La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

08/01/2021 | FRANCE | N°20NT01240

France | France, Cour administrative d'appel de Nantes, 6ème chambre, 08 janvier 2021, 20NT01240


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme B... E... a demandé au tribunal administratif de Nantes, d'une part, d'annuler l'arrêté du 6 mars 2020 par lequel le préfet de Maine-et-Loire a décidé son transfert vers l'Espagne ainsi que son arrêté du même jour l'assignant à résidence pour une durée de quarante-cinq jours, d'autre part, d'enjoindre au préfet de Maine-et-Loire, à titre principal, de lui délivrer une attestation de demande d'asile en procédure normale ou, à titre subsidiaire, de procéder au réexamen de sa situation et enfin,

de mettre à la charge de l'Etat la somme de 1 500 euros en application des artic...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme B... E... a demandé au tribunal administratif de Nantes, d'une part, d'annuler l'arrêté du 6 mars 2020 par lequel le préfet de Maine-et-Loire a décidé son transfert vers l'Espagne ainsi que son arrêté du même jour l'assignant à résidence pour une durée de quarante-cinq jours, d'autre part, d'enjoindre au préfet de Maine-et-Loire, à titre principal, de lui délivrer une attestation de demande d'asile en procédure normale ou, à titre subsidiaire, de procéder au réexamen de sa situation et enfin, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 1 500 euros en application des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991 sur l'aide juridique.

Par un jugement n° 2002827 du 19 mars 2020, le magistrat désigné du tribunal administratif de Nantes a rejeté sa demande.

Procédure devant la cour :

Par une requête et un mémoire complémentaire enregistrés les 7 avril et 3 décembre 2020, Mme E... représentée par Me F..., demande à la cour :

1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Nantes du 19 mars 2020 ;

2°) d'annuler les arrêtés du 6 mars 2020 ;

3°) d'enjoindre au préfet de Maine-et-Loire de lui délivrer une attestation de demande d'asile en procédure normale et subsidiairement de réexaminer sa situation dans les meilleurs délais ;

4°) de mettre à la charge de l'Etat le versement à son conseil, qui renonce à percevoir la part contributive de l'Etat au titre de l'aide juridictionnelle, d'une somme de 1 500 euros sur le fondement des dispositions combinées des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991.

Elle soutient que :

* En ce qui concerne la décision portant transfert aux autorités espagnoles :

- elle est insuffisamment motivée : d'une part, elle ne fait pas mention du critère sur lequel le préfet a entendu se fonder pour considérer que l'Espagne était responsable de la demande d'asile ; d'autre part, elle est erronée en fait s'agissant de la date de présentation de sa demande d'asile qui est antérieure à celle du 31 décembre 2019 et correspond au moment où elle s'est présentée à la plateforme d'accueil des demandeurs d'asile ;

- la décision portant transfert aux autorités espagnoles méconnait l'article 4 du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 dit Dublin III ; l'information qui ne lui a été délivrée dès le début de la procédure est intervenue tardivement ;

- elle méconnaît l'article 17 du règlement Dublin III ainsi que les articles 2 et 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; il existe des raisons sérieuses de croire qu'elle pourra être soumise à des traitements contraires à la dignité humaine en cas de réadmission vers l'Espagne compte tenu du flux croissant de migrants dans ce pays, ce qui compromet les possibilités d'examen attentif de sa demande d'asile ; l'Espagne est actuellement en état d'alerte et le deuxième pays le plus touché par l'épidémie de COVID-19 ; le préfet a ainsi commis une erreur manifeste d'appréciation en ne mettant pas en oeuvre la clause dérogatoire de l'article 17 du règlement, du fait de la propagation du Covid-19 en Espagne.

- elle méconnaît enfin l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; elle est, en effet, en couple avec M. D... H..., ressortissant guinéen en situation régulière qui est titulaire d'une carte de résident valable jusqu'au 10 février 2028 en qualité de père d'un enfant français ; elle est enceinte et M. D..., qui est titulaire d'un contrat à durée indéterminée et la prend en charge, est le père de l'enfant à naître ;

* En ce qui concerne la décision portant assignation à résidence :

- elle est insuffisamment motivée ;

- elle méconnait les articles 2 et 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : l'obligation qui lui est faite de se présenter trois fois par semaine au poste de police la met en danger personnellement et constitue également un risque de propagation du COVID-19 ;

- elle méconnait l'article L. 561-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile en ce que les critères qu'il énonce ne sont pas remplis ; au regard de la situation sanitaire en Espagne, il n'existait aucune perspective raisonnable d'éloignement dans les quarante-cinq jours de l'assignation à résidence ;

Par un mémoire en défense et un mémoire complémentaire, enregistrés les 18 juin et 24 septembre 2020, le préfet de Maine-et-Loire conclut au rejet de la requête.

Il soutient qu'aucun des moyens soulevés par l'intéressée n'est fondé et informe la cour que Mme E... est considérée comme ayant pris la fuite et que le délai de réadmission a été prolongé jusqu'au 29 septembre 2021.

Mme E... a été admise au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par une décision du 8 juin 2020.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu la décision du 16 novembre 2020 par laquelle le président de la cour a, en application des dispositions des articles R 222-24 et R.222-32 du code de justice administrative, désigné M. A... pour exercer temporairement les fonctions de rapporteur public à l'audience du 11 décembre 2020 de la 6ème chambre.

Vu :

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- le règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 ;

- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;

- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991, modifiée, relative à l'aide juridique ;

- le décret n° 91-1266 du 19 décembre 1991 modifié ;

- le code de justice administrative.

Le président de la formation de jugement a dispensé le rapporteur public, sur sa proposition, de prononcer des conclusions à l'audience.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Le rapport de M. G... a été entendu au cours de l'audience publique.

Considérant ce qui suit :

1.Mme C... E..., ressortissante guinéenne née le 14 octobre 1994, est entrée irrégulièrement en France le 22 décembre 2019. Sa demande d'asile a été enregistrée le 31 décembre 2019 auprès de la préfecture de la Loire-Atlantique. La consultation du fichier Eurodac a révélé que ses empreintes digitales avaient été relevées le 21 décembre 2019 par les autorités espagnoles. Consécutivement à leur saisine le 6 janvier 2020, ces autorités ont, le 29 janvier 2020, accepté de reprendre en charge Mme E.... Par deux arrêtés du 6 mars 2020, le préfet de Maine-et-Loire a décidé de transférer Mme E... en Espagne et l'a assignée à résidence pour une durée de quarante-cinq jours. Mme E... relève appel du jugement du 19 mars 2020 par lequel le magistrat désigné du tribunal administratif de Nantes a rejeté sa demande tendant à l'annulation des deux arrêtés du 6 mars 2020. Par un mémoire du 24 septembre 2020, le préfet de Maine-et-Loire a informé la cour que Mme E... avait été déclarée en fuite.

En ce qui concerne les conclusions dirigées contre l'arrêté de transfert et sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens de la requête :

2. Aux termes des articles 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. " et selon l'article 3 de cette même convention : " Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. ".

3. Il ressort des pièces versées au dossier devant le juge d'appel que M. D... H..., ressortissant guinéen né le 5 juin 1994, avec lequel Mme E... est en couple et vit depuis le début de l'année 2020, est le père de l'enfant qu'elle porte. Elle produit la copie intégrale de l'acte de reconnaissance avant naissance établi le 13 août 2020 par les deux parents présumés auprès des services de la mairie de Nantes pour l'enfant à naître. M. D... est titulaire d'un titre de séjour de résident valide jusqu'au 10 février 2028, en qualité de parent d'un enfant français pour lequel il bénéficie de la garde alternée. Il est par ailleurs titulaire, depuis le 7 janvier 2019, d'un contrat à durée indéterminée et dispose d'un logement à Nantes. Bien que récente, la vie commune doit ainsi être regardée comme effective et stable. Compte tenu de l'ensemble de ces éléments et dès lors que M. D... a vocation à demeurer sur le territoire français, le préfet de Maine-et-Loire, en décidant du transfert de Mme E... aux autorités espagnoles a, dans les circonstances particulières de l'espèce, porté une atteinte au respect de sa vie privée et familiale disproportionnée aux buts en vue desquels cette décision a été prise et a, par suite, méconnu les stipulations précitées de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. L'arrêté du 6 mars 2020 décidant de son transfert aux autorités espagnoles est, pour ce motif, entaché d'illégalité et doit être annulé.

4. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de la requête, que Mme E... est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le magistrat désigné par le président du tribunal administratif de Nantes a rejeté sa demande tendant à l'annulation de l'arrêté du 6 mars 2020 par lequel le préfet de Maine-et-Loire a décidé son transfert auprès des autorités espagnoles pour l'examen de sa demande d'asile. Il en va de même, par voie de conséquence, et eu égard aux dispositions de l'article L. 561-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile dont il a été fait application, en ce qui concerne l'arrêté du même jour décidant son assignation à résidence.

Sur les conclusions à fin d'injonction :

5. Aux termes de l'article L. 741-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile : " (...) Lorsque l'enregistrement de sa demande d'asile a été effectué, l'étranger se voit remettre une attestation de demande d'asile dont les conditions de délivrance et de renouvellement sont fixées par décret en Conseil d'Etat. La durée de validité de l'attestation est fixée par arrêté du ministre chargé de l'asile. (...) ". Par ailleurs, l'article R. 741-4 du même code précise que : " si l'examen de la demande relève de la compétence de la France et sans préjudice des dispositions de l'article R. 741-6, l'étranger est mis en possession de l'attestation de demande d'asile mentionnée à l'article L. 741-1. ".

6. Eu égard au motif de l'annulation de la décision de transfert de Mme E... vers l'Espagne, le présent arrêt implique nécessairement que sa demande d'asile soit instruite en France. Par suite, il y a lieu d'enjoindre au préfet de Maine-et-Loire, dans un délai de quinze jours à compter de la notification du présent arrêt, d'enregistrer la demande d'asile de Mme E... en procédure normale et de lui délivrer l'attestation de demandeur d'asile afférente prévue par l'article R. 741-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ainsi que l'imprimé mentionné à l'article R. 723-1 du même code lui permettant de saisir l'Office français de protection des réfugiés et apatrides.

Sur les frais liés à l'instance :

7. Mme E... a obtenu le bénéfice de l'aide juridictionnelle totale. Son avocat peut ainsi se prévaloir des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat le versement à Me F..., avocate de la requérante, d'une somme de 1 000 euros dans les conditions fixées à l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991 et à l'article 108 du décret du 19 décembre 1991, sous réserve que celle-ci renonce à percevoir la part contributive de l'Etat à l'aide juridictionnelle.

DECIDE :

Article 1er : Le jugement n° 2002827 du tribunal administratif de Nantes du 19 mars 2020 et les arrêtés du 6 mars 2020 du préfet de Maine-et-Loire portant transfert de Mme E... auprès des autorités espagnoles et assignation à résidence sont annulés.

Article 2 : Il est enjoint au préfet de Maine-et-Loire d'enregistrer, dans le délai de quinze jours à compter de la notification du présent arrêt, la demande d'asile de Mme E... en procédure normale et de lui délivrer l'attestation de demandeur d'asile afférente prévue par l'article R. 741-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ainsi que l'imprimé mentionné à l'article R. 723-1 du même code lui permettant de saisir l'Office français de protection des réfugiés et apatrides.

Article 3 : L'Etat versera à Me F..., conseil de Mme E..., la somme de 1 000 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative dans les conditions fixées à l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991, sous réserve que celle-ci renonce à percevoir la part contributive de l'Etat à l'aide juridictionnelle.

Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à Mme C... E... et au ministre de l'intérieur.

Copie en sera adressée pour information au préfet de Maine-et-Loire.

Délibéré après l'audience du 11 décembre 2020 à laquelle siégeaient :

- M. Gaspon, président de chambre,

- M. G..., président-assesseur,

- Mme Gélard, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 8 janvier 2021.

Le rapporteur,

O. G...Le président,

O. GASPON

La greffière

E. HAUBOIS

La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision

N° 20NT01240 2


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Nantes
Formation : 6ème chambre
Numéro d'arrêt : 20NT01240
Date de la décision : 08/01/2021
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Excès de pouvoir

Composition du Tribunal
Président : M. GASPON
Rapporteur ?: M. Olivier COIFFET
Rapporteur public ?: M. PONS
Avocat(s) : PERROT

Origine de la décision
Date de l'import : 27/01/2021
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.nantes;arret;2021-01-08;20nt01240 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award