Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Mme H... B... épouse A... et M. C... A..., agissant en leur nom propre, et M. F... E..., Mme G... A... et Mme D... E..., agissant tant en leur nom propre qu'en leur qualité d'ayants-droits d'J... ont demandé au tribunal administratif de Rennes de condamner l'établissement public de santé mentale Etienne Gourmelen (EPSMEG) à leur verser une somme totale de 125 000 euros en réparation des préjudices qu'ils estiment qu'eux-mêmes et J... ont subis en raison des fautes commises dans la prise en charge de ce dernier par cet établissement.
Par un jugement n° 1704470 du 30 septembre 2022, le tribunal administratif de Rennes a rejeté leur demande et a mis les frais de l'expertise à la charge définitive de l'EPSMEG.
Procédure devant la cour :
Par une requête et un mémoire, enregistrés les 14 novembre 2022 et 11 avril 2023, M. C... A..., agissant en son nom propre, et M. F... E..., Mme G... A... et Mme D... E..., agissant tant en leur nom propre qu'en leur qualité d'ayants-droits d'J..., demandent à la cour :
1°) d'annuler le jugement du 30 septembre 2022 en tant qu'il a rejeté leur demande ;
2°) de condamner l'établissement public de santé mentale Etienne Gourmelen (EPSMEG) à leur verser une somme totale de 115 000 euros en réparation des préjudices que leur proche et eux-mêmes ont subis ;
3°) de mettre à la charge de l'EPSMEG des sommes de 3 000 euros à verser à chacun d'eux en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, ainsi que les dépens.
Ils soutiennent que :
- l'EPSMEG a commis plusieurs fautes de nature à engager sa responsabilité :
* un défaut de surveillance d'J... lors du séjour de celui-ci en isolement, dès lors que le risque de suicide le concernant était connu dès septembre 2016, que le 28 janvier 2017, trois jours avant son décès, le motif du maintien à l'isolement d'J... était la prévention d'une violence imminente du patient envers lui-même, mais qu'aucun plan de prévention du suicide le concernant n'avait été réalisé, qu'il n'y avait pas de dispositif de communication entre la chambre d'isolement et les personnels de l'établissement et que le suicide est intervenu avec le pyjama fourni par l'établissement public ;
* une méconnaissance des règles relatives au placement et au maintien de son isolement, dès lors qu'il n'avait pas bénéficié de deux visites par jour conformément aux règles de bonnes pratiques fixées par le référentiel de l'Agence Nationale d'Accréditation et d'Evaluation en Santé (ANAES) de juin 1998 et qu'il n'existait pas au moment de son suicide de prescription valable de maintien à l'isolement, la précédente prescription d'isolement datant de plus de 24 heures ;
* un recours à l'isolement et à la contention contraire à l'article L. 3222-5-1 du code de la santé publique : alors qu'il s'agissait d'une mesure privative de liberté, J... n'a pas été en mesure de faire valoir ses droits ni observations lors de son placement ou de son maintien à l'isolement et n'a pas été assisté par un avocat ; il a été porté atteinte au principe des droits de la défense en ce qu'J... n'a pas été mis en mesure d'organiser sa défense pendant son placement ;
- ces fautes leur ont directement causé ainsi qu'à J... des préjudices qui doivent être réparés par le versement des sommes de :
* 45 000 euros au titre du préjudice personnel de ce dernier ;
* 20 000 euros au titre du préjudice moral de chacun de ses parents et de sa sœur et de 10 000 euros au titre du préjudice moral de son grand-père.
Par des mémoires en défense enregistrés les 10 janvier et 26 avril 2023, l'établissement public de santé mentale Etienne Gourmelen, représenté par la Selarl Valadou-Josselin et associés, conclut au rejet de la requête et demande à la cour de mettre à la charge de M. A... et autres la somme de 3 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ainsi que la somme de 2 200 euros au titre des frais d'expertise de première instance.
Il fait valoir que :
- la demande de Mme D... E... est irrecevable, en tant qu'elle tend à la réparation de son préjudice moral, dès lors qu'une telle demande n'a pas été précédée par une réclamation indemnitaire préalable ;
- il n'a commis aucune faute dans la prise en charge d'J..., dès lors que :
* il ne présentait pas de risque suicidaire particulier avant son passage à l'acte,
* le seul risque identifié était lié au traitement du patient et une surveillance en conséquence a été mise en œuvre,
* le port du pyjama de sécurité était adapté à sa prise en charge,
* il n'y a pas eu d'anomalie dans la prescription de l'isolement,
* la non réalisation d'une double visite médicale et l'absence de système d'alerte dans la chambre du patient ne revêtent pas de caractère fautif,
* J... n'est vu notifier ses droits et possibilités de contestation lors de son placement en soins psychiatriques sans consentement ;
- en tout état de cause, aucun lien direct de causalité ne peut être établi entre une éventuelle anomalie dans la prescription de l'isolement ou entre l'absence d'un dispositif d'appel entre la chambre d'isolement et le poste soignant et le passage à l'acte ;
- en tout état de cause, les demandes indemnitaires doivent être ramenées à de plus justes proportions.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code de la santé publique ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Catroux,
- les conclusions de M. Berthon, rapporteur public,
- et les observations de Me Mayet, représentant les consorts I..., et de Me Clairay, représentant l'EPSMEG.
Considérant ce qui suit :
1. J..., né en 1986 et souffrant de schizophrénie a été hospitalisé à la demande d'un tiers à plusieurs reprises au sein de l'établissement public de santé mentale Etienne Gourmelen (EPSMEG) où il a été placé fréquemment à l'isolement. Le 1er février 2017, il a été découvert inanimé au sol de sa chambre d'isolement, en état d'arrêt cardio-respiratoire à la suite d'une strangulation qu'il avait réalisée avec son pyjama. Transporté au service de réanimation du centre hospitalier universitaire de Brest, il y est décédé le 6 février 2017. Mme H... A..., sa grand-mère, M. C... A..., son grand-père, M. F... E..., son père, Mme G... A..., sa mère et Mme D... E..., sa sœur ont formé, le 5 juillet 2017, une réclamation indemnitaire auprès de l'EPSMEG, qui a fait l'objet, le 19 septembre 2017, d'une décision expresse de rejet. Par un jugement du 30 septembre 2022, le tribunal administratif de Rennes a rejeté leur demande tendant à la condamnation de l'EPSMEG à leur verser une somme totale de 125 000 euros en réparation des préjudices qu'ils estiment qu'eux-mêmes et J... ont subis en raison des fautes commises dans la prise en charge de ce dernier par cet établissement. M. C... A..., M. F... E..., Mme G... A... et Mme D... E... relèvent appel de ce jugement.
2. En premier lieu, aux termes de l'article L. 3222-5-1 du code de la santé publique dans sa rédaction alors en vigueur : " L'isolement et la contention sont des pratiques de dernier recours. Il ne peut y être procédé que pour prévenir un dommage immédiat ou imminent pour le patient ou autrui, sur décision d'un psychiatre, prise pour une durée limitée. Leur mise en œuvre doit faire l'objet d'une surveillance stricte confiée par l'établissement à des professionnels de santé désignés à cette fin. / Un registre est tenu dans chaque établissement de santé autorisé en psychiatrie et désigné par le directeur général de l'agence régionale de santé pour assurer des soins psychiatriques sans consentement en application du I de l'article L. 3222-1. Pour chaque mesure d'isolement ou de contention, ce registre mentionne le nom du psychiatre ayant décidé cette mesure, sa date et son heure, sa durée et le nom des professionnels de santé l'ayant surveillée. Le registre, qui peut être établi sous forme numérique, doit être présenté, sur leur demande, à la commission départementale des soins psychiatriques, au Contrôleur général des lieux de privation de liberté ou à ses délégués et aux parlementaires. (...). ".
3. D'une part, l'établissement public intimé établit qu'J... s'est vu notifier, le 15 janvier 2017, l'arrêté l'admettant en soins psychiatriques sur décision du représentant de l'Etat. Cet arrêté comportait la mention des recours possibles contre cette décision. L'intéressé a ainsi été mis, en tout état de cause, en mesure de faire valoir ses droits de contester cet arrêté ainsi que ses observations. Par ailleurs, les mesures de placement ou de maintien en isolement résultent de décisions médicales prises en urgence dans le but de prévenir un dommage immédiat ou imminent pour le patient ou autrui, de sorte que si le requérant soutient qu'il n'a pas été mis à même de présenter des observations, préalablement à ces décisions, cette circonstance n'est pas constitutive d'une faute de l'établissement public.
4. D'autre part, il résulte de l'instruction que l'état de santé de l'intéressé rendait nécessaire le placement et le maintien à l'isolement, dès lors que, depuis le début du mois de janvier 2017, après une période calme qui lui avait permis de passer les fêtes de fin d'année en famille, il se trouvait dans un état psychique instable exacerbé notamment par un usage de cannabis. Le 22 janvier 2017, il avait, en particulier, agressé des soignants et le 28 janvier, il avait commis un acte d'automutilation en s'arrachant un ongle. De plus, il résulte des conclusions du médecin psychiatre désigné comme expert par le tribunal que, conformément aux règles de bonnes pratiques fixées par le référentiel de l'Agence nationale d'accréditation et d'évaluation en santé (ANAES) de juin 1998, l'isolement initial et son renouvellement ont été prescrits pour des périodes de 24 heures. S'il existe, ainsi que l'a relevé cet expert, une ambigüité sur l'heure de prescription de la dernière période d'isolement d'J..., dès lors que l'heure figurant sur le dossier manuel diffère de celle figurant sur le formulaire numérique, à savoir 12h15, une telle circonstance ne suffit pas à démontrer que l'établissement public aurait commis une faute en ne respectant pas la règle de bonne pratique en cause. En outre, il est constant que l'intéressé n'a pas bénéficié, durant son isolement, d'une double visite médicale quotidienne, conformément au critère n° 15 du référentiel de l'ANAES. Toutefois, cette absence de réalisation de cette double visite ne peut être regardée, dans les circonstances de l'espèce, comme fautive, dès lors qu'une visite médicale quotidienne ainsi qu'une intervention de l'équipe soignante toutes les deux heures ont bien été effectuées. Enfin, et au surplus, il ne résulte pas de l'instruction que ces manquements allégués aux règles de bonne pratique en cause seraient en lien de causalité direct avec les préjudices moraux invoqués par les requérants.
5. En second lieu, aux termes de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique :
" I. - Hors le cas où leur responsabilité est encourue en raison d'un défaut d'un produit de santé, les professionnels de santé mentionnés à la quatrième partie du présent code, ainsi que tout établissement, service ou organisme dans lesquels sont réalisés des actes individuels de prévention, de diagnostic ou de soins ne sont responsables des conséquences dommageables d'actes de prévention, de diagnostic ou de soins qu'en cas de faute. (...) ".
6. Il résulte de l'instruction, eu égard aux conclusions de l'expert désigné par le tribunal, que le risque suicidaire présenté par J..., sur le plan clinique, n'était pas élevé. Alors que sa schizophrénie s'était déclarée dix ans plus tôt, il n'avait pas jusqu'alors manifesté de tendance à l'autolyse. Au moment du passage à l'acte en cause, aucun signe dépressif particulier n'avait été observé, alors même qu'il s'était auto-mutilé quelques jours avant dans un acte impulsif correspondant à la dynamique de sa pathologie. S'il avait sauté du véhicule de son grand-père le 5 janvier 2017, aucune idée suicidaire n'a été alors décelée par l'un des médecins assurant son suivi médical. Il n'était alors pas dans une phase aiguë de sa maladie qui aurait été de nature à majorer le risque de suicide. De plus, les traitements qui lui étaient administrés avaient des effets anti-suicide. En outre, l'équipe médicale qui a évalué les risques que présentait son état de santé au moment de son placement en isolement n'a pas relevé de risque de suicide, le seul risque repéré étant alors le risque lié au traitement de l'intéressé. L'absence d'élaboration d'un plan de prévention des risques suicidaires ne revêt donc pas, dans ces circonstances, de caractère fautif. Par ailleurs, dans ces conditions, si le pyjama alors fourni à J... ne faisait pas partie d'un kit anti-suicide, tout en étant conçu spécifiquement de manière à limiter les risques qu'il soit utilisé à des fins d'autolyse, une telle circonstance ne révèle pas de manquement dans l'organisation du service. Il en va, de même, pour l'absence de dispositif de communication entre la chambre du patient et le personnel et, antérieurement aux recommandations de la Haute autorité de santé de 2017, pour l'absence de vue directe sur l'intérieur de la chambre, alors qu'au demeurant plusieurs contacts visuels pour réassurance ont eu lieu entre J... et le personnel soignant au cours de l'heure qui a précédé l'intervention du geste fatal.
7. Il résulte de ce qui précède, et sans qu'il soit besoin d'examiner la fin de non-recevoir opposée à la demande de 1ère instance par l'EPSMG en défense, que, les fautes reprochées à cet établissement n'étant pas établies, les requérants ne sont pas fondés à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Rennes a rejeté leurs demandes à fin d'indemnisation.
Sur les frais d'instance :
8. Aux termes de l'article R. 761-1 du code de justice administrative : " Les dépens comprennent les frais d'expertise, d'enquête et de toute autre mesure d'instruction dont les frais ne sont pas à la charge de l'Etat. Sous réserve de dispositions particulières, ils sont mis à la charge de toute partie perdante sauf si les circonstances particulières de l'affaire justifient qu'ils soient mis à la charge d'une autre partie ou partagés entre les parties (...) " et aux termes de son article L. 761-1 : " Dans toutes les instances, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou, à défaut, la partie perdante, à payer à l'autre partie la somme qu'il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Les parties peuvent produire les justificatifs des sommes qu'elles demandent et le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d'office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu'il n'y a pas lieu à cette condamnation. "
9. Dans les circonstances particulières de l'espèce, il y a lieu de laisser à la charge définitive de l'EPSMEG les frais d'expertise exposés en première instance.
10. Il n'est pas inéquitable, dans les circonstances de l'espèce, de laisser à la charge de chacune des parties les frais exposés par elles et non compris dans les dépens.
DÉCIDE :
Article 1er : La requête et les conclusions de l'établissement public de santé mentale Etienne Gourmelen aux titres des articles L. 761-1 et R. 761-1 sont rejetées.
Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à M. C... A..., premier dénommé pour l'ensemble des requérants et à l'établissement public de santé mentale Etienne Gourmelen.
Délibéré après l'audience du 14 septembre 2023, à laquelle siégeaient :
- M. Salvi, président,
- Mme Lellouch, première conseillère,
- M. Catroux, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe 29 septembre 2023.
Le rapporteur,
X. CATROUXLe président,
D. SALVI
La greffière,
A. MARTIN
La République mande et ordonne au ministre de la santé et de la prévention en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 22NT03498