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06/06/2019 | FRANCE | N°18NT03162

France | France, Cour administrative d'appel de Nantes, 6ème chambre, 06 juin 2019, 18NT03162


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme D...A...a demandé au tribunal administratif de Nantes de condamner l'Etat à lui verser une somme globale de 30 000 euros assortie des intérêts et de leur capitalisation en réparation de son préjudice moral et des troubles dans ses conditions d'existence subis à raison de son exposition au cours de sa carrière professionnelle entre 1972 et 1993 à l'inhalation de poussières d'amiante.

Par un jugement n° 1608792 du 19 juin 2018, le tribunal administratif de Nantes a rejeté sa demande.

Pr

océdure devant la cour :

Par une requête enregistrée le 14 août 2018, Mme A..., repré...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme D...A...a demandé au tribunal administratif de Nantes de condamner l'Etat à lui verser une somme globale de 30 000 euros assortie des intérêts et de leur capitalisation en réparation de son préjudice moral et des troubles dans ses conditions d'existence subis à raison de son exposition au cours de sa carrière professionnelle entre 1972 et 1993 à l'inhalation de poussières d'amiante.

Par un jugement n° 1608792 du 19 juin 2018, le tribunal administratif de Nantes a rejeté sa demande.

Procédure devant la cour :

Par une requête enregistrée le 14 août 2018, Mme A..., représentée par Mes Laforgue et Macouillard, demande à la cour :

1°) d'annuler ce jugement;

2°) de condamner l'Etat à lui verser la somme globale de 30 000 euros assortie des intérêts et de leur capitalisation ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat le versement de la somme de 2 000 euros au titre de l'article L.761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

Sur le point de départ de la prescription :

- l'évènement permettant à l'agent de connaître l'origine de son dommage doit être rigoureusement déterminé ;

- ce n'est pas la connaissance, incomplète, d'une exposition par l'intéressée, qui peut faire courir le délai de prescription quadriennale mais un acte règlementaire ou d'espèce ouvrant droit aux salariés à l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante, en l'occurrence, celui du 16 février 2015 qui reconnaît que les agents du ministère des affaires étrangères ont subi une exposition à l'amiante de niveau intermédiaire ;

- jusqu'à cette date, l'administration n'admettait qu'un niveau d'exposition faible, de nature à " rassurer " les agents concernés de sorte que le point de départ de la prescription quadriennale ne peut être fixé qu'au 1er janvier 2016, date à partir de laquelle elle était en mesure de quantifier précisément les risques liés à son exposition à l'amiante ;

- l'étude diligentée en 1990 concluant à un risque soixante fois inférieur au seuil défini par le décret du 27 mars 1987, ne peut davantage constituer un point de départ de la prescription ;

- il n'est pas établi qu'un suivi médical spécifique lui ait été proposé en 1992, d'autant que ce n'est pas la simple connaissance d'une exposition à l'amiante qui fait courir le délai de prescription mais la connaissance de l'origine du dommage et donc des éléments qui permettraient d'imputer une carence fautive à l'administration ;

- ce n'est pas parce qu'une évacuation de la tour Tripode a été organisée en 1993 qu'elle était en mesure d'imputer une carence aux services de l'Etat ;

- le fait que les syndicats aient exposé leurs inquiétudes à la presse au cours de l'année 1995 n'a pas fait courir le délai de prescription dès lors qu'il ne pouvait en être déduit une carence fautive de l'Etat ;

- il n'est pas établi en quoi elle aurait pu développer des inquiétudes personnelles dès la fin de l'année 1980, ni en quoi elle aurait pu savoir quelle était l'origine de son dommage ;

- elle n'était pas partie au litige en référé introduit le 11 juillet 2002 ayant donné lieu au rapport d'expertise du 23 décembre 2002 ; il n'est pas établi que les syndicats aient procédé à une large diffusion de ce rapport et qu'elle aurait été destinataire d'une information particulière à ce sujet ;

- si une étude épidémiologique a été réalisée à compter de 2004, elle n'était pas achevée en mai 2006 de sorte qu'il était difficile de quantifier les risques liés à l'exposition à l'amiante des agents du Tripode et de rapporter ceux-ci au fait de l'administration ;

- le courrier du 14 juin 2007 signe seulement la mise en place d'un suivi régulier dans le cadre d'une exposition environnementale à l'amiante sans qu'il n'expose en quoi l'administration aurait commis des carences fautives ; il ne lui permettait ni de connaître les carences fautives à l'origine de son préjudice moral et des troubles dans ses conditions d'existence, ni d'imputer une de ces carences à l'administration, qui n'a pas reconnu sa responsabilité dans ce courrier ; en tout état de cause, en 2007 l'exposition de niveau intermédiaire n'était pas reconnue ; seule une exposition faible était admise par l'Etat de sorte qu'il ne peut lui être reproché de ne pas avoir agi plus tôt ;

- l'administration n'a reconnu officiellement la contamination qu'elle a fait subir à ses agents que par deux actes d'espèce des 14 novembre 2014 et 16 février 2015 ; ce n'est qu'à cette date que le ministère des affaires étrangères a reconnu qu'il avait exposé ses agents à l'amiante à un niveau intermédiaire ; le point de départ de la prescription quadriennale ne pouvait être fixé qu'au 1er janvier 2016 ;

Sur les actes interruptifs de la prescription :

- le tribunal administratif a omis de répondre au moyen tiré de ce que la prescription pour la responsabilité de l'Etat " régulateur " était interrompue par des évènements spécifiques qui ne s'appliquaient qu'à ce délai ;

- si le point de départ de la prescription devait être fixé au 1er janvier 2008, ce délai a été interrompu par quatre recours qui avaient trait au même fait générateur, et dont les décisions définitives ont été rendues les 3 et 4 mars 2004 ; sa propre action, basée sur la responsabilité de l'Etat " régulateur " a donc été interrompue du 15 mai 1997, date de saisine du tribunal administratif de Marseille dans l'une de ses affaires, au 9 novembre 2015, date à laquelle le Conseil d'Etat a rendu une décision définitive dans une autre affaire concernant la société Constructions Mécaniques de Normandie ;

- les diverses réponses ministérielles aux questions des sénateurs et députés de Loire-Atlantique, les notes du ministère de l'économie, des finances et du budget, du ministère de la fonction publique, de l'Insee, la réponse du professeur Goldberg, la saisine du tribunal administratif de Nantes le 11 juin 2002, la réception par l'administration de la réclamation préalable de Mme C...le 30 décembre 2015, constituent des actes interruptifs de la prescription qui lui est opposée dans la mesure où ces communications écrites ont eu pour effet de laisser perdurer une procédure ou de laisser planer le doute sur la responsabilité de l'Etat ;

- l'ensemble des courriers relatifs au suivi médical spécifique et aux études épidémiologiques des agents du Tripode, à la reconnaissance des maladies professionnelles et la demande de classement du bâtiment en site amianté permettaient d'entretenir le doute sur le fait générateur et l'existence de la créance personnelle des agents concernés et constituent également des actes interruptifs de la prescription quadriennale ;

Sur les fautes commises par l'Etat :

- le jugement devra être confirmé sur ce point ;

Sur les préjudices subis :

En ce qui concerne le préjudice d'anxiété :

- elle a conscience du risque de décéder prématurément en raison de son exposition à l'amiante depuis la décision du 14 novembre 2014 du ministre des finances qui a reconnu que tous les agents de ce ministère en service dans le Tripode bénéficiaient d'une classification d'exposition à l'amiante de niveau intermédiaire ; de plus, le suivi médical post-professionnel et les études épidémiologiques mis en place ont généré une angoisse liée au risque, très élevé, de développer une maladie mortelle ;

- elle a travaillé pendant vingt-et-un ans au sein de bureaux répartis sur six étages entre les niveaux 4 et 9 et son ancienne collègue atteste de leurs conditions de travail en présence quasi-constante de poussières ;

- le fait d'avoir été exposée à des doses plus faibles qu'un ouvrier sur un chantier naval ne peut justifier une diminution de son préjudice d'anxiété, d'autant que l'exposition des agents du Tripode a été reconnue comme étant de niveau intermédiaire et non d'un niveau faible comme dans le cas d'une exposition passive ;

- les agents du Tripode doivent se battre quotidiennement pour obtenir des informations relatives à leur santé et leur prise en charge médicale et économique ;

- ce préjudice sera évalué à la somme de 15 000 euros ;

En ce qui concerne les troubles dans ses conditions d'existence :

- les troubles dans ses conditions d'existence ne sont pas nécessairement plus faibles que ceux d'un travailleur professionnel de l'amiante ;

- elle est contrainte de prendre en compte quotidiennement la réalité de son exposition à l'amiante pour prévoir son budget, ses vacances en fonction de ses éventuelles pathologies ou de son décès ;

- ces troubles seront évalués à 15 000 euros.

Par un mémoire en défense, enregistré le 18 février 2019, le ministre de l'Europe et des affaires étrangères conclut au rejet de la requête.

Il soutient que les moyens soulevés par Mme A... ne sont pas fondés.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 modifiée relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics ;

- le décret n° 77-949 du 17 août 1977 relatif aux mesures particulières d'hygiène applicables dans les établissements où le personnel est exposé à l'action des poussières d'amiante ;

- le décret n° 96-98 du 7 février 1996 relatif à la protection des travailleurs contre les risques liés à l'inhalation de poussières d'amiante ;

- le décret n° 2001-963 du 23 octobre 2001 relatif au fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante institué par l'article 53 de la loi n° 2000-1257 du 23 décembre 2000 de financement de la sécurité sociale pour 2001, notamment son chapitre II relatif à la procédure d'indemnisation des victimes de l'amiante et aux décisions du fonds ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Gélard,

- les conclusions de M. Lemoine, rapporteur public,

- les observations de MeE..., représentant MmeA...,

- et les observations de MmeB..., représentant le ministre de l'Europe et des affaires étrangères.

Une note en délibéré, présentée par le ministre de l'Europe et des affaires étrangères, a été enregistrée le 13 mai 2019.

Considérant ce qui suit :

1. Construit à la fin des années 1960, le " Tripode ", immeuble situé sur l'Ile de Nantes, a hébergé, à compter de 1972, des services du ministère des affaires étrangères, de l'Insee et du Trésor. Il a été évacué à partir de 1993 pour être désamianté puis démoli en 2005. Mme A...a travaillé dans ce bâtiment en qualité d'agent technique de bureau pour le compte du ministère des affaires étrangères entre 1972 et 1993. Le 25 avril 2016, elle a présenté une réclamation préalable auprès du ministre des affaires étrangères qui a fait l'objet d'un rejet implicite. Le 21 octobre 2016, la requérante a saisi le tribunal administratif de Nantes d'une demande tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser une somme globale de 30 000 euros assortie des intérêts et de leur capitalisation en réparation de son préjudice moral et des troubles dans ses conditions d'existence subis à raison de son exposition au cours de sa carrière professionnelle à l'inhalation de poussières d'amiante. Par un jugement du 19 juin 2018, le tribunal administratif de Nantes, tout en reconnaissant la responsabilité de l'Etat en sa double qualité de législateur et d'employeur, a cependant rejeté cette demande après avoir admis l'exception de prescription quadriennale opposée par le ministre de l'Europe et des affaires étrangères, estimant que l'intéressée devait être regardée comme ayant eu connaissance au plus tard à partir de l'année 2007 des risques liés à une exposition aux poussières d'amiante et des défaillances de l'Etat et en en déduisant la créance de l'intéressée était prescrite à la date où elle a présenté sa demande préalable. Mme A...relève appel de ce jugement.

Sur l'exception de prescription quadriennale :

2. Aux termes de l'article 1er de la loi susvisée du 31 décembre 1968 : " Sont prescrites, au profit de l'Etat (...) toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis (...) ". Aux termes de l'article 3 du même texte : " La prescription ne court ni contre le créancier qui ne peut agir, soit par lui-même ou par l'intermédiaire de son représentant légal, soit pour une cause de force majeure, ni contre celui qui peut être légitimement regardé comme ignorant l'existence de sa créance ou de la créance de celui qu'il représente légalement. ". Il résulte de ces dispositions que le point de départ de la prescription quadriennale est la date à laquelle la victime est en mesure de connaître de façon suffisante l'origine et la gravité du dommage qu'elle a subi ou est susceptible de subir.

3. Il est constant que, dès 1990, une étude a été confiée à l'entreprise CEP Pollution Ingénierie pour établir un diagnostic sur la présence d'amiante dans le bâtiment Tripode. Si le rapport de cette société concluait à la présence de fibres d'amiante dans les différents matériaux de construction, il indiquait cependant que l'exposition du personnel au risque professionnel lié aux poussières d'amiante était soixante fois inférieure au seuil défini par le décret n° 87-232 du 27 mars 1987. Une évacuation des locaux a néanmoins été réalisée en 1993 et un suivi médical a été proposé aux personnes les plus exposées en raison de leur activité spécifique au sein de l'immeuble en cause. Par la suite, et à la demande d'organisations syndicales l'ayant saisi le 11 juillet 2002, le tribunal administratif de Nantes a ordonné une expertise. Dans le rapport remis le 23 décembre 2002 concluant cette expertise, il est confirmé " qu'il existait une pollution relativement faible (inférieur à 5f/l) dans les bureaux pendant l'exploitation normale... " et que seul le personnel technique avait " dû respirer des doses non négligeables de fibres d'amiante ". Le risque de développer des affections bénignes ou malignes de l'appareil respiratoire était évoqué ainsi que " la lente émergence clinique de ces affections " étant précisé que les agents d'entretien et de sécurité de l'Insee avaient subi le risque le plus important alors que les autres personnels ressortaient de la catégorie " population d'exposés passifs " définie, selon le chapitre 4.3.9 de l'expertise médicale, par le décret du 7 février 1996 comme présentant un risque sanitaire lié à une exposition à l'amiante sans qu'il n'y ait alors de recommandation particulière de surveillance médicale à leur sujet compte tenu d'un " risque d'exposition faible ". Il résulte de l'instruction qu'aucune action indemnitaire n'a alors été engagée contre l'Etat à la suite de la diffusion de ce rapport d'expertise comportant des conclusions relativement rassurantes, rapport dont il n'est d'ailleurs pas établi qu'il aurait été communiqué à l'ensemble des agents travaillant au sein du Tripode et notamment à MmeA.... Par la suite, une étude épidémiologique a été confiée en 2004 à la société Sépia avec comme objectif de mesurer l'impact de l'exposition à l'amiante en termes de mortalité et de santé. Selon les résultats de cette étude, réalisée entre 2004 et 2007, 177 décès ont été, durant la période 1972/2007, enregistrés parmi les 1748 agents du Tripode dont 19 " potentiellement " liés à l'exposition à l'amiante. Des scanners thoraciques ont alors été proposés en octobre 2006 aux agents du ministère des affaires étrangères en fonction, et, parmi les 397 agents qui ont passé au moins un scanner lors de la première campagne, soit 70 à 80 % des agents les plus exposés qui ont accepté cet examen, seulement 274 étaient qualifiés " d'exposés passifs ". En revanche, il ne résulte pas de l'instruction qu'un examen de même nature aurait été proposé aux agents retraités.

4. Par la suite, un courrier a été adressé le 14 juin 2007 par le ministre de l'économie, des finances et de l'emploi et le ministre du budget, des comptes publics et de la fonction publique à l'ensemble des agents ayant travaillé dans le Tripode ainsi qu'aux agents retraités. Par ce courrier, le ministre propose un examen par scanner thoracique aux agents qui le souhaite tout en indiquant qu'en cas d'anomalie la commission de réforme départementale pourra être saisie en vue de la reconnaissance du caractère professionnel de cette pathologie et d'une indemnisation. Cependant, les agents autres que les agents d'entretien de l'Insee ont continué à être considérés, à cette date, comme relevant de la catégorie " exposés passifs " à risque d'exposition faible. Dès lors, et même si à compter de la transmission de ce courrier, tous les agents concernés étaient informés de risques potentiellement encourus du fait de l'exposition à l'amiante durant leur carrière professionnelle, la circonstance qu'ils aient toujours été répertoriés par leur administration dans la catégorie " exposés passifs " n'était pas de nature à leur faire prendre conscience de l'existence d'un risque suffisamment important pour être générateur d'anxiété. Dans ces conditions, contrairement à ce qu'a estimé le tribunal administratif, les agents autres que ceux chargés de l'entretien de l'immeuble " Tripode " ne pouvaient être regardés comme ayant, à cette date, et selon le principe rappelé au point 2, une connaissance suffisante des risques réellement encourus au cours de leur activité professionnelle et, par voie de conséquence, de l'existence de leur créance vis-à-vis de l'Etat à raison du préjudice résultant de l'existence de ces risques.

5. Si, par la suite, par une lettre du 14 novembre 2014, le ministre des finances et des comptes publics ainsi que le ministre de l'économie, de l'industrie et du numérique ont reconnu que " Les agents en fonction dans les services des ministères économiques et financiers ayant occupé un poste localisé dans le bâtiment "Le Tripode" ... entre 1972 et 1993, que ce soit en situation d'exposition professionnelle pour les agents des services de maintenance et des services informatiques ou en situation d'exposition environnementale para-professionnelle pour les autres agents, bénéficient d'une classification d'exposition à l'amiante de niveau intermédiaire ", il ne résulte pas de l'instruction qu'un courrier de même nature aurait été diffusé, à la même date et par leur administration, aux agents du ministère des affaires étrangères. Ce n'est, en effet, que le 16 février 2015 que ces agents ont reçu la même information de la part de leur ministère, lequel a alors reconnu que les intéressés avaient subi une exposition à l'amiante de " niveau intermédiaire " et non plus de " niveau faible " comme auparavant. En conséquence, ce n'est qu'à compter de cette date que Mme A...a pu réellement prendre conscience de l'intensité du risque qui pesait sur elle comme sur l'ensemble des agents du ministère des affaires étrangères ayant exercé leur activité professionnelle à l'intérieur de l'immeuble " Le Tripode " et donc de l'existence d'une dette de l'Etat à son encontre. Dès lors, la requérante est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Nantes a estimé que la prescription quadriennale avait commencé à courir à compter du 1er janvier 2008 pour s'achever au 31 décembre 2011 et qu'à la date du 25 avril 2016 à laquelle elle a présenté sa réclamation préalable auprès de l'Etat sa créance était éteinte. La requérante est de ce fait fondée à demander pour ce motif l'annulation de ce jugement.

6. Il appartient à la cour, saisie de l'ensemble du litige par l'effet dévolutif de l'appel, d'examiner les autres moyens soulevés par la requérante devant le tribunal administratif de Nantes.

Sur la responsabilité de l'Etat :

7. Il résulte de l'instruction que lors de la construction de l'immeuble dénommé "Tripode " la protection contre le risque incendie a conduit à l'utilisation massive d'amiante floqué, produit qui est reconnu comme présentant le plus grand risque d'émissions de poussières d'amiante et dont la nocivité est établie, pour la réalisation des gaines techniques, des fenêtres, des poteaux, des poutres métalliques et des plafonds des bureaux et des couloirs. Il résulte également de l'instruction et il n'est pas contesté par le ministre, que tous les agents employés sur ce site ont été exposés, dans l'exercice de leurs fonctions, en raison de la dégradation rapide du revêtement du bâtiment et des chutes de résidus de flocage en résultant, à un risque d'inhalation de poussières d'amiante.

8. Il incombe aux autorités publiques chargées de la prévention des risques professionnels de se tenir informées des dangers que peuvent courir les agents placés sous leur responsabilité dans le cadre de leur activité professionnelle, compte tenu notamment des produits et substances qu'ils manipulent ou avec lesquels ils sont en contact, et d'arrêter, en l'état des connaissances scientifiques, au besoin à l'aide d'études ou d'enquêtes complémentaires, les mesures les plus appropriées pour limiter et si possible éliminer ces dangers.

9. En l'occurrence, le risque pour une personne de développer dans certaines conditions une affection respiratoire grave à la suite de l'inhalation de fibres d'amiante, et notamment la possibilité de développer des pathologies cancéreuses de l'appareil respiratoire, était connu en France dès le début du XXème siècle et a d'ailleurs donné lieu dès 1945 à une prise en charge spécifique au titre des maladies professionnelles par la création du tableau n° 30, complété à plusieurs reprises par la suite, concernant les affections respiratoires liées à l'amiante. Par la suite, les dangers résultant de l'exposition à l'amiante en milieu professionnel ont donné lieu à l'édiction d'une réglementation spécifique avec le décret n° 77-949 du 17 août 1979 fixant les limites tolérables de concentration des fibres d'amiante dans l'air en milieu professionnel. Toutefois, il n'a été alors aucunement justifié, en l'absence d'étude permettant d'établir la pertinence des seuils retenus, que ces seuils étaient adaptés aux risques réels d'exposition professionnelle à l'amiante. Ce n'est qu'avec la parution du décret n° 96-98 du 7 février 1996 relatif à la protection de la population contre les risques sanitaires liés à une exposition à l'amiante dans les immeubles bâtis, qu'ont été imposées la mise en oeuvre de mesures destinées à limiter les risques d'une exposition dite " passive " à l'amiante dans les immeubles de même nature que l'immeuble dénommé " Tripode ".

10. Par ailleurs, il résulte également de l'instruction, notamment de la lecture des documents techniques et des plans de construction de cet immeuble, que la protection incendie, permettant " une tenue au feu de 2 heures ", était assurée par un flocage d'amiante sur les couvertures et les planchers. Par suite, l'Etat, pris en sa qualité de maître d'ouvrage de l'immeuble " Tripode ", ne pouvait ignorer que ce bâtiment, réceptionné en 1972, comportait de l'amiante en grande quantité et que les agents y travaillant étaient exposés à un risque pour leur santé. Or, ce n'est qu'à compter de l'année 1990 qu'il a été décidé de faire réaliser une étude des risques par l'entreprise CEP Pollution ingénierie, puis de l'année1992 qu'a été mis en place un suivi médical des agents, et qu'enfin il a été décidé en 1993 de faire procéder à l'évacuation des locaux.

11. En conséquence, Mme A...est fondée à soutenir, d'une part, qu'en s'abstenant de prendre, avant 1996, des mesures propres à éviter ou, du moins, limiter les dangers liés à l'exposition à l'amiante dans les immeubles de même type que celui dénommé " Tripode ", et, d'autre part, alors que les risques d'une exposition même " passive " aux poussières d'amiante étaient connus, en laissant exposés à ce risque, de 1972 à 1993, les agents des ministères des finances et des affaires étrangères travaillant dans les services regroupés au sein de ce même immeuble, l'Etat a commis une faute de nature à engager sa responsabilité. Par suite, la requérante est fondée à demander réparation de des préjudices résultant de cette faute.

Sur le préjudice :

12. Le requérant qui recherche la responsabilité de la personne publique doit justifier des préjudices qu'il invoque en faisant état d'éléments personnels et circonstanciés pertinents. La circonstance qu'il bénéficie d'un dispositif de cessation anticipée d'activité à raison des conditions de travail dans sa profession ou son métier et des risques susceptibles d'en découler sur la santé, ou de tout autre dispositif fondé sur un même motif, ne le dispense pas, dès lors qu'il recherche la responsabilité de la personne publique à raison des fautes commises en sa qualité d'employeur, de justifier de tels éléments personnels et circonstanciés.

En ce qui concerne le préjudice moral :

13. Mme A...estime que son espérance de vie a été diminuée notablement du fait de l'absorption de poussières d'amiante pendant ses années d'activité professionnelle. Elle soutient vivre depuis dans un état d'anxiété justifiant une réparation à ce titre fondée sur la carence fautive de son employeur.

14. Mme A...a, comme indiqué au point 1, travaillé au sein de bureaux répartis sur six étages entre les niveaux 4 et 9 du bâtiment " Tripode ", entre 1972 et 1993, et a ainsi été exposée au risque d'inhalation de poussières d'amiante pendant vingt-et-un ans. Au cours de son activité, elle n'a bénéficié d'aucune protection individuelle ou collective contre ce risque. Elle n'a, par ailleurs, eu connaissance que tardivement du décès ou de la maladie, en lien avec cette exposition, d'un nombre significatif de ses anciens collègues. Dans ces conditions, tenant notamment aux carences constatées dans la mise en oeuvre de mesures de protection par l'Etat, et de la durée de son exposition, il sera fait une juste appréciation du préjudice subi par la requérante en fixant le montant de la réparation de son préjudice moral d'anxiété à la somme de 9 000 euros.

En ce qui concerne les troubles dans les conditions d'existence :

15. Si Mme A...a été soumise à la réalisation d'examens médicaux et notamment de scanners thoraciques du fait de son exposition à l'amiante, il ne résulte pas de l'instruction qu'elle serait astreinte à un suivi médical d'une fréquence telle qu'il affecterait ses conditions d'existence. Par ailleurs, les témoignages qu'elle produit ne suffisent pas à caractériser un bouleversement de ses conditions ou de ses projets de vie du fait de sa crainte de développer une pathologie grave liée à l'inhalation de poussières d'amiante. Par suite, les conclusions de la requérante tendant à son indemnisation au titre des troubles dans ses conditions d'existence ne peuvent qu'être rejetées.

Sur les intérêts et la capitalisation des intérêts :

16. Compte tenu de ce qui a été indiqué aux points 5 et 14, Mme A...a droit aux intérêts au taux légal sur la somme de 9 000 euros à compter du 26 avril 2016. Les intérêts seront capitalisés à compter du 26 avril 2017, date à laquelle une année d'intérêt était due, puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date.

Sur les frais liés au litige :

12. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre à la charge de l'Etat le versement à Mme A... d'une somme de 2 000 euros au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.

DECIDE :

Article 1er : Le jugement n° 1608792 du tribunal administratif de Nantes du 19 juin 2018 est annulé.

Article 2 : L'Etat est condamné à verser à Mme A...la somme de 9 000 euros. Cette somme sera assortie des intérêts au taux légal à compter du 26 avril 2016 et de leur capitalisation à compter du 26 avril 2017 puis à chaque échéance annuelle.

Article 3 : L'Etat versera à Mme A...une somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête de Mme A... est rejeté.

Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à Mme D... A...et au ministre de l'Europe et des affaires étrangères.

Délibéré après l'audience du 10 mai 2019, à laquelle siégeaient :

- M. Lenoir, président de chambre,

- Mme Gélard, premier conseiller,

- M. Pons, premier conseiller.

Lu en audience publique, le 6 juin 2019.

Le rapporteur,

V. GELARDLe président,

H. LENOIR

La greffière,

E. HAUBOIS

La République mande et ordonne au ministre de l'Europe et des affaires étrangères en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

2

N° 18NT03162


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Nantes
Formation : 6ème chambre
Numéro d'arrêt : 18NT03162
Date de la décision : 06/06/2019
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

COMPTABILITÉ PUBLIQUE ET BUDGET - DETTES DES COLLECTIVITÉS PUBLIQUES - PRESCRIPTION QUADRIENNALE - RÉGIME DE LA LOI DU 31 DÉCEMBRE 1968 - POINT DE DÉPART DU DÉLAI - DETTES DES COLLECTIVITÉS PUBLIQUES - / PRESCRIPTION QUADRIENNALE - RÉGIME DE LA LOI DU 31 DÉCEMBRE 1968 - POINT DE DÉPART DU DÉLAI.

18-04-02-04 Il résulte des termes des articles 1er et 3 de la loi du 31 décembre 1968 que, dans l'hypothèse où un agent public met en jeu la responsabilité de l'Etat à raison de la faute commise du fait de l'exposition à l'amiante dans les locaux du service, le point de départ du délai à l'expiration duquel l'administration peut opposer la prescription quadriennale commence à courir à la date à laquelle cet agent a pu, en fonction des informations auxquelles il a pu avoir accès, prendre conscience de l'intensité et de l'ampleur du risque auquel il était potentiellement exposé.

RESPONSABILITÉ DE LA PUISSANCE PUBLIQUE - FAITS SUSCEPTIBLES OU NON D'OUVRIR UNE ACTION EN RESPONSABILITÉ - AGISSEMENTS ADMINISTRATIFS SUSCEPTIBLES D'ENGAGER LA RESPONSABILITÉ DE LA PUISSANCE PUBLIQUE - AGISSEMENTS ADMINISTRATIFS SUSCEPTIBLES D'ENGAGER LA RESPONSABILITÉ DE LA PUISSANCE PUBLIQUE.

60-01-03 L'Etat engage sa responsabilité pour faute en raison de son retard dans la mise en oeuvre de mesures de protection efficaces pour parer au risque d'exposition à l'amiante.,,L'Etat, pris en sa qualité de maître d'ouvrage d'un immeuble accueillant des agents de ses services, engage également sa responsabilité pour faute dès lors qu'il ne pouvait ignorer que, dès l'origine, ce bâtiment, construit avec une protection incendie basée sur une utilisation importante d'amiante, exposait ses agents à un risque pour leur santé.

RESPONSABILITÉ DE LA PUISSANCE PUBLIQUE - RÉPARATION - ÉVALUATION DU PRÉJUDICE - PRÉJUDICE MORAL - RÉPARATION - PRÉJUDICE MORAL.

60-04-03-04 Un agent de l'Etat, en l'occurrence un fonctionnaire du ministère des affaires étrangères, est fondé à demander réparation du préjudice moral d'anxiété dès lors que le risque de contracter une maladie liée à l'exposition à l'amiante présente un caractère qualifié « d'intermédiaire » alors qu'auparavant ce risque était qualifié de « faible ».

SANTÉ PUBLIQUE - PROTECTION GÉNÉRALE DE LA SANTÉ PUBLIQUE - POLICE ET RÉGLEMENTATION SANITAIRE - SALUBRITÉ DES IMMEUBLES - AMIANTE - AMIANTE.

61-01-01-03-01 Un agent de l'Etat, en l'occurrence un fonctionnaire du ministère des affaires étrangères, est fondé à demander réparation du préjudice moral d'anxiété dès lors que le risque de contracter une maladie liée à l'exposition à l'amiante présente un caractère qualifié « d'intermédiaire » alors qu'auparavant ce risque était qualifié de « faible ».


Composition du Tribunal
Président : M. LENOIR
Rapporteur ?: Mme Valérie GELARD
Rapporteur public ?: M. LEMOINE
Avocat(s) : CABINET D'AVOCATS TEISSONNIERE TOPALOFF LAFFORGUE ANDREU ET ASSOCIES

Origine de la décision
Date de l'import : 17/09/2019
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.nantes;arret;2019-06-06;18nt03162 ?
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