffet,
- et les conclusions de Mme Bougrine, rapporteure publique.
Considérant ce qui suit :
1. M. B..., né le 8 août 1949, a travaillé au sein de la DCN de A... du 29 juillet 1968 au 31 décembre 2001 en qualité d'ajusteur mécanicien à l'atelier " Armes navales ". Par une réclamation préalable du 23 janvier 2020 reçue le même jour et réitérée le 26 juin 2020, il a sollicité de la ministre des armées la réparation, à hauteur de 15 000 euros, du préjudice moral et des troubles dans ses conditions d'existence résultant de son exposition aux poussières d'amiante sans aucun moyen de protection efficace fourni par l'employeur. Par une décision du 12 août 2020, le service du commissariat des armées a rejeté sa demande Par un jugement du 20 octobre 2022, le tribunal administratif de Rennes, saisi par M. B..., a, après avoir écarté l'exception de prescription quadriennale opposée par le ministre, condamné l'Etat à lui verser la somme de 15 000 euros au titre du préjudice d'anxiété lié à une exposition aux poussières d'amiante. Le ministre des armées relève appel de ce jugement dans cette mesure. Il soutient que la demande d'indemnisation était prescrite.
Sur l'exception de prescription quadriennale :
2. Aux termes du premier alinéa de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics : " Sont prescrites, au profit de l'État (...) sans préjudice des déchéances particulières édictées par la loi, et sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis (...) ". Aux termes de l'article 2 de la même loi : " La prescription est interrompue par : / (...) Tout recours formé devant une juridiction, relatif au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance, quel que soit l'auteur du recours et même si la juridiction saisie est incompétente pour en connaître, et si l'administration qui aura finalement la charge du règlement n'est pas partie à l'instance ; / (...) Un nouveau délai de quatre ans court à compter du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle a eu lieu l'interruption. Toutefois, si l'interruption résulte d'un recours juridictionnel, le nouveau délai court à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle la décision est passée en force de chose jugée. ". Aux termes de l'article 3 de cette loi : " La prescription ne court ni contre le créancier qui ne peut agir, soit par lui-même ou par l'intermédiaire de son représentant légal, soit pour une cause de force majeure, ni contre celui qui peut être légitimement regardé comme ignorant l'existence de sa créance ou de la créance de celui qu'il représente légalement. ". Aux termes de l'article 6 du même texte : " Les autorités administratives ne peuvent renoncer à opposer la prescription qui découle de la présente loi (...) ". Aux termes, enfin, du premier alinéa de son article 7 : " L'Administration doit, pour pouvoir se prévaloir, à propos d'une créance litigieuse, de la prescription prévue par la présente loi, l'invoquer avant que la juridiction saisie du litige au premier degré se soit prononcée sur le fond (...) ".
En ce qui concerne le point de départ de la prescription quadriennale :
3. En premier lieu, s'agissant du point de départ du délai de prescription, ainsi que l'a estimé le Conseil d'Etat dans son avis n° 457560 du 19 avril 2022, lorsque la responsabilité d'une personne publique est recherchée, les droits de créance invoqués en vue d'obtenir l'indemnisation des préjudices doivent être regardés comme acquis, au sens des dispositions citées au point 2, à la date à laquelle la réalité et l'étendue de ces préjudices ont été entièrement révélées, ces préjudices étant connus et pouvant être exactement mesurés. La créance indemnitaire relative à la réparation d'un préjudice présentant un caractère continu et évolutif doit être rattachée à chacune des années au cours desquelles ce préjudice a été subi. Dans ce cas, le délai de prescription de la créance relative à une année court, sous réserve des cas visés à l'article 3 de la loi du 31 décembre 1968, à compter du 1er janvier de l'année suivante, à la condition qu'à cette date le préjudice subi au cours de cette année puisse être mesuré.
4. Il résulte des dispositions citées au point 2 que le point de départ de la prescription quadriennale est la date à laquelle la victime est en mesure de connaître de façon suffisamment précise l'origine et la gravité du dommage qu'elle a subi ou est susceptible de subir. Dans le cas du préjudice moral d'anxiété dont peuvent se prévaloir les agents publics qui ne sont pas bénéficiaires de l'un des dispositifs législatifs d'indemnisation mis en place, cette connaissance naît de la conscience prise par l'intéressé qu'il court le risque élevé de développer une pathologie grave, et par là-même d'une espérance de vie diminuée. Le droit à réparation du préjudice en question doit donc être regardé comme acquis, au sens des dispositions citées au point 4, pour la détermination du point de départ du délai de prescription, à la date de cette connaissance.
5. M. B... recherche la responsabilité de l'Etat, en sa qualité d'employeur, pour carence fautive dans la mise en œuvre effective des mesures de protection contre les poussières d'amiante. Il ressort notamment de l'attestation d'exposition aux poussières de l'amiante délivrée le 30 mars 2006 par l'employeur que l'intéressé a été amené dans le cadre de ses fonctions à effectuer des interventions au sein de l'atelier " Armes Navales " de la DCN de A... du 29 juillet 1968 au 31 décembre 2001, en qualité d'ajusteur mécanicien. Cet atelier et cette fonction sont répertoriés aux annexes I et II de l'arrêté du 21 décembre 2001 relatif à la liste des professions, des fonctions et des établissements ou parties d'établissements permettant l'attribution d'une allocation spécifique de cessation anticipée d'activité à certains ouvriers de l'Etat, fonctionnaires et agents non titulaires du ministère de la défense, publié au Journal Officiel le 28 décembre 2001. Toutefois, l'attestation précitée précise qu'il y effectuait sur cette période des travaux sur matériels ou dans un environnement contenant de l'amiante, qu'il procédait à la mise en œuvre de matériau d'isolation en amiante friable et qu'il y effectuait des travaux de découpe ou usinage de matériaux contenant de l'amiante. Dans ces conditions, M. B... doit être regardé comme ayant eu connaissance de l'étendue du risque à l'origine du préjudice moral d'anxiété dont il demande réparation à compter de la date du 30 mars 2006, date à laquelle l'attestation d'exposition lui a été délivrée. Par suite, le délai de prescription quadriennale a débuté le 1er janvier 2007.
En ce qui concerne les causes interruptives de la prescription quadriennale :
6. En second lieu, s'agissant de l'interruption du délai de prescription, tout d'abord, les recours formés à l'encontre de l'Etat par des tiers tels que d'autres salariés victimes, leurs ayants-droits ou des sociétés exerçant une action en garantie fondée sur les droits d'autres salariés victimes ne peuvent être regardés comme relatifs au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance de l'intéressé, dont ils ne peuvent dès lors interrompre le délai de prescription en application de l'article 2 de la loi du 31 décembre 1968.
7. Ensuite, les dispositions de cet article subordonnant l'interruption du délai de prescription qu'elles prévoient en cas de recours juridictionnel à la mise en cause d'une collectivité publique, les actions en reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur formées devant les juridictions judiciaires ne peuvent, en tout état de cause, en l'absence d'une telle mise en cause, davantage interrompre le cours du délai de prescription de la créance le cas échéant détenue sur l'Etat.
8. Enfin, lorsque la victime d'un dommage causé par des agissements de nature à engager la responsabilité d'une collectivité publique dépose contre l'auteur de ces agissements une plainte avec constitution de partie civile, ou se porte partie civile afin d'obtenir des dommages et intérêts dans le cadre d'une instruction pénale déjà ouverte, l'action ainsi engagée présente, au sens des dispositions précitées de l'article 2 de la loi du 31 décembre 1968, le caractère d'un recours relatif au fait générateur de la créance que son auteur détient sur la collectivité et interrompt, par suite, le délai de prescription de cette créance. En revanche, ne présentent un tel caractère, ni une plainte pénale qui n'est pas déposée entre les mains d'un juge d'instruction et assortie d'une constitution de partie civile, ni l'engagement de l'action publique, ni l'exercice par le condamné ou par le ministère public des voies de recours contre les décisions auxquelles cette action donne lieu en première instance et en appel.
9. M. B..., qui recherche la responsabilité de l'Etat en sa qualité d'employeur, pour carence fautive, et n'a intenté aucune action personnelle à l'encontre de ce dernier avant 2020, ne pouvait se prévaloir, contrairement à ce qu'ont estimé les premiers juges, de l'effet interruptif du recours juridictionnel introduit par des tiers.
10. Compte tenu de ce qui vient d'être dit aux points 5 à 9, la créance de M. B... consécutive à son exposition aux était donc prescrite à la date du 23 janvier 2020, à laquelle la ministre des armées a reçu sa réclamation préalable.
11. Il résulte de tout ce qui précède, et sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de la requête sur ce point, que le ministre des armées est fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué qui doit être annulé, le tribunal administratif de Rennes a condamné l'Etat à verser à M. B... la somme de 15 000 euros en réparation des préjudices liés à son exposition aux poussières d'amiante.
DÉCIDE :
Article 1er : Le jugement n° 2004320 du tribunal administratif de Rennes en date du 20 octobre 2022 est annulé.
Article 2 : La demande présentée par M. B... devant le tribunal administratif est rejetée.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié au ministre des armées et à M. C... B....
Délibéré après l'audience du 17 mai 2024, à laquelle siégeaient :
- M. Gaspon, président de chambre,
- M. Coiffet, président-assesseur,
- Mme Gélard, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe, le 4 juin 2024.
Le rapporteur,
O. COIFFETLe président,
O. GASPON
La greffière,
I. PETTON
La République mande et ordonne au ministre des armées en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
N°22NT04042 2