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23/05/2023 | FRANCE | N°21NT02037

France | France, Cour administrative d'appel de Nantes, 6ème chambre, 23 mai 2023, 21NT02037


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. A... C... a demandé au tribunal administratif de Rennes de condamner l'Etat à lui verser la somme de 35 000 euros, assortie des intérêts et de leur capitalisation, en réparation de son préjudice moral et du trouble dans ses conditions d'existence, résultant de la carence fautive de l'Etat (ministère des armées) à l'avoir exposé, pendant de nombreuses années, à l'inhalation de poussières d'amiante et aux rayonnements ionisants, sans moyen de protection efficace.

Par un jugement n° 1804038 du

20 mai 2021, le tribunal administratif de Rennes a condamné l'Etat à verser à M. C...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. A... C... a demandé au tribunal administratif de Rennes de condamner l'Etat à lui verser la somme de 35 000 euros, assortie des intérêts et de leur capitalisation, en réparation de son préjudice moral et du trouble dans ses conditions d'existence, résultant de la carence fautive de l'Etat (ministère des armées) à l'avoir exposé, pendant de nombreuses années, à l'inhalation de poussières d'amiante et aux rayonnements ionisants, sans moyen de protection efficace.

Par un jugement n° 1804038 du 20 mai 2021, le tribunal administratif de Rennes a condamné l'Etat à verser à M. C... la somme globale de 16 000 euros, assortie des intérêts au taux légal et de leur capitalisation en réparation de ses préjudices, a mis la somme de 800 euros à la charge de l'Etat au titre des frais exposés et non compris dans les dépens et a rejeté le surplus de ses conclusions.

Procédure devant la cour :

Par une requête enregistrée le 23 juillet 2021, le ministre des armées demande à la cour :

1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Rennes du 20 mai 2021 en tant qu'il a condamné l'Etat à verser à M. C... la somme de 16 000 euros ;

2°) de rejeter la demande présentée devant le tribunal administratif de Rennes par M. C....

Il soutient que :

- le jugement attaqué est entaché d'irrégularité dès lors que la requête, qui tend à l'indemnisation de préjudices distincts relevant de régimes de responsabilité différents, constitue une requête collective ; par suite, les premiers juges auraient dû inviter le requérant à régulariser sa demande en présentant deux requêtes distinctes ;

- le jugement attaqué est insuffisamment motivé en ce qu'il affirme notamment qu'une exposition à faible dose peut entraîner des pathologies de type cancérogène ;

- la responsabilité de l'Etat, en tant qu'employeur, ne peut être engagée ; il n'existe, en effet, aucune protection contre les rayonnements ionisants ; seule une réduction du risque passant par la détection des rayonnements ionisants et une estimation des doses reçues par les personnes exposées sont possibles ; M. C..., qui ne fournit pas le relevé des doses constatées pendant sa période d'exposition, a bénéficié des mesures qui ont été mises en œuvre à la DCN à partir de 1996 ; en tout état de cause, l'exposition des ouvriers de l'Ile Longue aux rayonnements ionisants reste faible et conforme aux seuils prévus par la règlementation ;

- à compter du 1er juin 2003, l'Etat n'était plus l'employeur des ouvriers de la DCN, de sorte que la mission de sécurité et de protection des agents mis à la disposition de la société DCNS ne lui incombait plus ;

- la créance de M. C... était prescrite à la date de sa réclamation préalable ;

- l'intéressé avait une connaissance suffisante du risque encouru dès 1996-1997, de sorte que sa créance était prescrite au 31 décembre 2001 ;

- M. C..., dont les doses cumulées restent inférieures aux seuils scientifiquement et réglementairement admis, n'établit pas la réalité d'un préjudice moral qui serait lié à son exposition aux rayonnements ionisants ;

- la littérature scientifique ne permet pas d'établir un lien entre une exposition prolongée même à faible dose et le risque de développer une pathologie cancéreuse ; or le préjudice d'anxiété, qui doit être certain, n'est reconnu que lorsque l'intéressé fait état d'un risque élevé de développer une maladie grave du fait de son exposition aux rayonnements ionisants ;

- en tout état de cause, l'intéressé ne transmet aucun bilan dosimétrique permettant de confirmer qu'il a subi une exposition prolongée à faible dose ;

- son préjudice est personnel et si l'intéressé évoque les pathologies développées par certains de ses collègues, il n'établit pas qu'il se trouvait dans une situation similaire au regard du risque encouru de voir baisser son espérance de vie ;

- la somme de 5 000 euros allouée par le tribunal administratif apparaît manifestement disproportionnée dès lors que l'exposition potentielle de M. C... est inférieure à 10 ans, et ce d'autant que la responsabilité de l'Etat ne saurait être engagée au-delà du 31 mai 2003 ;

- le préjudice d'anxiété résultant de l'exposition à l'amiante doit prendre en compte la durée d'exposition effective à un risque avéré, les fonctions exercées, la période d'exposition et l'âge auquel l'intéressé a quitté ses fonctions ainsi que, le cas échéant, les circonstances dans lesquelles il a poursuivi sa carrière ; or M. C... ne produit aucun justificatif relatif aux postes qu'il a occupés et à son niveau d'exposition ; les attestations d'expositions produites ne permettent d'établir qu'une exposition potentielle, discontinue, de seulement 6 ans ; en l'absence de preuve d'un état dépressif ou d'un stress lié à son exposition aux poussières d'amiante, la somme de 11 000 euros allouée par le tribunal administratif apparaît manifestement disproportionnée d'autant que la responsabilité de l'Etat ne saurait être engagée au-delà du 31 mai 2003 ;

- pour le surplus, le ministre s'en rapporte à ses écritures produites en première instance.

Par un mémoire en défense, enregistré le 20 mai 2022, M. C... représenté par Me Macouillard, conclut au rejet de la requête et à ce qu'une somme de 2 000 euros soit mise à la charge de l'Etat au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- la fin de non-recevoir tirée de l'irrecevabilité de sa requête en tant qu'elle présenterait un caractère collectif est opposée pour la première fois en appel par le ministre des armées ;

- les autres moyens soulevés par le ministre ne sont pas fondés.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de sécurité sociale ;

- le code du travail ;

- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;

- le décret n°66-450 du 20 juin 1966 ;

- le décret n° 77-949 du 17 août 1977 modifié ;

- le décret n°86-1103 du 2 octobre 1986 ;

- le décret n° 2002-832 du 3 mai 2002 ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme B...,

- les conclusions de Mme Malingue, rapporteure publique.

Considérant ce qui suit :

1. M. C... a exercé les fonctions de mécanicien monteur à la direction des constructions navales (DCN) de Brest, notamment sur le site de l'Ile Longue, du 7 juillet 1972 au 30 septembre 2009. Par une réclamation préalable reçue le 25 avril 2018, il a sollicité de la ministre des armées la réparation du préjudice moral et des troubles dans ses conditions d'existence résultant de son exposition aux poussières d'amiante et aux rayonnements ionisants sans aucun moyen de protection efficace fourni par l'employeur. Sa demande a été implicitement rejetée. Par un jugement du 20 mai 2021, le tribunal administratif de Rennes, saisi par M. C..., a condamné l'Etat à lui verser la somme globale de 16 000 euros, assortie des intérêts au taux légal et de leur capitalisation, en réparation de ses préjudices. Le ministre des armées relève appel, dans cette mesure, de ce jugement.

Sur la régularité du jugement attaqué :

2. D'une part, contrairement à ce que soutient le ministre, le jugement attaqué est suffisamment motivé. Par suite, ce moyen ne peut qu'être écarté.

3. D'autre part, par une réclamation préalable reçue le 25 avril 2018, M. C... a sollicité la réparation de ses préjudices résultant de la carence fautive de l'Etat employeur à l'avoir exposé sans moyen de protection à l'inhalation de poussières d'amiante, d'une part, et aux rayonnements ionisants, d'autre part. Cette demande, qui a lié le contentieux, est restée sans réponse. L'intéressé a saisi le tribunal administratif de Rennes d'une seule requête tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser la somme globale de 35 000 euros en distinguant ces deux faits générateurs, les différentes fautes commises par l'Etat ainsi que les préjudices afférents à chacune d'elles. Ces conclusions, qui concernent le même agent et la mise en cause de son employeur alors qu'il exerçait ses fonctions sur le site de l'Ile Longue, présentent entre elles un lien suffisant pour faire l'objet d'une requête unique. Par suite, le ministre des armées n'est pas fondé à soutenir, pour la première fois en appel, que la requête présentée par M. C... devant le tribunal administratif, qui au demeurant ne l'a pas invité à régulariser sa demande, présenterait un caractère " collectif" et serait irrecevable pour ce motif. Ce moyen ne peut dès lors, et en tout état de cause, qu'être écarté.

Sur l'exposition aux rayonnements ionisants :

En ce qui concerne l'exception de prescription quadriennale :

4. Aux termes du premier alinéa de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics : " Sont prescrites, au profit de l'État (...) sans préjudice des déchéances particulières édictées par la loi, et sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis (...) ". Aux termes de l'article 2 de la même loi : " La prescription est interrompue par : / (...) Tout recours formé devant une juridiction, relatif au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance, quel que soit l'auteur du recours et même si la juridiction saisie est incompétente pour en connaître, et si l'administration qui aura finalement la charge du règlement n'est pas partie à l'instance ; / (...) Un nouveau délai de quatre ans court à compter du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle a eu lieu l'interruption. Toutefois, si l'interruption résulte d'un recours juridictionnel, le nouveau délai court à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle la décision est passée en force de chose jugée. ". Aux termes de l'article 3 de cette loi : " La prescription ne court ni contre le créancier qui ne peut agir, soit par lui-même ou par l'intermédiaire de son représentant légal, soit pour une cause de force majeure, ni contre celui qui peut être légitimement regardé comme ignorant l'existence de sa créance ou de la créance de celui qu'il représente légalement. ". Aux termes de l'article 6 du même texte : " Les autorités administratives ne peuvent renoncer à opposer la prescription qui découle de la présente loi (...) ". Aux termes, enfin, du premier alinéa de son article 7 : " L'Administration doit, pour pouvoir se prévaloir, à propos d'une créance litigieuse, de la prescription prévue par la présente loi, l'invoquer avant que la juridiction saisie du litige au premier degré se soit prononcée sur le fond (...) ".

5. S'agissant du point de départ du délai de prescription, ainsi que l'a estimé le Conseil d'Etat dans son avis n° 457560 du 19 avril 2022, lorsque la responsabilité d'une personne publique est recherchée, les droits de créance invoqués en vue d'obtenir l'indemnisation des préjudices doivent être regardés comme acquis, au sens des dispositions citées au point 4, à la date à laquelle la réalité et l'étendue de ces préjudices ont été entièrement révélées, ces préjudices étant connus et pouvant être exactement mesurés. La créance indemnitaire relative à la réparation d'un préjudice présentant un caractère continu et évolutif doit être rattachée à chacune des années au cours desquelles ce préjudice a été subi. Dans ce cas, le délai de prescription de la créance relative à une année court, sous réserve des cas visés à l'article 3 de la loi du 31 décembre 1968, à compter du 1er janvier de l'année suivante, à la condition qu'à cette date le préjudice subi au cours de cette année puisse être mesuré.

6. Il résulte des dispositions citées au point 4 que le point de départ de la prescription quadriennale est la date à laquelle la victime est en mesure de connaître de façon suffisamment précise l'origine et la gravité du dommage qu'elle a subi ou est susceptible de subir. Dans le cas du préjudice moral d'anxiété dont peuvent se prévaloir les agents publics qui ne sont pas bénéficiaires de l'un des dispositifs législatifs d'indemnisation mis en place, cette connaissance naît de la conscience prise par l'intéressé qu'il court le risque élevé de développer une pathologie grave, et par là-même d'une espérance de vie diminuée. Le droit à réparation du préjudice en question doit donc être regardé comme acquis, au sens des dispositions citées au point 4, pour la détermination du point de départ du délai de prescription, à la date de cette connaissance.

7. A cet égard, s'il est constant que le commissariat à l'énergie atomique (CEA) a, en 1996, alerté la direction de la pyrotechnie du site de l'Ile Longue d'une émission de rayonnements Gamma plus élevée sur le dernier type de tête nucléaire livré à partir des années 1993-1994, entraînant la suspension temporaire de l'activité du site afin de prendre des mesures de protection, cet incident, contrairement à ce que fait valoir le ministre des armées, n'a toutefois pas permis à M. C... d'avoir alors une connaissance suffisante de ses conditions personnelles d'exposition aux rayonnements ionisants, susceptible de lui faire prendre conscience de l'étendue et de la gravité du risque sanitaire qu'il encourait. En revanche, la délivrance, le 1er février 2016 par la DCNS de Brest, d'une attestation personnelle d'exposition aux rayonnements ionisants mentionnant l'intervention de M. C... sur des systèmes d'armes de dissuasion nucléaire du 1er février 1989 au 30 septembre 1998, a permis à ce dernier d'acquérir la connaissance de l'étendue et de la gravité du risque sanitaire qu'il encourait. Par suite, le délai de prescription quadriennale pour l'ensemble des périodes concernées a débuté le 1er janvier 2017 de sorte que le ministre n'est pas fondé à soutenir que la créance de M. C... consécutive à son exposition aux rayonnements ionisants était prescrite à la date du 25 avril 2018, à laquelle il a été saisi par l'intéressé d'une réclamation préalable.

En ce qui concerne la responsabilité de l'Etat :

8. La responsabilité de l'administration, notamment en sa qualité d'employeur, peut être engagée à raison de la faute qu'elle a commise, pour autant qu'il en résulte un préjudice direct et certain. A le caractère d'une faute, le manquement à l'obligation de sécurité à laquelle l'employeur est tenu envers son agent, lorsqu'il a ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé ce dernier et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver.

9. Il ressort des dispositions du décret susvisé du 20 juin 1966 relatif aux principes généraux de protection contre les rayonnements ionisants, applicable durant la période d'exposition de l'intéressé, qu'une zone contrôlée et surveillée doit être établie lorsque les travailleurs sont susceptibles d'être exposés, dans des conditions de travail normales, à des doses réglementairement définies (article 21). Le même texte impose une surveillance individuelle de l'irradiation externe et de la contamination interne des agents directement affectés à des travaux sous rayonnements, permettant d'évaluer des équivalents de doses reçues (article 24) et précise le contenu de la surveillance médicale particulière à laquelle ils sont soumis (article 25) ainsi que les conditions de conservation de ces mesures et résultats d'examens médicaux (article 26). Enfin, ce décret impose également d'informer des risques et précautions à prendre les personnes appelées à travailler en milieu soumis à rayonnements (article 27).

10. Aux termes de l'article 3 du décret susvisé du 2 octobre 1986 relatif à la protection des travailleurs contre les dangers des rayonnements ionisants, alors applicable : " I. - En vue de déterminer les conditions dans lesquelles doivent être effectuées la surveillance radiologique et la surveillance médicale, les travailleurs dont l'exposition est susceptible de dépasser un dixième des limites annuelles d'exposition fixées aux articles 6, 7 et 8 ci-dessous sont classés par l'employeur dans l'une des deux catégories suivantes : / Catégorie A : travailleurs directement affectés à des travaux sous rayonnements : personnes dont les conditions habituelles de travail sont susceptibles d'entraîner le dépassement des trois dixièmes des limites annuelles d'exposition fixées aux articles 6, 7 et 8 du présent décret. / Catégorie B : travailleurs non directement affectés à des travaux sous rayonnements : personnes dont les conditions habituelles de travail sont telles qu'elles ne peuvent normalement pas entraîner le dépassement des trois dixièmes des limites annuelles d'exposition fixées aux articles 6, 7 et 8 du présent décret (...) ". Aux termes de l'article 5 du même décret : " Les limites fixées aux chapitres III et IV ci-dessous ne s'appliquent pas à l'exposition due aux sources naturelles de rayonnement ni aux expositions subies par les travailleurs du fait des examens ou traitements médicaux auxquels ils sont soumis. ". Il ressort de plus des dispositions de ce texte que sont précisées par l'employeur, qui est tenu d'assurer la protection de ses agents, les conditions de définition des zones contrôlées et surveillées autour des sources d'émission (articles 23 à 25). A cet effet, les manipulations de sources radioactives ou générateurs électriques de rayonnements ionisants doivent toujours s'effectuer sous la surveillance d'une personne compétente désignée par l'employeur, préalablement formée et dont la mission est précisément décrite (article 17) et les agents exposés doivent être formés à la radioprotection (article 19). De plus, il résulte des articles 28, 31, 34, 36, 37, 39 du décret du 2 octobre 1986 qu'un contrôle de la dosimétrie d'ambiance, ainsi qu'un contrôle individuel de la dosimétrie des travailleurs exposés, notamment ceux classés en catégorie A pour lesquels un examen médical biannuel est prévu, sont exigés.

11. La méconnaissance significative des obligations rappelées aux points 9 et 10 ci-dessus est un manquement constitutif d'une carence fautive de nature à engager la responsabilité de l'Etat en sa qualité d'employeur des ouvriers de l'Etat exposés, en conditions normales de travail, à des rayonnements ionisants.

12. En l'espèce, il ressort des mentions précises du compte rendu du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) qui s'est réuni le 21 novembre 1996, relatif à la présentation des dispositions relative à la mise en place des zones contrôlées à la Pyrotechnie de l'Ile-Longue qu'à cette date, la création des zones contrôlées, la mise en place de la dosimétrie individuelle et l'information des agents exposés sur les risques encourus n'étaient pas effectives, en méconnaissance des dispositions du décret du 20 juin 1966 rappelées au point 9. Il ressort par ailleurs des mentions du compte rendu du CHSCT du 10 décembre 1996 que le classement du personnel concerné en catégorie A n'est intervenu qu'à la fin de l'année 1996, en méconnaissance des dispositions de l'article 3 du décret du 2 octobre 1986. Il ne ressort d'aucune autre pièce que certaines des mesures obligatoires citées aux points 9 et 10 ont fait l'objet d'un début d'application avant la fin de l'année 1996. En revanche, il ressort des mentions portées sur les mêmes pièces qu'à compter de cette date, les personnels concernés ont été placés en catégorie A ou B, que les zones contrôlées ont été créées et les rayonnements, dans ces zones, mesurés. De la même manière, deux référents au sens de l'article 17 du décret du 2 octobre 1986 ont été désignés, une note d'information aux personnels concernés a été remise, conformément aux dispositions de l'article 19 du même décret et la dosimétrie individuelle mise en place. Il résulte de ce qui précède que la responsabilité de l'Etat employeur pour sa carence fautive est engagée pour la période antérieure à l'année 1997 mais doit être écartée à compter de cette date.

En ce qui concerne les préjudices :

13. La personne qui recherche la responsabilité d'une personne publique en sa qualité d'employeur et qui fait état d'éléments personnels et circonstanciés de nature à établir une exposition effective aux rayonnements ionisants susceptible de l'exposer à un risque significatif de développer une pathologie grave et de voir, par là même, son espérance de vie diminuée, peut obtenir réparation du préjudice moral tenant à l'anxiété de voir ce risque se réaliser. Dès lors qu'elle établit que l'éventualité de la réalisation de ce risque est suffisamment significative et que ses effets sont suffisamment graves, la personne a droit à l'indemnisation de ce préjudice, sans avoir à apporter la preuve de manifestations de troubles psychologiques engendrés par la conscience de ce risque significatif de développer une pathologie grave.

14. Doivent ainsi être regardés comme faisant état d'éléments personnels et circonstanciés de nature à établir qu'ils ont été exposés à un risque significatif de pathologie grave, notamment cancéreuse, et de diminution de leur espérance de vie, les agents qui établissent avoir, pendant une durée significativement longue, exercé leurs fonctions au contact avec des rayonnements ionisants, sans pouvoir échapper aux risques y afférents.

15. Il ressort de l'attestation délivrée le 1er février 2016 par la DCNS, que M. C..., qui n'a alors reçu aucune information sur la nature ou la gravité des risques encourus, a été exposé dans le cadre de ses fonctions de mécanicien monteur sur les sous-marins nucléaires notamment, entre le 1er février 1989 et le 31 janvier 1990, à des rayonnements ionisants de catégorie B au sens de l'article 3 du décret du 2 octobre 1986 et, du 1er février 1990 au 30 septembre 1998, à des rayonnements ionisants de catégorie A, soit pendant une durée globale d'un peu plus de neuf ans. Les données dosimétriques individuelles produites au dossier résultent, ainsi qu'indiqué au point 12, uniquement, pour la période antérieure à 1997, d'une opération de reconstitution dont les modalités ne sont pas expliquées ni vérifiables. De plus, il résulte de l'article 5 précité du décret du 2 octobre 1986 que les limites d'exposition des agents s'entendent hors exposition aux sources naturelles de rayonnement ou utilisation médicale, ce qui exclut tout rapprochement ou comparaison avec l'exposition professionnelle pour la définition du préjudice en cause. En conséquence, l'exposition professionnelle de l'intéressé aux rayonnements ionisants pendant une durée d'environ sept années entre 1989 et 1996 (compte tenu de ce qui a été dit au point 12), dans les conditions décrites ci-dessus, a légitimement généré chez lui une crainte de développer une pathologie grave et de voir, par là même, son espérance de vie diminuée. Eu égard à ce qui vient d'être dit ci-dessus, la somme de 5 000 euros allouée par le tribunal administratif constitue une juste appréciation de la réparation du préjudice d'anxiété de M. C... pour la période comprise entre le 1er février 1989 et le 31 décembre 1996.

16. Il résulte de tout ce qui précède que le ministre n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Rennes a condamné l'Etat à verser à M. C... la somme de 5 000 euros assortie des intérêts au taux légal à compter du 25 avril 2018, date de réception de sa réclamation préalable. Ces intérêts seront capitalisés à compter du 25 avril 2019, date à laquelle une année d'intérêt était due, puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date.

Sur l'exposition aux poussières d'amiante :

En ce qui concerne le cadre juridique de la responsabilité :

17. D'une part, la responsabilité de l'administration, notamment en sa qualité d'employeur, peut être engagée à raison de la faute qu'elle a commise, pour autant qu'il en résulte un préjudice direct et certain. A le caractère d'une faute, le manquement à l'obligation de sécurité à laquelle l'employeur est tenu envers son agent, lorsqu'il a ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé ce dernier et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver. Il n'est pas contesté que la nocivité de l'amiante et la gravité des maladies dues à son exposition étaient pour partie déjà connues avant 1977 et que le décret susvisé du 17 août 1977 relatif aux mesures d'hygiène particulières applicables dans les établissements où le personnel est exposé à l'action des poussières d'amiante, a imposé des mesures de protection de nature à réduire l'exposition des agents aux poussières d'amiante ainsi que des contrôles de la concentration en fibres d'amiante dans l'atmosphère des lieux de travail.

18. Il y a lieu tout d'abord de constater que l'Etat ne conteste plus en appel que des mesures de protection et de prévention contre les poussières d'amiante n'ont pas été effectivement mises en œuvre au sein des établissements de la DCN durant les périodes d'affectation de M. C... sur le site de Brest. Par suite, et compte tenu de ce qui a été dit au point 17, c'est à bon droit que les premiers juges ont estimé que la responsabilité de l'Etat était engagée à raison de cette carence fautive.

En ce qui concerne le préjudice d'anxiété :

19. La personne qui recherche la responsabilité d'une personne publique en sa qualité d'employeur et qui fait état d'éléments personnels et circonstanciés de nature à établir une exposition effective aux poussières d'amiante susceptible de l'exposer à un risque élevé de développer une pathologie grave et de voir, par là même, son espérance de vie diminuée, peut obtenir réparation du préjudice moral tenant à l'anxiété de voir ce risque se réaliser. Dès lors qu'elle établit que l'éventualité de la réalisation de ce risque est suffisamment élevée et que ses effets sont suffisamment graves, la personne a droit à l'indemnisation de ce préjudice, sans avoir à apporter la preuve de manifestations de troubles psychologiques engendrés par la conscience de ce risque élevé de développer une pathologie grave.

20. Doivent ainsi être regardés comme faisant état d'éléments personnels et circonstanciés de nature à établir qu'ils ont été exposées à un risque élevé de pathologie grave et de diminution de leur espérance de vie, les agents qui, sans intervenir directement sur des matériaux amiantés, établissent avoir, pendant une durée significativement longue, exercé leurs fonctions au contact avec des matériaux composés d'amiante, sans pouvoir, en raison de l'état de ces matériaux et des conditions de ventilation des locaux, échapper au risque de respirer une quantité importante de poussières d'amiante. Dans ce cas, le montant de l'indemnisation du préjudice d'anxiété prend notamment en compte, parmi les autres éléments y concourant, la nature des fonctions exercées par l'intéressé et la durée de son exposition aux poussières d'amiante.

21. M. C... se prévaut de nombreuses attestations établies par la DCNS de Brest permettant de constater que, du 18 septembre 1972 au 28 février 1974, du 6 février 1975 au 31 octobre 1979, du 1er novembre 1981 au 19 novembre 1983 et du 8 juillet 1984 au 14 septembre 1998, soit pendant un peu plus de 20 ans, alors qu'il exerçait notamment la profession de mécanicien monteur, il a été exposé aux poussières d'amiante. Il n'est toutefois pas établi que l'intéressé travaillait et vivait, jour et nuit, dans un local professionnel confiné. Dans ces conditions, le ministre est fondé à soutenir que la somme de 11 000 euros allouée par les premiers juges en réparation de son préjudice d'anxiété du fait de son exposition aux poussières d'amiante est excessive. Cette somme doit être ramenée, compte tenu de sa durée d'exposition d'un peu plus de 20 ans, à une somme de 8 000 euros.

22. Il résulte de tout ce qui précède que la somme globale de 16 000 euros que l'Etat a été condamné à verser à M. C... en réparation de ses préjudices doit être ramenée à 13 000 euros. Cette somme sera assortie des intérêts au taux légal à compter du 25 avril 2018, date de réception de sa réclamation préalable. Ces intérêts seront capitalisés à compter du 25 avril 2019, date à laquelle une année d'intérêt était due, puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date.

Sur les frais liés au litige :

23. En application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative il y a lieu de mettre à la charge de l'Etat, partie perdante pour l'essentiel dans la présente instance, le versement à M. C... de la somme de 1500 euros au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.

DÉCIDE :

Article 1er : La somme globale de 16 000 euros que l'Etat a été condamné à verser à M. C... en réparation de ses préjudices résultant de son exposition aux poussières d'amiante et aux rayonnements ionisants est ramenée à 13 000 euros. Elle sera assortie des intérêts au taux légal à compter du 25 avril 2018, date de réception de sa réclamation préalable. Ces intérêts seront capitalisés à compter du 25 avril 2019, date à laquelle une année d'intérêt était due, puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date.

Article 2 : Le jugement n° 1804038 du tribunal administratif de Rennes en date du 20 mai 2021 est réformé en ce qu'il est contraire au présent arrêt.

Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.

Article 4 : L'Etat versera à M. C... la somme de 1500 euros en application de l'article L.761 du code de justice administrative.

Article 5 : Le présent arrêt sera notifié au ministre des armées et à M. A... C....

Délibéré après l'audience du 5 mai 2023, à laquelle siégeaient :

- M. Gaspon, président de chambre,

- M. Coiffet, président-assesseur,

- Mme Gélard, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe, le 23 mai 2023.

La rapporteure,

V. GELARDLe président,

O. GASPON

La greffière,

I. PETTON

La République mande et ordonne au ministre des armées en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

2

N°21NT02037


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Nantes
Formation : 6ème chambre
Numéro d'arrêt : 21NT02037
Date de la décision : 23/05/2023
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

RESPONSABILITÉ DE LA PUISSANCE PUBLIQUE - FAITS SUSCEPTIBLES OU NON D'OUVRIR UNE ACTION EN RESPONSABILITÉ - FONDEMENT DE LA RESPONSABILITÉ - RESPONSABILITÉ POUR FAUTE - APPLICATION D'UN RÉGIME DE FAUTE SIMPLE - ENGAGEMENT DE LA RESPONSABILITÉ DE L'ETAT - EN SA QUALITÉ D'EMPLOYEUR - À RAISON DE LA FAUTE QU'IL A COMMISE - FAUTE RÉSULTANT DU MANQUEMENT À L'OBLIGATION DE SÉCURITÉ À LAQUELLE L'EMPLOYEUR EST TENU ENVERS SON EMPLOYÉ - PROTECTION CONTRE LES RAYONNEMENTS IONISANTS - MÉCONNAISSANCE SIGNIFICATIVE DES OBLIGATIONS VISANT À LA PROTECTION DES OUVRIERS DE DE L'ETAT - EXISTENCE.

60-01-02-02-02 La méconnaissance significative, dans des conditions normales de travail, des obligations substantielles résultant des articles 21 puis 24 à 27 du décret n°66-450 du 20 juin 1966 relatif aux principes généraux de protection contre les rayonnements ionisants, ainsi que des articles 3, 17, 19, 23 à 25 et 28, 31, 34, 36, 37 et 39 du décret n°86-1103 du 2 octobre 1986 relatif à la protection des travailleurs contre les dangers des rayonnements ionisants, applicables aux années en cause, est susceptible d'engager la responsabilité de l'Etat en sa qualité d'employeur.

RESPONSABILITÉ DE LA PUISSANCE PUBLIQUE - RÉPARATION - PRÉJUDICE - CARACTÈRE CERTAIN DU PRÉJUDICE - EXISTENCE - PRÉJUDICE MORAL D'ANXIÉTÉ ([RJ1]) DÛ AUX RISQUES LIÉS À L'EXPOSITION AUX RAYONNEMENTS IONISANTS INVOQUÉ À L'APPUI D'UNE ACTION EN RESPONSABILITÉ CONTRE UN EMPLOYEUR PUBLIC - 1) A) PREUVE EXIGÉE - I) ÉLÉMENTS PERSONNELS ET CIRCONSTANCIÉS ÉTABLISSANT UNE EXPOSITION EFFECTIVE - II) RISQUE SIGNIFICATIF DE DÉVELOPPER UNE PATHOLOGIE GRAVE - B) PREUVE NON EXIGÉE - MANIFESTATION DE TROUBLES PSYCHOLOGIQUES - 2) CAS OÙ LE PRÉJUDICE EST JUSTIFIÉ - A) EXERCICE DES FONCTIONS DANS UN MILIEU D'EXPOSITION AUX RAYONNEMENTS IONISANTS - B) EXERCICE DES FONCTIONS PENDANT UNE DURÉE SIGNIFICATIVEMENT LONGUE ([RJ2]).

60-04-01-02-02 1) a) La personne qui recherche la responsabilité d'une personne publique en sa qualité d'employeur et qui i) fait état d'éléments personnels et circonstanciés de nature à établir une exposition effective à des rayonnements ionisants ii) susceptible de l'exposer à un risque significatif de développer une pathologie grave et de voir, par là même, son espérance de vie diminuée, peut obtenir réparation du préjudice moral tenant à l'anxiété de voir ce risque se réaliser....b) Dès lors qu'elle établit que l'éventualité de la réalisation de ce risque est suffisamment significative et que ses effets sont suffisamment graves, la personne a droit à l'indemnisation de ce préjudice, sans avoir à apporter la preuve de manifestations de troubles psychologiques engendrés par la conscience de ce risque significatif de développer une pathologie grave....2) a) Doivent ainsi être regardées comme faisant état d'éléments personnels et circonstanciés de nature à établir qu'elles ont été exposées à un risque significatif de pathologie grave et de diminution de leur espérance de vie, dont la conscience suffit à justifier l'existence d'un préjudice d'anxiété indemnisable, les personnes qui justifient avoir exercé leurs fonctions dans des conditions les exposant à des rayonnements ionisants....b) Doivent notamment être regardés comme justifiant d'un préjudice d'anxiété indemnisable, eu égard à la spécificité de leur situation, les ouvriers de l'Etat qui établissent avoir, pendant une durée significativement longue et sans mesure de suivi ou de protection, exercé leurs fonctions au contact de rayonnements ionisants.


Références :

[RJ1]

Cf., s'agissant du caractère indemnisable de ce préjudice, CE, 9 novembre 2016, Mme Bindjouli, n° 393108, p. 496....

[RJ2]

Rappr. CE 3 mars 2017, Ministre de la défense c/ M. Pons, n° 401395, p. 81 et CE 28 mars 2022, Ministre des Armées c/ M. Panizza, n°453378, à publier au Recueil, s'agissant de l'exposition aux poussières d'amiante.


Composition du Tribunal
Président : M. GASPON
Rapporteur ?: Mme Valérie GELARD
Rapporteur public ?: Mme MALINGUE
Avocat(s) : CABINET D'AVOCATS TEISSONNIERE TOPALOFF LAFFORGUE ANDREU ET ASSOCIES

Origine de la décision
Date de l'import : 28/05/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.nantes;arret;2023-05-23;21nt02037 ?
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