Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure
Mme F... E..., veuve B..., M. G... B... et M. C... B... ont demandé au juge des référés du tribunal administratif de Rennes de condamner in solidum le centre hospitalier de Lannion et l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM) à verser à Mme B... une provision de 440 841,73 euros, à M. G... B... une provision de 48 400 euros et à M. C... B... une provision de 48 400 euros à valoir sur l'indemnisation définitive de leurs préjudices, assorties des intérêts à compter du 13 février 2018, en réparation des dommages ayant résulté de la prise en charge de ... à l'hôpital de Lannion et du décès de celui-ci, survenu le 11 janvier 2015.
Par une ordonnance n° 2106254 du 3 mai 2023, rectifiée par une ordonnance du 10 mai 2023, le président du tribunal administratif de Rennes, d'une part, a condamné le centre hospitalier de Lannion à verser à la succession de ... une provision de 20 799 euros, à Mme F... B... une provision de 23 904,61 euros, à M. G... B... une provision de 6 080 euros et à M. C... B... une provision de 6 080 euros, et, d'autre part, a condamné l'ONIAM à verser à la succession de ... une provision de 2 311 euros, à Mme F... B... une provision de 2 489,40 euros, à M. G... B... une provision de 620 euros et à M. C... B... une provision de 620 euros.
Procédure devant la cour :
Par une requête et des mémoires enregistrés les 19 mai 2023, 20 juillet 2023 et
25 septembre 2023, Mme F... E..., veuve B..., M. G... B... et M. C... B..., représentés par Me Auffret demandent à la cour :
1°) de réformer cette ordonnance du 3 mai 2023 en tant qu'elle n'a pas fait droit à l'intégralité de leurs demandes ;
2°) de condamner in solidum le centre hospitalier de Lannion et l'ONIAM à verser à Mme B... une provision de 422 441,73 euros, à M. G... B... une provision de 48 400 euros et à M. C... B... une provision de 48 400 euros à valoir sur l'indemnisation définitive de leurs préjudices, assorties des intérêts à compter du 13 février 2018 ;
3°) de mettre à la charge du centre hospitalier de Lannion et de l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales le versement in solidum d'une somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Ils soutiennent que :
- le centre hospitalier de Lannion a commis des fautes de nature à engager sa responsabilité au sens des dispositions du I de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique lors de la prise en charge de ..., ayant conduit à son décès ;
- le centre hospitalier de Lannion, pas plus que l'ONIAM ne contestent leur obligation à réparation ;
- ils ont subi un préjudice d'affection justifiant l'allocation d'une provision de 60 000 euros à Mme B... et de 20 000 euros à M. G... B... et à M. C... B... ;
- ils ont également subi un préjudice d'attente justifiant l'allocation d'une provision de 20 000 euros à Mme B... et de 10 000 euros à M. G... B... et à M. C... B... ;
- Mme B... a subi et subit encore une perte de revenus justifiant l'allocation d'une provision de 322 777,72 euros ;
- Mme B... a exposé des frais funéraires et de sépulture pour un montant de 3 064,01 euros ;
- Mme B... a subi un préjudice économique accessoire justifiant l'allocation d'une provision de 20 000 euros ;
- le défunt avait subi une période de déficit fonctionnel temporaire, avait enduré des souffrances, évaluées à 6 sur une échelle et 7 ainsi qu'un préjudice d'angoisse de mort imminente justifiant l'allocation à ses ayants-droits d'une provision de 55 187,50 euros.
Par des mémoires en défense, enregistrés les 21 juin, 7 septembre 2023 et 18 janvier 2024, le centre hospitalier de Lannion et la Société Hospitalière d'Assurances Mutuelles, devenue société Relyens Mutual Insurance, représentés par Me Le Prado, demandent à la cour de rejeter la requête des consorts B....
Ils font valoir que :
- il convient d'appliquer le taux de perte de chance de 90 % retenu par le rapport d'expertise ;
- le déficit fonctionnel temporaire subi par ... peut être évalué à la somme de 101,25 euros et les souffrances qu'il a endurées peuvent être indemnisées à hauteur de 10 000 euros ;
- la demande présentée au titre du préjudice d'angoisse de mort imminente subi par ... ne peut qu'être rejetée dès lors qu'un tel préjudice n'a été retenu ni par le rapport d'expertise ni par la commission de conciliation et d'indemnisation de Bretagne ;
- le préjudice d'affection de Mme B... peut être évalué à la somme de 22 000 euros et ceux de M. G... B... et de M. C... B... à la somme de 6 200 euros chacun ;
- la demande présentée par les consorts B... au titre de leur préjudice d'attente ne pourra qu'être rejetée dès lors qu'un tel préjudice n'a été retenu ni par le rapport d'expertise ni par la commission de conciliation et d'indemnisation de Bretagne ;
- la demande présentée au titre de la perte de revenus de Mme B... ne pourra qu'être rejetée en l'absence de production des justificatifs nécessaire à son évaluation et alors qu'à partir de l'année 2018, ... aurait perçu une pension de retraite et non des salaires ;
- la demande présentée au titre des frais funéraires et de sépultures ne pourra qu'être rejetée dès lors que Mme B... n'a supporté aucun frais en raison du versement d'un capital décès par l'assurance maladie ;
- la demande présentée au titre du préjudice économique accessoire de Mme B... ne pourra qu'être rejetée en l'absence de quelconques justificatifs.
Par des mémoires en défense, enregistrés les 5 juillet 2023 et 24 janvier 2024, ce dernier mémoire, enregistré après la clôture de l'instruction, n'ayant pas été communiqué, l'ONIAM, représenté par la SCP UGGC Avocats, demande à la cour :
1°) de rejeter la requête ;
2°) par la voie de l'appel incident, de réformer l'ordonnance du 3 mai 2023 en tant qu'elle a alloué la somme de 23 110 euros à titre provisionnel aux consorts B... en qualité d'ayants droit de ... au titre de ses préjudices personnels en tenant compte d'évaluations limitées à 112,50 euros du déficit fonctionnel temporaire de celui-ci et à 10 000 euros des souffrances qu'il a endurées et en rejetant toute demande au titre du préjudice de mort imminente.
Il fait valoir que :
- la demande de condamnation solidaire formulée par les requérants ne pourra qu'être rejetée dès lors qu'il n'a pas la qualité de co-auteur, ni de co-responsable et qu'il ne peut pas se substituer à l'assureur défaillant dans le cadre d'une procédure contentieuse ;
- seulement 10 % de la réparation due aux consorts B... pourront être mis à sa charge dès lors que les manquements du centre hospitalier de Lannion dans la prise en charge de ... sont à l'origine d'une perte de chance de 90 % d'éviter son décès ;
- le déficit fonctionnel temporaire subi par ... peut être évalué à la somme de 112,50 euros et les souffrances qu'il a endurées peuvent être évaluées à la somme de 10 000 euros ;
- la demande présentée au titre du préjudice d'angoisse de mort imminente subi par M. A... B... ne peut qu'être rejetée dès lors qu'un tel préjudice n'a été retenu ni par le rapport d'expertise ni par la commission de conciliation et d'indemnisation de Bretagne ;
- le préjudice d'affection de Mme B... peut être évalué à la somme de 22 000 euros ;
- la demande présentée à son encontre au titre du préjudice d'attente et d'inquiétude des consorts B... ne pourra qu'être rejetée dès lors que ce préjudice est uniquement imputable au centre hospitalier de Lannion ;
- la demande présentée au titre de la perte de revenus de Mme B... ne pourra qu'être rejetée en l'absence de production des avis d'imposition des trois années précédant le décès de ... et de la période postérieure à son décès, des justificatifs permettant de connaître les prestations versées par tout organisme ayant procédé à une prise en charge en application de l'article L. 1142-17 du code de la santé publique, et dès lors que la demande de Mme B... ne tient pas compte de la diminution des ressources résultant de l'entrée en jouissance de pensions de retraite à l'âge de 62 ans, pour elle-même et pour son mari ; à titre subsidiaire, le calcul du préjudice économique du conjoint survivant devra être réduit à de plus justes proportions sans pouvoir excéder la somme de 10 590 euros au titre des arrérages échus au 31 décembre 2017, dont il faut déduire la capital décès à hauteur de 3 400 euros ;
- la demande présentée au titre du préjudice économique accessoire de Mme B... ne pourra qu'être rejetée en l'absence de justificatifs de lien direct et certain avec le dommage ;
- la demande présentée au titre des frais funéraires et de sépultures ne pourra être satisfaite qu'à hauteur de 2 894,01 euros ;
- le préjudice d'affection subi par M. G... B... et M. C... B... peut être évalué à la somme de 6 200 euros chacun.
La requête a été communiquée à la caisse primaire d'assurance maladie des
Côtes-d'Armor qui n'a pas présenté d'observations.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code de la sécurité sociale ;
- le code de la santé publique
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Vergne,
- les conclusions de M. Berthon, rapporteur public,
- les observations de Me Auffret, représentant les consorts B....
Considérant ce qui suit :
1. Le 26 décembre 2014, ..., alors âgé de 59 ans, a été admis au centre hospitalier de Lannion pour une douleur thoracique. Les examens réalisés ont permis d'exclure une origine cardiaque et de privilégier une origine biliaire justifiant la réalisation d'une cholécystectomie, opération chirurgicale programmée début janvier 2015. L'intéressé a regagné son domicile le 28 décembre 2014 mais en raison de douleurs abdominales, il a été réadmis, le même jour, au centre hospitalier de Lannion où il a été décidé de réaliser la cholécystectomie dès le lendemain, soit le 29 décembre 2014. Les suites ont été marquées par un syndrome douloureux abdominal, un état nauséeux, un écoulement bilieux par le drain de Redon, une absence de reprise du transit et un syndrome occlusif. Le 9 janvier 2015, une cholangiopancréatographie rétrograde endoscopique a notamment révélé une fuite biliaire à l'endroit de la cholécystectomie et il a été procédé au largage d'une endoprothèse plastique de 10 centimètres. Les suites ont été marquées par des douleurs importantes et par un syndrome inflammatoire d'ampleur croissante. Le 10 janvier 2015, ... a présenté une tachycardie et une désaturation et le diagnostic de pancréatite aiguë a été posé. L'état de santé du patient s'est dégradé par le développement d'une insuffisance rénale, une altération du bilan hépatique et un syndrome inflammatoire important jusqu'à son décès survenu le 11 janvier 2015 à 05h50. Mme B..., M. G... B... et M. C... B..., respectivement veuve et enfants du défunt, ont saisi la commission de conciliation et d'indemnisation des accidents médicaux (CCI) de Bretagne le 13 février 2018, laquelle a ordonné le 2 juillet 2018 la réalisation d'une expertise médicale confiée au professeur I..., spécialisé en chirurgie digestive, et au docteur D..., spécialisé en réanimation et maladies infectieuses, qui ont déposé leur rapport le 14 janvier 2019. Au vu de ce rapport, la CCI de Bretagne a estimé, dans son avis du 28 février 2019, que la réparation des préjudices des consorts B... incombait au centre hospitalier de Lannion pour une part de 90 % et à l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM) pour une part de 10 %. En 2019 et 2020, la société Hospitalière d'Assurances Mutuelles, assureur du centre hospitalier de Lannion, et l'ONIAM ont présenté chacun aux ayants droit de ... une offre d'indemnisation partielle, offres qui ont été refusées par les consorts B..., lesquels ont alors saisi le juge des référés du tribunal administratif de Rennes d'une demande de provision sur le fondement de l'article R. 541-1 du code de justice administrative. Par une ordonnance n° 2106254 du 3 mai 2023, rectifiée par celle du 10 mai 2023, le président du tribunal administratif de Rennes, qui a retenu des taux de perte de chance de 10% et 90% imputables d'une part, à un accident médical non fautif indemnisable au titre de la solidarité nationale, et, d'autre part, à une faute de l'hôpital dans la prise en charge du patient, a condamné l'ONIAM et le centre hospitalier de Lannion à verser respectivement à la succession de ... des provisions de 2 311 euros et 20 799 euros, à Mme F... B... des provisions de 2 489,40 euros et 23 904,61 euros, et à chacun de ses deux fils G... et C... des provisions de 620 euros et 6 080 euros. Par la requête visée ci-dessus, les consorts B... relèvent appel de cette ordonnance en tant qu'elle n'a fait que partiellement droit à leur demande. Si les établissements publics mis en cause ne contestent pas que leur responsabilité est engagée, respectivement sur le fondement du II de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique et sur celui du I du même article, l'ONIAM, par la voie de l'appel incident, demande à la cour de ramener la somme allouée aux consorts B... à de plus justes proportions.
2. Aux termes de l'article R. 541-1 du code de justice administrative : " Le juge des référés peut, même en l'absence d'une demande au fond, accorder une provision au créancier qui l'a saisi lorsque l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable. Il peut, même d'office, subordonner le versement de la provision à la constitution d'une garantie. ". Il résulte de ces dispositions que, pour regarder une obligation comme non sérieusement contestable, il appartient au juge des référés de s'assurer que les éléments qui lui sont soumis par les parties sont de nature à établir l'existence d'une créance avec un degré suffisant de certitude. Le montant de la provision que peut allouer le juge des référés n'a d'autre limite que celle résultant du caractère non sérieusement contestable de l'obligation dont les parties font état. Dans l'hypothèse où l'évaluation du montant de la provision résultant de cette obligation est incertaine, le juge des référés ne doit allouer de provision, le cas échéant assortie d'une garantie, que pour la fraction de ce montant qui lui paraît revêtir un caractère de certitude suffisant.
En ce qui concerne la responsabilité du centre hospitalier de Lannion et de l'ONIAM :
3. D'une part, il résulte de l'instruction, et plus particulièrement du rapport d'expertise établi le 14 janvier 2019 par le professeur H... J... et le docteur D..., qu'à la suite de la cholécystectomie du 29 décembre 2014, ... a été victime d'une fuite biliaire par le moignon du canal cystique, due à une rupture de suture, et qu'à la suite de l'opération réalisée de cholangiopancréatographie, il a été victime d'une pancréatite aiguë. Les experts ont retenu que la prise en charge de la fuite biliaire a été trop tardive et que la gestion de la pancréatite aiguë n'a pas été appropriée en termes de surveillance et de prise en charge dès lors qu'un transfert en service de réanimation s'imposait. Le centre hospitalier de Lannion ne conteste pas en appel que sa responsabilité doit être retenue sur le fondement du I de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique et que l'obligation pour lui de réparer les préjudices imputables à ces fautes n'est pas sérieusement contestable. Il résulte aussi de l'instruction, et il n'est pas contesté non plus en défense, que les fautes analysées ci-dessus ont privé ... d'une perte de chance de survivre à ces complications de 90 %. D'autre part, il résulte également de l'instruction et il n'est pas contesté par l'ONIAM que, pour le surplus, dans une mesure pouvant être fixée à 10%, le décès du patient est directement imputable à deux complications rares, constitutives d'accidents médicaux non fautifs, dont la prise en charge incombe à l'ONIAM au titre de la solidarité nationale, eu égard à la gravité de leurs conséquences, sur le fondement du II de l'article
L. 1142-1 du code de la santé publique.
En ce qui concerne les préjudices de ... :
4. Le droit à la réparation d'un dommage, quelle que soit sa nature, s'ouvre à la date à laquelle se produit le fait qui en est directement la cause. Si la victime du dommage décède avant d'avoir elle-même introduit une action en réparation, son droit, entré dans son patrimoine avant son décès, est transmis à ses héritiers. Le droit à réparation du préjudice résultant pour elle des souffrances endurées avant son décès et du déficit fonctionnel temporaire, constitue un droit entré dans son patrimoine avant son décès qui peut être transmis à ses héritiers.
5. En premier lieu, il résulte de l'instruction que ... a subi un déficit fonctionnel temporaire total du 26 décembre 2014 au 11 janvier 2015. Il en résulte également qu'en l'absence de complications, il aurait subi un déficit fonctionnel total pendant sept jours puis un déficit fonctionnel de 25 % pendant quinze jours. Dès lors, le déficit fonctionnel imputable aux complications dont il a été victime et aux fautes du centre hospitalier de Lannion a été de 75 % du 3 au 11 janvier 2015. L'obligation de réparer ce chef de préjudice et l'appréciation de celui-ci à la somme de 112 euros, dont 100,80 euros à la charge du centre hospitalier de Lannion et 11,20 euros à la charge de l'ONIAM ne sont pas sérieusement contestables.
6. En deuxième lieu, ... a également enduré des souffrances, évaluées à 6 sur une échelle de 7. Il résulte de l'instruction que le 10 janvier 2015 à partir de midi, l'intéressé a souffert d'une tachycardie et d'une désaturation avant la pose des diagnostics de pancréatite aiguë et d'insuffisance rénale et que, le soir, il a été noté dans son dossier qu'il présentait un teint grisâtre, des doigts cyanosés et des sueurs froides avant son décès, constaté le lendemain à cinq heures et cinquante minutes. Au vu de ces éléments, le montant non sérieusement contestable de l'estimation des souffrances endurées par ... peut être évalué à la somme de 23 500 euros, soit 21 150 euros à la charge du centre hospitalier de Lannion et 2 350 euros à la charge de l'ONIAM.
7. En troisième lieu, pour caractériser, tant dans son existence que dans son ampleur, un préjudice lié à la conscience que ... avait d'une espérance de vie réduite, les requérants se réfèrent aux écrits figurant dans le dossier médical de l'intéressé, notamment aux constatations de l'infirmière dans les heures précédant le décès. Il ressort de ces éléments que l'état de santé de M. B... s'est détérioré de manière foudroyante, que les notes de soins font état, à partir du 6 janvier 2015, d'un patient qui " se pose beaucoup de questions sur son état ", perturbé, ne mangeant plus et dormant mal, sujet à des douleurs persistantes, dont certaines paroxystiques, et qui n'ont pu être soulagées malgré les traitements antalgiques mis en œuvre, avec la manifestation, le 10 janvier 2015, veille du décès du patient, d'une " tachycardie réactionnelle à la douleur ". Les fiches de transmission du 6 janvier et du 11 janvier 2015 mentionnent, pour la première, une anxiété qui a été prise en charge par une écoute et des explications données par un médecin, et, pour la seconde, une anxiété traitée par Atarax " peu efficace ". Compte tenu de ces éléments, il est suffisamment établi que ..., confronté à des symptômes et des douleurs pour lesquels il n'a pas été soulagé et constatant la dégradation de son état de santé, a éprouvé une douleur morale du fait de la conscience d'une espérance de vie réduite. Bien qu'elles ne fassent l'objet d'aucun développement ni mention dans les rapports d'expertise, l'existence d'un tel préjudice et son évaluation à une somme pouvant être fixée à 3 000 euros, dont 2 700 euros à la charge du centre hospitalier de Lannion et 300 euros à la charge de l'ONIAM ne se heurtent ainsi, à aucune contestation sérieuse.
En ce qui concerne les préjudices de Mme F... B... :
8. En premier lieu, le montant non sérieusement contestable de l'estimation du préjudice d'affection subi par Mme B... peut être évalué à la somme de 25 000 euros, dont 22 500 euros à la charge du centre hospitalier de Lannion et 2 500 euros à la charge de l'ONIAM.
9. En deuxième lieu, il résulte de l'instruction, en particulier des feuilles de transmission, que lors du constat du décès de ... à cinq heures et cinquante minutes sa famille n'a pas été prévenue et qu'à quinze heures, lors d'un appel téléphonique, Mme B... a seulement été avertie d'une dégradation de l'état de santé de son époux et invitée à rejoindre l'établissement. Le décès de ce dernier ne lui a, de fait, été annoncé sans ménagement que lors de son arrivée à l'hôpital. Ainsi, Mme B... a nécessairement éprouvé du fait du caractère tardif et abrupt de cette annonce, une souffrance morale distincte de son préjudice d'affection. Le montant non sérieusement contestable de l'estimation de ce préjudice, uniquement imputable au centre hospitalier de Lannion, peut être évalué à la somme de 1 500 euros.
10. En troisième lieu, le préjudice économique subi par une personne du fait du décès de son conjoint est constitué par la perte des revenus de la victime qui étaient consacrés à son entretien, compte tenu de ses propres revenus. Pour évaluer le préjudice économique dont Mme F... B... demande l'indemnisation, il convient d'évaluer les pertes de revenus subies par l'intéressée, d'une part, entre le décès de son conjoint et la date à laquelle celui-ci serait parti à la retraite, à l'âge de 62 ans, soit le 10 mai 2017, d'autre part, entre cette date et la date à laquelle Mme B... elle-même est partie à la retraite et a perçu sa pension, et, enfin, entre cette dernière date et celle de la lecture de l'arrêt. Pour chacune de ces périodes, il y a lieu d'évaluer les revenus que percevait le ménage avant le décès de ..., de déduire de ce montant la part de ces revenus correspondant à la consommation personnelle du défunt et de comparer le solde aux revenus perçus par Mme B... après le décès de son époux.
11. S'agissant d'abord de la période antérieure à la date à laquelle ... aurait pris sa retraite, il résulte de l'instruction que le revenu du couple formé par les époux B... s'est élevé, en 2014, selon l'avis d'imposition produit, à 26 621 euros, soit 16 429 euros pour M. B... et 10 192 euros pour Mme B.... Il y a lieu de retenir ce montant comme revenu de référence sans recourir aux avis d'imposition des années antérieures dès lors que, durant ces années et jusqu'en octobre 2013, les époux B... exerçaient une activité non salariée de commerçants de détail qu'ils ont cessée l'un et l'autre pour rejoindre des emplois salariés. Dès lors qu'à cette date, les deux enfants du couple étaient majeurs et ne vivaient plus au foyer familial, la part de consommation personnelle de ... doit être fixée à 40%. Le solde est donc, après déduction de cette part, de 15 972,60 euros en 2014, soit 1 331,05 euros par mois. Pour la période de 28 mois et 9 jours du 1er janvier 2015 au 10 mai 2017, date théorique de départ à la retraite de ..., le revenu disponible de Mme B... se serait donc élevé à 37 269,40 euros (1 331,05 x 28 mois) en l'absence de décès de son mari. Or, pour cette même période, Mme B... a perçu un revenu total pouvant être estimé, à partir de ses avis d'imposition, à la somme de 29 594,66 euros, soit 8 189 euros en 2015, 17 178 euros en 2016, et 4 227,66 euros en 2017 jusqu'au 9 mai 2017 (11 962 x [129/365]). Par conséquent, sa perte patrimoniale peut être estimée à 4 274,74 euros après déduction du capital décès de 3 400 euros qui lui a été versé par la caisse primaire d'assurance maladie (37 269,40 - 29 594 ,66 - 3 400).
12. S'agissant ensuite de la période suivante, courant jusqu'à la date prévisible du départ à la retraite de Mme B..., il y a lieu de prendre en considération qu'à partir du 10 mai 2017, ... aurait perçu sa retraite. Les arrérages de sa pension, tels qu'ils lui auraient été versés à partir de la date anniversaire de ses 62 ans, doivent donc être pris en compte, au lieu du revenu salarié qu'il a perçu en 2014 à hauteur du montant de 16 429 euros mentionné ci-dessus au point 11, pour le calcul de la perte de revenus indemnisable du conjoint survivant. Sur ce point, les consorts B... ont produit, à la demande de la cour, une estimation s'élevant à la somme de 1 454,48 euros par mois de cette pension, qu'ils déduisent du montant des pensions de réversion versées à son épouse par diverses caisses au taux de 54%, estimation qu'il y a lieu de retenir. Sur douze mois, ... aurait donc dû percevoir un montant total de pension de 17 453,76 euros en année pleine. Il suit de là qu'en l'absence de décès de son mari, le revenu disponible de Mme B... se serait élevé, sur douze mois, après déduction de la part de consommation personnelle, à 16 587,45 euros (60% x [10 192 + 17 453,76 euros]), montant qu'il y a lieu de retenir pour les quatre années pleines 2018 à 2021. Pour la période antérieure allant du 10 mai au 31 décembre 2017, ce revenu disponible aurait été de 10 725,03 euros (16 587,45 x 236 / 365). Et pour la période du 1er janvier au 30 septembre 2022 immédiatement antérieure à la liquidation de la pension de Mme B..., il se serait élevé à 12 406,50 euros (16 587,45 x 273 / 365). Ainsi, au cours de cette période, les revenus du couple se seraient élevés à 89 481,35 euros. Or il ressort des avis d'imposition produits que Mme B... a bénéficié en 2017, pour la période postérieure au 10 mai 2017, d'une somme pouvant être évaluée à 7 733,68 euros (11 962 x 236/365), puis de 7 950 euros en 2018, de 8 475 euros en 2019, de 8 939 euros en 2020, de 10 050 euros en 2021, et, en 2022, jusqu'à la date du 30 septembre au-delà de laquelle Mme B... a commencé à percevoir sa propre pension, de 7 685,54 euros, cette dernière somme étant calculée après déduction du revenu imposable déclaré par l'intéressée d'une somme de 18 453,46 euros résultant de la liquidation d'un contrat de retraite complémentaire Madelin, imposable, mais non constitutive d'un revenu régulier ([28 729 - 18 453,46] x [273 / 365]). Ainsi, Mme B... a perçu au cours de cette période des revenus s'élevant à 50 833,22 euros. Par conséquent, la perte patrimoniale de Mme B... pour la période du 10 mai 2017 au 1er octobre 2022 peut être estimée à la somme totale de 38 648,13 euros (89 481,35 - 50 833,22).
13. S'agissant, enfin, de la dernière période, il résulte de l'instruction que Mme B... perçoit depuis le 1er octobre 2022 des revenus de 1 466,81 euros par mois dont 615,32 euros correspondent à sa retraite personnelle et 851,49 euros à la pension de réversion réévaluée dont elle bénéficie. Si son époux avait survécu, elle aurait bénéficié de sa retraite personnelle et de celle de son mari. Le revenu théorique du foyer se serait ainsi établi à 2 069,80 euros si l'on tient compte du montant de 1 454,48 euros retenu au point 12 comme correspondant à celui de la pension qu'aurait perçue ... s'il n'était pas décédé, et le revenu disponible après abattement de 40% se serait élevé à 1 241,88 euros, montant inférieur à celui de 1 466,81euros mentionné plus haut. Il ne résulte donc pas de l'instruction que Mme B... continuerait de subir un préjudice économique du fait du décès de son époux depuis qu'elle est retraitée, justifiant que lui soit accordé à titre de provision le versement d'un capital représentatif de son préjudice économique futur.
14. Il y a lieu, en conclusion, de fixer le montant non sérieusement contestable de l'indemnisation à laquelle Mme B... peut prétendre au titre de son préjudice économique à la somme de 42 922,87 euros qu'il y a lieu de mettre à la charge, d'une part, de l'hôpital à hauteur de 90%, soit un montant de 38 630,58 euros et, d'autre part, de l'ONIAM à hauteur de 10 %, soit un montant de 4 292,29 euros.
15. En quatrième lieu, il résulte de la facture détaillée produite par Mme B... que les frais d'obsèques se sont élevés à un montant total 3 064,01 euros pour des opérations qui apparaissent en lien strict avec le décès et l'inhumation de ... et ne présentent pas un caractère somptuaire ou excessif. Dès lors, le montant de l'obligation non sérieusement contestable dont peut se prévaloir Mme B... peut être fixé à cette somme 3 064,01 euros, dont 2 757,61 euros à la charge du centre hospitalier de Lannion et de 306,40 euros à la charge de l'ONIAM.
16. En cinquième lieu, si Mme B... justifie par des factures de travaux importants effectués en 2015 par plusieurs entreprises sur une maison qu'elle avait acquise récemment avec son mari et du fait que celui-ci projetait de faire les travaux lui-même à un bien moindre coût au lieu de de recourir à des professionnels moyennant des coûts beaucoup plus élevés, l'étendue et même l'existence d'un tel préjudice ne sont pas établis, en l'état de l'instruction, avec un degré de certitude suffisant.
17. Il résulte de ce qui précède que les préjudices de Mme B... peuvent être évalués à la somme de 72 486,88 euros, soit 65 388,19 euros à la charge du centre hospitalier de Lannion et 7 098,69 euros à la charge de l'ONIAM.
En ce qui concerne les préjudices de M. G... B... et de M. C... B... :
18. Le montant non sérieusement contestable de l'estimation du préjudice d'affection subi par MM. G... et C... B... et du préjudice moral distinct, qu'ils qualifient de " préjudice d'attente ", lié aux conditions dans lesquelles la famille a été informée du décès, et qui est imputable au seul hôpital de Lannion, peut être évalué, pour chacun, à la somme de 6 700 euros, soit 6 200 euros au titre du préjudice d'affection et 500 euros au titre du préjudice d'attente. Compte tenu de ce qui a été dit précédemment, il y a lieu de mettre à la charge du centre hospitalier de Lannion au titre des préjudices subis par chacun des enfants de la victime la somme de 6 080 euros et à la charge de l'ONIAM celle de 620 euros.
19. Il résulte de ce qui précède que les consorts B... sont fondés à soutenir que c'est à tort que le juge des référés du tribunal administratif de Rennes, d'une part, a limité aux sommes de 20 799 euros et 23 904,61 euros les sommes mises à la charge de l'hôpital de Lannion à titre de provision au bénéfice de la succession de ... et au bénéfice de Mme F... B..., ces indemnisations devant être portées aux montants de 23 950,80 et 65 388,19 euros, et, d'autre part, a limité aux sommes de 2 311 euros et 2 489,40 euros les sommes mises à la charge de l'ONIAM au même titre au bénéfice de la succession de ... et au bénéfice de Mme F... B..., ces indemnisations devant être portées aux montants de 2 661,20 et 7 098,69 euros. Il s'ensuit qu'il y a lieu de rejeter les conclusions d'appel incident de l'ONIAM tendant à la réduction des indemnités mises à sa charge par l'ordonnance attaquée.
En ce qui concerne les intérêts :
20. Les consorts B... ont droit aux intérêts au taux légal sur les sommes qui leur sont dues à compter du 13 février 2018, date de leur saisine de la commission de conciliation et d'indemnisation des accidents médicaux de Bretagne.
Sur les frais liés au litige :
21. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge du centre hospitalier de Lannion le versement aux consorts B... d'une somme de 1 800 euros et à la charge de l'ONIAM le versement d'une somme de 200 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
Article 1er : Le centre hospitalier de Lannion est condamné à verser à la succession de ... une provision de 23 950,80 euros et à Mme F... B... une provision de 65 388,19 euros. Ces sommes porteront intérêts au taux légal à compter du 13 février 2018.
Article 2 : L'ONIAM est condamné à verser à la succession de ... une provision de 2 661,20 euros et à Mme F... B... une provision de 7 098,69 euros. Ces sommes porteront intérêts au taux légal à compter du 13 février 2018.
Article 3 : Les articles 1 et 2 de l'ordonnance n° 2106254 du président du tribunal administratif de Rennes sont réformés en ce qu'ils ont de contraire au présent arrêt.
Article 4 : Le centre hospitalier de Lannion versera une somme de 1 800 euros et l'ONIAM versera une somme de 200 euros aux consorts B... au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : Le surplus des conclusions de la requête et les conclusions d'appel incident de l'ONIAM sont rejetés.
Article 6 : Le présent arrêt sera notifié à Mme F... E..., veuve B..., première dénommée pour l'ensemble des requérants, en application de l'article R. 751-3 du code de justice administrative, au centre hospitalier de Lannion, à la société Relyens Mutual Insurance, à l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales et à la caisse primaire d'assurance maladie des Côtes-d'Armor.
Délibéré après l'audience du 25 janvier 2024, à laquelle siégeaient :
- Mme Brisson, présidente,
- M Vergne, président-assesseur,
- Mme Lellouch, première conseillère,
Rendu public par mise à disposition au greffe le 9 février 2024.
Le rapporteur,
G.-V. VERGNE
La présidente,
C. BRISSON
La greffière,
A. MARTIN
La République mande et ordonne à la ministre du travail, de la santé et des solidarités, en ce qui la concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 23NT01453