La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

09/09/2021 | FRANCE | N°19NT04286

France | France, Cour administrative d'appel de Nantes, 1ère chambre, 09 septembre 2021, 19NT04286


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La société anonyme (SA) Bouygues TP a demandé au tribunal administratif de Caen d'enjoindre à l'administration fiscale de produire l'original de l'enveloppe d'envoi à la société Atlanco Limited des deux avis de mise en recouvrement émis le 31 mars 2015 et de prononcer la décharge des sommes qui lui ont été réclamées sur le fondement de l'article 1724 quater du code général des impôts et correspondant à une quote-part des sommes dues par la société Atlanco Limited au Trésor public, soit 2 163 925

euros.

Par un jugement nos 1700215, 1700690, 1800764, 1802642 du 20 septembre 20...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La société anonyme (SA) Bouygues TP a demandé au tribunal administratif de Caen d'enjoindre à l'administration fiscale de produire l'original de l'enveloppe d'envoi à la société Atlanco Limited des deux avis de mise en recouvrement émis le 31 mars 2015 et de prononcer la décharge des sommes qui lui ont été réclamées sur le fondement de l'article 1724 quater du code général des impôts et correspondant à une quote-part des sommes dues par la société Atlanco Limited au Trésor public, soit 2 163 925 euros.

Par un jugement nos 1700215, 1700690, 1800764, 1802642 du 20 septembre 2019, le tribunal administratif de Caen a prononcé cette décharge (article 1er), a prononcé un non-lieu à statuer sur les conclusions à fin d'injonction (article 2) et a mis à la charge de l'Etat le versement de la somme de 2 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative (article 3).

Procédure devant la cour :

Par une requête et des mémoires, enregistrés les 8 novembre 2019, 7 juillet 2020,

27 août 2020, 23 septembre 2020 (non communiqué), 28 décembre 2020 et 21 avril 2021(non communiqué), le ministre de l'économie, des finances et de la relance demande à la cour :

1°) d'annuler ce jugement ;

2°) de remettre à la charge de la SA Bouygues TP la somme de 2 163 925 euros ;

Il soutient que :

- c'est à tort que le tribunal administratif de Caen a considéré que l'avis de mise en recouvrement n'avait pas été régulièrement notifié à la société Atlanco Limited et a fait droit à la demande de la société Bouygues TP pour ce motif ;

- les moyens soulevés en première instance par la société Bouygues TP ne sont pas fondés ;

- la mise en œuvre de la procédure de solidarité financière visée à l'article 1724 du code général des impôts respecte les principes constitutionnels d'égalité devant la loi et les charges publiques ;

- les conditions légales nécessaires à la mise en œuvre de cet article ne sont pas réunies ;

- l'étendue des impositions réclamées ne crée pas de discrimination contraire aux normes constitutionnelles et communautaires ;

- la société Atlanco Limited disposait en France d'un établissement stable ;

- la société Bouygues TP n'est pas le redevable de la taxe sur la valeur ajoutée afférente aux opérations réalisées avec la société Atlanco Limited ;

- si la taxe sur la valeur ajoutée a déjà été auto-liquidée par la société Bouygues TP, cette circonstance ne fait pas obstacle à ce que soit mise à sa charge une quote-part des rappels de taxe sur la valeur ajoutée réclamés à la société Atlanco Limited ;

- le quantum des impositions réclamé n'est pas erroné.

Par un mémoire en défense et des mémoires, enregistrés les 11 février 2020,

31 juillet 2020, 14 septembre 2020 et 10 février 2021, la société anonyme (SA) Bouygues TP, représentée par Me Bidegainberry et Me Berger-Picq, conclut au rejet de la requête et à ce que soit mis à la charge de l'Etat le versement de la somme de 8 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

A titre principal :

- les moyens soulevés par le ministre de l'économie, des finances et de la relance ne sont pas fondés ; l'avis de mise en recouvrement adressé à la société Atlanco Limited n'a pas été régulièrement notifié à cette société ;

- elle est fondée à se prévaloir, sur le fondement de l'article L. 80 A du livre des procédures fiscales, des énonciations des paragraphes 190, 200 et 2010 de l'instruction administrative référencée BOI-REC-PREA-10-10-20-20120912 ;

A titre subsidiaire :

- la mise en œuvre de la procédure de solidarité financière visée à l'article 1724 du code général des impôts ne respecte pas les principes constitutionnels d'égalité devant la loi et les charges publiques ;

- les conditions légales nécessaires à la mise en œuvre de cet article ne sont pas réunies ;

- l'étendue des impositions réclamées crée une discrimination contraire aux normes constitutionnelles et communautaires ;

A titre infiniment subsidiaire :

- en ce qui concerne l'impôt sur les sociétés, la société Atlanco Limited ne disposait pas d'un établissement stable en France ;

- en ce qui concerne la taxe sur la valeur ajoutée, celle-ci était due par la société Bouygues TP et ne l'était pas par la société Atlanco Limited ; le principe de proportionnalité s'oppose à réclamer deux fois le même montant de taxe sur la valeur ajoutée à la société Bouygues TP ;

- le quantum des impositions réclamé est erroné.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la Constitution ;

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;

- la convention entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République de Chypre en vue d'éviter les doubles impositions et de prévenir l'évasion fiscale en matière d'impôts sur le revenu et sur la fortune du 18 décembre 1981 ;

- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;

- le code du travail ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. A...,

- les conclusions de Mme Chollet, rapporteure publique,

- et les observations de Me Bidegainberry et Me Berger-Picq, pour la société Bouygues TP.

Considérant ce qui suit :

1. Dans le cadre de sa participation à la construction des infrastructures du réacteur pressurisé européen (EPR) de Flamanville, dans la Manche, la société anonyme (SA) Bouygues TP a eu recours à des sous-traitants, et notamment la société de droit chypriote Atlanco Limited dont le siège social est situé à Nicosie. Après avoir constaté que la société Atlanco Limited avait exercé un travail dissimulé, l'Union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (Urssaf) de la Manche a estimé que la société Bouygues TP n'avait pas respecté son obligation de vigilance prévue par les articles L. 8222-1 et suivants du code du travail. L'Urssaf a alors, le 26 juillet 2011, dressé à l'encontre de la SA Bouygues TP un procès-verbal de travail dissimulé.

2. A la suite d'une vérification de comptabilité qui a porté sur la période du

1er janvier 2003 au 31 décembre 2012, l'administration fiscale a, par une proposition de rectification du 30 septembre 2014, décidé de mettre à la charge de la société Atlanco Limited des rappels en matière de taxe sur la valeur ajoutée, de taxe d'apprentissage, de formation professionnelle continue, d'impôt sur les sociétés, de cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises et de retenue à la source relative aux bénéfices réalisés en France par les sociétés étrangères. Ces impositions ont été mises en recouvrement le 31 mars 2015. En l'absence de paiement par la société Atlanco Limited, l'administration fiscale a, par lettre du 4 août 2016, informé la SA Bouygues TP qu'en application de l'article 1724 quater du code général des impôts, un avis de mise en recouvrement allait lui être adressé en vue du paiement des sommes dues par la société Atlanco Limited, au prorata du chiffre d'affaires réalisé par ce sous-traitant avec son donneur d'ordre, la SA Bouygues TP. Cet avis de mise en recouvrement a, le 12 septembre 2016, mis à la charge de la SA Bouygues TP une somme de

2 163 925 euros. Après rejet de ces réclamations, la SA Bouygues TP a demandé au tribunal administratif de Caen de prononcer la décharge de ces impositions. Par un jugement

nos 1700215, 1700690, 1800764, 1802642 du 20 septembre 2019, le tribunal administratif de Caen a fait droit à sa demande. Le ministre de l'économie, des finances et de la relance relève appel de ce jugement.

Sur le moyen retenu par le tribunal administratif de Caen pour prononcer la décharge des impositions en litige :

3. Aux termes de l'article R. 256-2 du livre des procédures fiscales : " Lorsque le comptable poursuit le recouvrement d'une créance à l'égard de débiteurs tenus conjointement ou solidairement au paiement de celle-ci, il notifie préalablement à chacun d'eux un avis de mise en recouvrement (...) ". La garantie que constitue, pour le Trésor public, l'existence de débiteurs tenus solidairement au paiement d'une créance fiscale ne peut être mise en œuvre, lorsqu'il existe un débiteur principal de l'impôt ou de la pénalité fiscale qui est le contribuable, que si cette créance a été régulièrement établie à son égard et, en particulier, s'il a été destinataire d'un avis de mise en recouvrement régulièrement notifié dans le délai de reprise.

4. Le premier alinéa de l'article R. 256-6 du livre des procédures fiscales prévoit que : " La notification de l'avis de mise en recouvrement comporte l'envoi au redevable, soit au lieu de son domicile, de sa résidence ou de son siège, soit à l'adresse qu'il a lui-même fait connaître au service compétent de la direction générale des finances publiques ou au service des douanes et droits indirects compétent, de l'"ampliation" prévue à l'article R. 256-3. / Au cas où la lettre recommandée ne pourrait, pour quelque cause que ce soit, être remise au redevable destinataire ou à son fondé de pouvoir, il doit être demandé à la Poste de renvoyer au service compétent de la direction générale des finances publiques ou au service des douanes et droits indirects expéditeur, le pli non distribué annoté : / a) D'une part, de la date de sa première présentation à l'adresse indiquée à la souscription ou, s'il y a lieu, à la nouvelle adresse connue de La Poste ; / b) D'autre part, du motif de sa non-délivrance / (...) ". L'article R. 256-7 du même livre précise que : " L'avis de mise en recouvrement est réputé avoir été notifié : / a) Dans le cas où l' "ampliation" a été effectivement remise par les services postaux au redevable ou à son fondé de pouvoir, le jour même de cette remise ; / b) Lorsque la lettre recommandée n'a pu être distribuée du fait du redevable, le jour où en a été faite la première présentation ".

5. Il résulte de ces dispositions que lorsqu'un avis de mise en recouvrement est adressé au siège d'une société domiciliée à l'étranger, la preuve de la notification régulière de l'avis de mise en recouvrement peut être établie par tout mode de preuve présentant des garanties équivalentes à celles prévues pour un envoi à une société domiciliée en France.

6. En l'espèce, l'administration fiscale a adressé deux avis de mise en recouvrement à l'adresse du siège social de la société Atlanco Limited situé à Chypre, adresse qui figurait à la fois sur le procès-verbal de travail dissimulé dressé par les services de l'Urssaf en date du 26 juillet 2011 et sur le contrat d'emploi de travail intérimaire du 31 mars 2010 signé entre la société Bouygues TP et la société Atlanco Limited. Ce pli a été retourné aux services de l'administration fiscale. Contrairement à ce que soutient la société Bouygues TP, le motif de non-distribution figure bien sur le pli qui a été retourné à l'administration, puisque les services postaux chypriotes ont coché la case " unclaimed " (non réclamé). Par ailleurs, le ministre produit, pour la première fois en cause d'appel, un document des services postaux chypriotes, qui précise que deux tentatives de livraison infructueuses ont été effectuées à deux semaines d'intervalle, les 30 avril 2015 et 26 mai 2015. Le pli retourné à l'administration fiscale porte en outre la mention " Registred " et la date du 30 avril 2015. Enfin, le ministre produit un courrier qui a été réceptionné par la société Atlanco Limited le 27 août 2013, et qui porte la mention " Registred " ainsi que cette date du 27 août 2013, permettant de confirmer le fait que la mention " Registred " accompagnée d'une date correspond bien à une date de présentation. Dans ces conditions, le pli qui a été retourné au service mentionne bien le motif de non-distribution ainsi que la date de première présentation au destinataire. Ces mentions, accompagnées de l'attestation des services postaux chypriotes, permettent de considérer que les avis de mise en recouvrement ont été régulièrement notifiés à la société Atlanco Limited. Par ailleurs, si la société Bouygues TP fait valoir qu'il n'est pas établi que le pli qui a été adressé contenait bien deux avis de mise en recouvrement, le ministre précise qu'il a adressé ce pli au tribunal administratif de Caen afin que son contenu puisse être vérifié. La société n'ayant pas, en réponse, demandé l'ouverture de ce pli, qui a d'ailleurs été adressé par le tribunal administratif de Caen à la cour, la société Bouygues TP doit être regardée comme ayant abandonné cet argument. Enfin, et au surplus, il importe de rappeler que l'administration fiscale a accompli des diligences supplémentaires afin de s'assurer que les avis de mise en recouvrement parviennent à la société Atlanco Limited. Le service a, en effet, contacté les services fiscaux irlandais par le biais de l'assistance administrative internationale, une adresse en Irlande figurant sur le procès-verbal de l'Urssaf du 26 juillet 2011. Le service a en outre adressé une copie des avis de mise en recouvrement au conseil de la société Atlanco Limited chargé de la défendre dans le cadre de la procédure de contrôle. Il suit de là que c'est à tort que le tribunal administratif de Caen a considéré que les avis de mise en recouvrement n'avaient pas été régulièrement notifiés à la société Atlanco Limited et a, pour ce motif, prononcé la décharge des sommes réclamées à la société Bouygues TP.

7. Il appartient toutefois à la cour, saisie de l'ensemble du litige par l'effet dévolutif de l'appel, d'examiner les autres moyens soulevés par la société Bouygues TP devant le tribunal administratif de Caen et la cour.

Sur les autres moyens soulevés par la société Bouygues TP devant le tribunal administratif de Caen et la cour :

En ce qui concerne l'interprétation administrative de la loi fiscale :

8. En premier lieu, la société se prévaut, sur le fondement de l'article L. 80 A du livre des procédures fiscales, des énonciations des paragraphes 200 et 2010 de l'instruction administrative référencée BOI-REC-PREA-10-10-20-20120912 et soutient qu'en application de ces prévisions, l'administration fiscale était tenue d'adresser les avis de mise en recouvrement de la société destinés à la société Atlanco Limited par voie d'huissier ou en recourant à l'assistance administrative internationale. Toutefois, cette instruction est relative à la procédure d'établissement de l'impôt et non au recouvrement de l'impôt. Elle ne peut, par suite, être opposée à l'administration sur le fondement de l'article L. 80 A du livre des procédures fiscales. Au demeurant, les paragraphes en question prévoient seulement une faculté ouverte à l'administration, et n'imposent donc pas que les avis de mise en recouvrement soient adressés par voie d'huissier ou en recourant à l'assistance administrative internationale.

9. En deuxième lieu, la société se prévaut, sur le fondement de l'article L. 80 A du livre des procédures fiscales, des énonciations du paragraphe 190 de l'instruction administrative référencée BOI-REC-PREA-10-10-20-20120912 qui précise que seul le retour d'un accusé de réception signé du destinataire pourra constituer la preuve d'une notification valable lorsque l'adresse du contribuable se situe à l'étranger. Toutefois, ainsi qu'il a été dit au point 7, cette instruction est relative à la procédure d'établissement de l'impôt et non au recouvrement de l'impôt. Elle ne peut, par suite, en tout état de cause, être opposée à l'administration sur le fondement de l'article L. 80 A du livre des procédures fiscales.

En ce qui concerne la validité de la mise en œuvre de la procédure prévue à l'article 1724 quater du code général des impôts :

10. Aux termes de l'article 1724 quater du code général des impôts : " Toute personne qui ne procède pas aux vérifications prévues à l'article L. 8222-1 du code du travail ou qui a été condamnée pour avoir recouru directement ou par personne interposée aux services de celui qui exerce un travail dissimulé est, conformément à l'article L. 8222-2 du même code, tenue solidairement au paiement des sommes mentionnées à ce même article dans les conditions prévues à l'article L. 8222-3 du code précité. ".

11. En premier lieu, la société Bouygues TP soutient que le fait de ne pas obtenir l'intégralité des pièces relative à la procédure d'imposition du débiteur principal constitue une violation du principe de la garantie des droits et du principe d'égalité figurant à l'article 6 et à l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Elle précise qu'elle n'a pas pu avoir communication de deux courriels de la société Atlanco Limited mentionnés dans la proposition de rectification du 31 septembre 2014 adressée à la société Atlanco Limited et que l'administration a reconnu qu'un de ces deux courriels n'avait pas été retrouvé. La société précise également qu'un troisième courriel de la société Atlanco Limited mentionné dans un mémoire de l'administration fiscale en première instance ne lui a pas été transmis. Toutefois, si le débiteur solidaire doit pouvoir avoir accès aux éléments de la procédure d'imposition du débiteur principal utiles à sa défense, ce principe n'implique pas que l'administration soit tenue d'adresser à la société l'ensemble des documents cités dans la proposition de rectification ou dans ses écrits devant le tribunal administratif, dès lors que ces documents ne sont pas utiles à la défense du débiteur solidaire. En l'espèce, la société Bouygues TP oppose uniquement une position de principe relative à l'obligation de transmission exhaustive de tous les éléments de procédure mais ne conteste pas le fait que ces trois courriels n'étaient pas utiles à sa défense, ainsi que le fait valoir le ministre. Au demeurant, la proposition de rectification mentionne en page 5 la teneur précise du courriel du 2 septembre 2013, qui a été adressé de nouveau le 6 septembre 2013 à une adresse mail différente, et du courriel 17 septembre 2013. L'administration fiscale a par ailleurs produit devant les premiers juges le courriel adressé le 6 septembre 2013 ainsi que celui dit du " 3 octobre 2013 " qui est en réalité le courriel du 16 octobre 2016. Dans ces conditions, ce moyen doit être écarté.

12. En deuxième lieu, aux termes de l'article L. 8222-1 du code du travail : " Toute personne vérifie lors de la conclusion d'un contrat dont l'objet porte sur une obligation d'un montant minimum en vue de l'exécution d'un travail, de la fourniture d'une prestation de services ou de l'accomplissement d'un acte de commerce, et périodiquement jusqu'à la fin de l'exécution du contrat, que son cocontractant s'acquitte : 1° des formalités mentionnées aux articles L. 8221-3 et L. 8221-5 (...) ". L'article L. 8222-2 du même code prévoit que : " Toute personne qui méconnaît les dispositions de l'article L. 8222-1, ainsi que toute personne condamnée pour avoir recouru directement ou par personne interposée aux services de celui qui exerce un travail dissimulé, est tenue solidairement avec celui qui a fait l'objet d'un procès-verbal pour délit de travail dissimulé : 1° Au paiement des impôts, taxes et cotisations obligatoires ainsi que des pénalités et majorations dus par celui-ci au Trésor ou aux organismes de protection sociale (...) ". L'article L. 8222-4 du même code dispose que : " Lorsque le cocontractant intervenant sur le territoire national est établi ou domicilié à l'étranger, les obligations dont le respect fait l'objet de vérifications sont celles qui résultent de la réglementation d'effet équivalent de son pays d'origine et celles qui lui sont applicables au titre de son activité en France. ". Enfin, l'article D. 8222-7 du même code précise les documents que la personne qui contracte avec un cocontractant établi à l'étranger doit se faire remettre et impose que ces documents lui soient remis tous les six mois jusqu'à la fin de l'exécution du contrat.

13. En l'espèce, le ministre fait valoir, sans être contredit, que si la société Bouygues TP a bien demandé les documents visés aux articles L. 8222-1, L. 8222-4 et D. 8222-7 du code du travail, cette demande n'a pas été réitérée tous les six mois. Il suit de là que c'est à bon droit que l'administration fiscale a mis en œuvre la procédure de solidarité financière prévue à l'article 1724 quater du code général des impôts.

14. En dernier lieu, la société Bouygues TP fait valoir que la mise en œuvre de l'article 1724 quater du code général des impôts instaure une discrimination non justifiée entre les personnes contractant avec une société établie en France et les personnes contractant avec une société établie à l'étranger dès lors que, dans ce dernier cas, le débiteur principal peut être tenu au paiement des rappels de taxe sur la valeur ajoutée et des cotisations supplémentaires d'impôt sur les sociétés. La société soutient que cette discrimination est contraire aux articles 6 et 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, à l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, à l'article 1er du protocole additionnel à cette convention et à l'article 56 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. Toutefois, l'article L. 8222-2 du code du travail n'opère, en tout état de cause, aucune distinction selon que le sous-traitant se trouve en France ou à l'étranger, le donneur d'ordre étant solidairement tenu, dans les deux cas, au paiement des impôts, taxes et cotisations obligatoires ainsi que des pénalités et majorations dus par le sous-traitant au Trésor.

En ce qui concerne le bien-fondé des impositions réclamées à la société Atlanco Limited :

S'agissant de l'impôt sur les sociétés, de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises, de la taxe d'apprentissage, de la contribution au développement de l'apprentissage et de la participation des employeurs à la formation professionnelle continue :

15. En vertu du I de l'article 209 du code général des impôts, les bénéfices réalisés dans les entreprises exploitées en France, ainsi que ceux dont l'imposition est attribuée à la France par une convention internationale relative aux doubles impositions, sont passibles de l'impôt sur les sociétés.

Quant à l'application du droit interne :

16. En l'espèce, l'administration fiscale fait valoir que des personnels de la société Atlanco sont intervenus sur le site de l'EPR de Flamanville, afin d'effectuer des travaux pour le compte de la société Bouygues TP. Ces travailleurs, essentiellement polonais, sont intervenus pour une durée supérieure à un an, du 16 septembre 2009 au week-end du

25-26 juin 2011, date du rapatriement dans l'urgence de l'ensemble des intérimaires à la suite du contrôle de l'Urssaf. L'administration fiscale indique également que les contrats de travail étaient signés sur place en France et que les documents administratifs étaient transmis par fax, sans mention du numéro de provenance. L'administration fait en outre valoir que le contrat signé entre la société Bouygues TP et la société Atlanco limited prévoyait la mise à disposition d'un chef de chantier principal, de trois chefs de chantier, de trois assistants chefs de chantier, et de quinze équipes, composées chacune d'un chef d'équipe et de cinq coffreurs. Ce contrat prévoyait en outre la mise à disposition d'un coordinateur administratif francophone dont la mission était d'accueillir les travailleurs, de rechercher des moyens de locomotion, d'encadrer le personnel mis à disposition, notamment par le pointage des heures et la retransmission de ces informations au siège pour facturation, et de faire l'interface avec la société Bouygues TP. Au regard de l'ensemble de ces constatations, qui ne sont pas contestées par la société Bouygues TP, l'administration démontre l'existence d'un établissement autonome en France et justifie ainsi de l'existence d'un établissement exploité en France au sens du I de l'article 209 du code général des impôts.

Quant à l'application de la convention franco-chypriote :

17. Aux termes de l'article 5 de la convention conclue entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République de Chypre en vue d'éviter les doubles impositions et de prévenir l'évasion fiscale en matière d'impôts sur le revenu et sur la fortune du 18 décembre 1981 : " 1. Au sens de la présente Convention, l'expression " établissement stable " désigne une installation fixe d'affaires par l'intermédiaire de laquelle une entreprise exerce tout ou partie de son activité. (...) .3. Un chantier de construction ou de montage ne constitue un établissement stable que si sa durée dépasse douze mois. ". L'article 7 de la même convention prévoit que : " 1. Les bénéfices d'une entreprise d'un Etat ne sont imposables que dans cet Etat, à moins que l'entreprise n'exerce son activité dans l'autre Etat par l'intermédiaire d'un établissement stable qui y est situé. Si l'entreprise exerce son activité d'une telle façon, les bénéfices de l'entreprise sont imposables dans l'autre Etat mais uniquement dans la mesure où ils sont imputables à cet établissement stable. ".

18. En l'espèce, les constatations opérées par l'administration qui ont été rappelées au point 15, et dont la matérialité n'est pas contestée par la société Bouygues TP, permettent de démontrer que la société Atlanco Limited a mis au service du donneur d'ordre une équipe structurée de personnels du bâtiment, et ce pendant une durée supérieure à un an. Ainsi qu'il a été rappelé au point 15, cette équipe était encadrée par un chef de chantier principal, un coordinateur administratif, trois chefs de chantier et trois assistants chefs de chantier. Elle était en outre composée de quinze équipes, composées chacune d'un chef d'équipe et de cinq coffreurs. Contrairement à ce que soutient la société Bouygues TP, une telle organisation ne saurait être qualifiée de simple mise à disposition de personnel, mais constitue bien un chantier de construction, dont la durée était par ailleurs supérieure à douze mois.

19. Au demeurant, à supposer même que la qualification de chantier ne puisse être retenue, le service s'est appuyé sur le fait que les contrats de mission du personnel ont été signés en France, par la représentante légale de la société Atlanco Limited en France, qui fournissait également les bulletins de paie et signait divers documents justificatifs transmis à l'administration française. L'administration fiscale s'est également appuyée sur le fait que les contrats-cadre de mise à disposition de personnel sur le site de Flamanville ont été conclus et signés entre la société Atlanco Limited et les sociétés en charge de la réalisation des travaux, dont Bouygues TP, à Flamanville, en France. En outre, la mise à disposition du personnel était facturée de manière hebdomadaire et de nombreux contrats ont été saisis sur place par l'autorité judiciaire ainsi que de nombreuses factures établies par la société Atlanco Limited. Enfin, l'administration a relevé la présence sur place d'un chef d'équipe, d'un chef de chantier et d'un coordinateur administratif des travaux ayant qualité de " personne habilitée par Atlanco, présente sur le lieu du projet et chargée des aspects administratifs " dont le rôle consiste en l'accueil des travailleurs, une activité de recherche de moyens de locomotion pour ces derniers et leur acheminement sur les sites de travail, l'enregistrement hebdomadaire des heures effectives de travail pour chaque travailleur intérimaire et de la tenue à jour du registre des pointages. Enfin, ont été auditionnés par les services de l'Urssaf le responsable opérationnel en France de la société Atlanco Limited mais également le chef des ventes pour la France qui décrit son emploi comme consistant à " démarcher des entreprises françaises aux fins d'y mettre du personnel recruté par nos soins dans différents pays d'Europe " et qui précise que " le recrutement du personnel se faisait uniquement à destination de la France ". L'administration fiscale démontre ainsi que la société Atlanco Limited disposait de représentants permanents sur le site de Flamanville. Ainsi, à supposer que la qualification de chantier ne puisse être retenue, la société Atlanco Limited doit être regardée comme ayant disposé à tout le moins, de 2009 à 2011, d'une installation fixe d'affaire en France sur le lieu du chantier de l'EPR de Flamanville.

20. Par conséquent, c'est à bon droit que le service a estimé qu'il s'agissait d'un établissement stable au sens de la convention franco-chypriote. Il suit de là que la société Bouygues TP n'est pas fondée à contester le bien-fondé des cotisations d'impôt sur les sociétés, de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises, de la taxe d'apprentissage, de la contribution au développement de l'apprentissage et de la participation des employeurs à la formation professionnelle continue mises à la charge de la société Atlanco Limited.

S'agissant de la taxe sur la valeur ajoutée :

Quant au redevable de la taxe :

21. L'article 259 du code général des impôts, dans sa rédaction applicable à compter du 1er janvier 2010, dispose que : " Le lieu des prestations de services est situé en France :

1° Lorsque le preneur est un assujetti agissant en tant que tel et qu'il a en France : a) Le siège de son activité économique, sauf lorsqu'il dispose d'un établissement stable non situé en France auquel les services sont fournis ; b) Ou un établissement stable auquel les services sont fournis ; c) Ou, à défaut du a ou du b, son domicile ou sa résidence habituelle (...). ". L'article 283 du même code prévoit que : " 1. La taxe sur la valeur ajoutée doit être acquittée par les personnes qui réalisent les opérations imposables (...). 2. Lorsque les prestations mentionnées au 1° de l'article 259 sont fournies par un assujetti qui n'est pas établi en France, la taxe doit être acquittée par le preneur ".

22. Il résulte de ces dispositions, issues de la transposition en droit interne des articles 44, 192 bis, 193, 194 et 196 de la directive du 28 novembre 2006 dans leur rédaction applicable à compter du 1er janvier 2010, éclairées notamment par l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne GST Sarviz AG Germania du 23 avril 2015 (C-111/14, points 20 à 25), ainsi que de l'article 53 du règlement n° 282/2011 du Conseil du 15 mars 2011 portant mesures d'exécution de la même directive, que lorsque le lieu des prestations de services se trouve en France parce qu'elles sont fournies à des assujettis remplissant les conditions définies à l'article 259 du code général des impôts, le redevable de la taxe sur la valeur ajoutée afférente est le prestataire qui les fournit s'il est lui-même établi en France. Doit être regardé comme tel le prestataire qui a en France un établissement stable depuis lequel les prestations sont fournies, c'est-à-dire un établissement qui présente un degré suffisant de permanence et une structure apte, du point de vue de l'équipement humain et technique, à rendre possibles, de manière autonome, les prestations de services considérées. Dès lors que les prestations peuvent être rattachées à un tel établissement, il n'y a pas lieu de rechercher si ce rattachement est fiscalement plus rationnel qu'un rattachement au siège de l'activité économique du prestataire.

23. La société Bouygues TP ne conteste pas le fait que la société Atlanco Limited disposait en France d'un établissement stable au sens de l'article 259 du code général des impôts mais fait valoir que, pour déterminer le redevable de la taxe, il convient de rechercher si le rattachement à l'établissement stable est fiscalement plus rationnel qu'un rattachement au siège de l'activité économique du prestataire. Toutefois, ainsi qu'il vient d'être exposé au point 19, la question de la rationalité fiscale du rattachement des prestations est sans incidence sur la détermination du redevable de la taxe. Par suite, c'est à bon droit que le service a estimé que la société Atlanco Limited était redevable de cette taxe à raison de son établissement stable en France.

Quant au fait que la société Bouygues TP a acquitté la taxe sur la valeur ajoutée par le mécanisme de l'auto-liquidation :

24. La société Bouygues TP fait valoir qu'elle a déjà acquitté, par le mécanisme de l'auto-liquidation, la taxe sur la valeur ajoutée réclamée à la société Atlanco Limited. Toutefois, ainsi qu'il a été rappelé au point précédent, le redevable de la taxe est la société Atlanco et non la société Bouygues TP. La circonstance que la société Bouygues TP ait acquitté à tort cette taxe est sans incidence sur le fait qu'elle doit, en sa qualité de débiteur solidaire, acquitter la taxe sur la valeur ajoutée dont la société Atlanco Limited est redevable.

S'agissant du quantum des impositions :

25. En premier lieu, la société Bouygues TP se prévaut, sur le fondement de l'article L. 80 A du livre des procédures fiscales, du paragraphe 110 de l'instruction administrative référencée BOI-RPPM-RCM-30-30-30-10-20130715 qui prévoit que, pour la retenue à la source, la base d'imposition doit être diminuée de l'impôt sur les sociétés effectivement acquitté. Toutefois, le ministre fait valoir sans être contredit qu'aucun impôt sur les sociétés n'a été acquitté par la société Atlanco Limited. Par suite, ce moyen qui manque en fait ne peut qu'être écarté.

26. En second lieu, en application des articles 235 ter H bis, 235 ter C KC, 228 bis et 1599 quinquies A du code général des impôts, les droits applicables en matière de taxe de participation des employeurs au développement de la formation professionnelle continue, de taxe d'apprentissage et de contribution au développement de l'apprentissage ont été majorés de 100% en raison du défaut de paiement de ces contributions par la société Atlanco Limited. La société Bouygues TP soutient que cette majoration constitue une punition, et qu'en application du principe de personnalité des peines prévu aux articles 8 et 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, ces sommes ne peuvent lui être réclamées. Toutefois, la société Bouygues TP ne peut utilement se prévaloir de ce principe dans la mesure où la somme en question ne lui a pas été réclamée afin de la sanctionner d'un quelconque manquement, mais uniquement dans le cadre des obligations qui pèsent sur elle en sa qualité de débiteur solidaire, et ce en vertu du mécanisme prévu à l'article 1724 quater du code général des impôts. Ce mécanisme de solidarité ne présente en effet pas le caractère d'une punition au sens des articles 8 et 9 de la Déclaration de 1789 et ne fait pas obstacle à ce que la société Bouygues TP engage, si elle s'y croit fondée, une action récursoire à l'encontre de son sous-traitant. Par suite, ce moyen doit être écarté.

27. Il résulte de tout ce qui précède que le ministre de l'économie, des finances et de la relance est fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Caen a prononcé la décharge des impositions en litige.

Sur les frais liés au litige :

28. L'Etat n'étant pas partie perdante, les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'il soit fait droit aux conclusions présentées par la SA Bouygues TP sur ce fondement.

DECIDE :

Article 1er : Le jugement nos 1700215, 1700690, 1800764, 1802642 du 20 septembre 2019 du tribunal administratif de Caen est annulé.

Article 2 : La somme de 2 163 925 euros est remise à la charge de la SA Bouygues TP.

Article 3 : Les conclusions d'appel de la SA Bouygues TP tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à la société anonyme Bouygues TP et au ministre de l'économie, des finances et de la relance.

Délibéré après l'audience du 30 août 2021, à laquelle siégeaient :

- M. Bataille, président de chambre,

- M. Geffray, président assesseur,

- M. A..., premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 9 septembre 2021.

Le rapporteur,

H. A...Le président,

F. Bataille

Le greffier,

R. Mageau

La République mande et ordonne au ministre de l'économie, des finances et de la relance, en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

No 19NT042864


Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Références :

Publications
RTFTélécharger au format RTF
Composition du Tribunal
Président : M. BATAILLE
Rapporteur ?: M. Harold BRASNU
Rapporteur public ?: Mme CHOLLET
Avocat(s) : CMS BUREAU FRANCIS LEFEBVRE

Origine de la décision
Tribunal : Cour administrative d'appel de Nantes
Formation : 1ère chambre
Date de la décision : 09/09/2021
Date de l'import : 21/09/2021

Fonds documentaire ?: Legifrance


Numérotation
Numéro d'arrêt : 19NT04286
Numéro NOR : CETATEXT000044041250 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.nantes;arret;2021-09-09;19nt04286 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award