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09/04/2024 | FRANCE | N°23NT01295

France | France, Cour administrative d'appel de NANTES, 6ème chambre, 09 avril 2024, 23NT01295


Vu la procédure suivante :



Procédure contentieuse antérieure :



M. Le Mérour a demandé au tribunal administratif de Rennes de condamner l'Etat, en sa qualité d'employeur, à lui verser la somme totale de 30 000 euros augmentée des intérêts légaux capitalisés, en réparation du préjudice moral et des troubles dans ses conditions d'existence qui résultent de la carence fautive de l'Etat (ministère des armées) à l'avoir exposé pendant de nombreuses années aux rayonnements ionisants sans moyen de protection efficace, et de mettre à la

charge de l'Etat une somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de ...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. Le Mérour a demandé au tribunal administratif de Rennes de condamner l'Etat, en sa qualité d'employeur, à lui verser la somme totale de 30 000 euros augmentée des intérêts légaux capitalisés, en réparation du préjudice moral et des troubles dans ses conditions d'existence qui résultent de la carence fautive de l'Etat (ministère des armées) à l'avoir exposé pendant de nombreuses années aux rayonnements ionisants sans moyen de protection efficace, et de mettre à la charge de l'Etat une somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Par un jugement n° 2005275 du 16 mars 2023, le tribunal administratif de Rennes a rejeté sa demande.

Procédure devant la cour :

Par une requête, enregistrée le 4 mai 2023, M. Le Mérour, représenté par Me Teissonnière, demande à la cour :

1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Rennes du 16 mars 2023 ;

2°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 30 000 euros en réparation de ses préjudices ;

3°) de juger que les sommes allouées au titre de la réparation du préjudice moral et des troubles dans les conditions d'existence seront assorties des intérêts à compter de la date de la première demande d'indemnisation avec capitalisation des intérêts échus.

4°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- les doses de rayonnements ionisants auxquelles il a été exposé sont suffisantes pour induire un risque de développer une pathologie radio-induite ; jusqu'en 1996, il n'a bénéficié d'aucune protection contre les risques afférents aux rayonnements ionisants, ni d'aucune information ou surveillance médicale radiologique spécifique ; la responsabilité de l'Etat pour carence fautive doit par suite être engagée ;

- son préjudice moral doit être évalué à 15 000 euros ;

- il établit l'existence de troubles dans ses conditions d'existence, lequel sera également évalué à 15 000 euros, dès lors qu'il est astreint à un suivi médical post-professionnel en vertu de l'arrêté du 28 février 1995.

Par un mémoire en défense, enregistré le 19 février 2024, le ministre des armées conclut au rejet de la requête.

Il soutient que la créance est prescrite et que les moyens soulevés par M. Le Mérour ne sont pas fondés.

Le mémoire enregistré le 20 mars 2024 par le ministre des armées n'a pas été communiqué.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu

- le code du travail ;

- le code de sécurité sociale ;

- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;

- le décret n°66-450 du 20 juin 1966 ;

- le décret n°86-1103 du 2 octobre 1986 ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Gélard,

- et les conclusions de Mme Bougrine, rapporteure publique.

Considérant ce qui suit :

1. M. Le Mérour a exercé les fonctions d'agent spécialisé puis d'électricien à la direction des constructions navales (DCN) de Brest, notamment sur le site de l'Ile Longue du 3 novembre 1980 au 31 décembre 2004. Par une réclamation préalable reçue le 21 septembre 2020, il a sollicité de la ministre des armées la réparation du préjudice moral et des troubles dans ses conditions d'existence résultant de son exposition aux rayonnements ionisants sans aucun moyen de protection efficace fourni par l'employeur. Sa demande a été implicitement rejetée. M. Le Mérour relève appel du jugement du 16 mars 2023, par lequel le tribunal administratif de Rennes a rejeté sa requête.

Sur l'exception de prescription quadriennale :

2. Aux termes du premier alinéa de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics : " Sont prescrites, au profit de l'État (...) sans préjudice des déchéances particulières édictées par la loi, et sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis (...) ". Aux termes de l'article 2 de la même loi : " La prescription est interrompue par : / (...) Tout recours formé devant une juridiction, relatif au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance, quel que soit l'auteur du recours et même si la juridiction saisie est incompétente pour en connaître, et si l'administration qui aura finalement la charge du règlement n'est pas partie à l'instance ; / (...) Un nouveau délai de quatre ans court à compter du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle a eu lieu l'interruption. Toutefois, si l'interruption résulte d'un recours juridictionnel, le nouveau délai court à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle la décision est passée en force de chose jugée. ". Aux termes de l'article 3 de cette loi : " La prescription ne court ni contre le créancier qui ne peut agir, soit par lui-même ou par l'intermédiaire de son représentant légal, soit pour une cause de force majeure, ni contre celui qui peut être légitimement regardé comme ignorant l'existence de sa créance ou de la créance de celui qu'il représente légalement. ". Aux termes de l'article 6 du même texte : " Les autorités administratives ne peuvent renoncer à opposer la prescription qui découle de la présente loi (...) ". Aux termes, enfin, du premier alinéa de son article 7 : " L'Administration doit, pour pouvoir se prévaloir, à propos d'une créance litigieuse, de la prescription prévue par la présente loi, l'invoquer avant que la juridiction saisie du litige au premier degré se soit prononcée sur le fond (...) ".

En ce qui concerne le point de départ de la prescription quadriennale :

3. S'agissant du point de départ du délai de prescription, ainsi que l'a estimé le Conseil d'Etat dans son avis n° 457560 du 19 avril 2022, lorsque la responsabilité d'une personne publique est recherchée, les droits de créance invoqués en vue d'obtenir l'indemnisation des préjudices doivent être regardés comme acquis, au sens des dispositions citées au point 2, à la date à laquelle la réalité et l'étendue de ces préjudices ont été entièrement révélées, ces préjudices étant connus et pouvant être exactement mesurés. La créance indemnitaire relative à la réparation d'un préjudice présentant un caractère continu et évolutif doit être rattachée à chacune des années au cours desquelles ce préjudice a été subi. Dans ce cas, le délai de prescription de la créance relative à une année court, sous réserve des cas visés à l'article 3 de la loi du 31 décembre 1968, à compter du 1er janvier de l'année suivante, à la condition qu'à cette date le préjudice subi au cours de cette année puisse être mesuré.

4. Il résulte des dispositions citées au point 2 que le point de départ de la prescription quadriennale est la date à laquelle la victime est en mesure de connaître de façon suffisamment précise l'origine et la gravité du dommage qu'elle a subi ou est susceptible de subir. Dans le cas du préjudice moral d'anxiété dont peuvent se prévaloir les agents publics qui ne sont pas bénéficiaires de l'un des dispositifs législatifs d'indemnisation mis en place, cette connaissance naît de la conscience prise par l'intéressé qu'il court le risque élevé de développer une pathologie grave, et par là-même d'une espérance de vie diminuée. Le droit à réparation du préjudice en question doit donc être regardé comme acquis, au sens des dispositions citées au point 2, pour la détermination du point de départ du délai de prescription, à la date de cette connaissance.

5. A cet égard, s'il est constant que le commissariat à l'énergie atomique (CEA) a, en 1996, alerté la direction de la pyrotechnie du site de l'Ile Longue d'une émission de rayonnements Gamma plus élevée sur le dernier type de tête nucléaire livré à partir des années 1993-1994, entraînant la suspension temporaire de l'activité du site afin de prendre des mesures de protection, cet incident, contrairement à ce que fait valoir le ministre des armées, n'a toutefois pas permis à M. Le Mérour d'avoir alors une connaissance suffisante de ses conditions personnelles d'exposition aux rayonnements ionisants, susceptible de lui faire prendre conscience de l'étendue et de la gravité du risque sanitaire qu'il encourait. En revanche, le courrier du 21 janvier 2013 du ministre de la défense l'informant qu'à la suite de sa demande, il bénéficiera d'un suivi médical post-professionnel pour une exposition aux rayons ionisants, a permis à M. Le Mérour d'acquérir la connaissance de l'étendue et de la gravité du risque sanitaire qu'il a encouru jusqu'au 31 décembre 2004, date à laquelle son exposition aux rayonnements ionisants a cessé. Par suite, le délai de prescription quadriennale pour l'ensemble de la période concernée a débuté le 1er janvier 2014.

En ce qui concerne les causes interruptives de la prescription quadriennale :

6. Tout d'abord, les recours formés à l'encontre de l'Etat par des tiers tels que d'autres salariés victimes, leurs ayants-droit ou des sociétés exerçant une action en garantie fondée sur les droits d'autres salariés victimes ne peuvent être regardés comme relatifs au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance de l'intéressé, dont ils ne peuvent dès lors interrompre le délai de prescription en application de l'article 2 de la loi du 31 décembre 1968.

7. Ensuite, les dispositions de cet article subordonnant l'interruption du délai de prescription qu'elles prévoient en cas de recours juridictionnel à la mise en cause d'une collectivité publique, les actions en reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur formées devant les juridictions judiciaires ne peuvent, en tout état de cause, en l'absence d'une telle mise en cause, davantage interrompre le cours du délai de prescription de la créance le cas échéant détenue sur l'Etat.

8. Enfin, lorsque la victime d'un dommage causé par des agissements de nature à engager la responsabilité d'une collectivité publique dépose contre l'auteur de ces agissements une plainte avec constitution de partie civile, ou se porte partie civile afin d'obtenir des dommages et intérêts dans le cadre d'une instruction pénale déjà ouverte, l'action ainsi engagée présente, au sens des dispositions précitées de l'article 2 de la loi du 31 décembre 1968, le caractère d'un recours relatif au fait générateur de la créance que son auteur détient sur la collectivité et interrompt, par suite, le délai de prescription de cette créance. En revanche, ne présentent un tel caractère, ni une plainte pénale qui n'est pas déposée entre les mains d'un juge d'instruction et assortie d'une constitution de partie civile, ni l'engagement de l'action publique, ni l'exercice par le condamné ou par le ministère public des voies de recours contre les décisions auxquelles cette action donne lieu en première instance et en appel.

9. M. Le Mérour, qui recherche la responsabilité de l'Etat en sa qualité d'employeur, pour carence fautive, et n'a intenté aucune action personnelle à l'encontre de ce dernier avant 2020, ne peut se prévaloir de l'effet interruptif du recours juridictionnel introduit par des tiers.

10. Compte tenu de ce qui vient d'être dit aux points 3 à 9, la créance de M. Le Mérour consécutive à son exposition aux rayonnements ionisants était donc prescrite à la date du 21 septembre 2020, à laquelle il a saisi la ministre des armées d'une réclamation préalable.

11. Il résulte de tout ce qui précède, et sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de la requête, que M. Le Mérour n'est pas fondé à se plaindre de ce que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Rennes a rejeté sa requête.

Sur les frais liés au litige :

12. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge de l'Etat, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante, le versement à M. Le Mérour de la somme qu'il demande au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.

DÉCIDE :

Article 1er : La requête présentée par M. Le Mérour est rejetée.

Article 2 : Le présent arrêt sera notifié au ministre des armées et à M. A... Le Mérour.

Délibéré après l'audience du 22 mars 2024, à laquelle siégeaient :

- M. Gaspon, président de chambre,

- M. Coiffet, président-assesseur,

- Mme Gélard, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe, le 9 avril 2024.

La rapporteure,

V. GELARDLe président,

O. GASPON

La greffière,

I. PETTON

La République mande et ordonne au ministre des armées en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

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Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de NANTES
Formation : 6ème chambre
Numéro d'arrêt : 23NT01295
Date de la décision : 09/04/2024
Type de recours : Plein contentieux

Composition du Tribunal
Président : M. GASPON
Rapporteur ?: Mme Valérie GELARD
Rapporteur public ?: Mme BOUGRINE
Avocat(s) : CABINET D'AVOCATS TEISSONNIERE TOPALOFF LAFFORGUE ANDREU ET ASSOCIES

Origine de la décision
Date de l'import : 14/04/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel;arret;2024-04-09;23nt01295 ?
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