Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M.E... B... a demandé au tribunal administratif de Rennes de condamner l'Etat à lui verser la somme de 30 000 euros en réparation de son préjudice moral et de ses troubles dans les conditions d'existence, majorée des intérêts au taux légal, avec capitalisation des intérêts échus, à compter de la première demande d'indemnisation.
Par un jugement n° 1404711 du 23 juin 2016, le tribunal administratif de Rennes a rejeté sa demande.
Procédure devant la cour :
Par une requête, enregistrée le 18 août 2016, M.E... B..., représenté par MeD..., demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Rennes du 23 juin 2016 ;
2°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 30 000 euros en réparation du préjudice moral subi et des troubles dans les conditions d'existence ;
3°) de majorer le montant de l'indemnisation des préjudices des intérêts de droit à compter de la date de la première demande d'indemnisation, avec capitalisation des intérêts échus à compter de cette même formalité ;
4°) de mettre à la charge de l'Etat le versement d'une somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
- le jugement est entaché d'une erreur de droit sur l'application de la prescription quadriennale ; la plainte déposée, contre la DCN, le 10 février 2005, devant le doyen des juges d'instruction du tribunal de grande instance de Brest par un tiers, agissant en sa qualité d'ayant- droit d'un ouvrier d'Etat décédé le 11 février 2002 d'une maladie professionnelle liée à l'exposition aux poussières d'amiante au sein de la DCN interrompt le délai de prescription quadriennale ;
- la carence fautive de l'Etat, en sa qualité d'employeur, dans la protection de ses agents contre le risque lié à l'exposition aux poussières d'amiante, est établie ;
- l'espérance de vie moyenne d'une personne exposée aux fibres d'amiante est considérablement réduite et les maladies liées à l'inhalation de poussières d'amiante ne font l'objet d'aucun traitement efficace ;
- l'exposition à l'amiante génère chez lui une anxiété permanente et des troubles dans ses conditions d'existence, lesquels justifient le versement d'une somme de 30 000 euros ;
- la circonstance qu'il ne bénéficie pas du double dispositif de l'allocation et de la surveillance post-professionnelle ne fait pas obstacle à ce qu'il soit indemnisé de son préjudice d'anxiété.
Une mise en demeure a été adressée le 27 septembre 2017 au ministre des Armées en application de l'article R. 612-3 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la loi n°68-1250 du 31 décembre 1968 ;
- la loi n°98-1194 du 23 décembre 1998, notamment son article 41 ;
- le décret n°77-949 du 17 août 1977 modifié ;
- le décret n°96-97 du 7 février 1996 ;
- le décret n°2001-1269 du 21 décembre 2001 ;
- l'arrêté du 21 avril 2006 relatif à la liste des professions, des fonctions et des établissements ou parties d'établissements permettant l'attribution d'une allocation spécifique de cessation anticipée d'activité à certains ouvriers de l'Etat, fonctionnaires et agents non titulaires du ministère de la défense ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Allio-Rousseau,
- les conclusions de Mme Rimeu, rapporteur public,
- et les observations de Me D..., représentant M.B....
1. Considérant que M.B..., né le 24 juillet 1959, a été employé à la direction des constructions navales (DCN) de Brest du 15 septembre 1997 au 30 juin 2012 en qualité de mécanicien-monteur ; qu'après avoir présenté une réclamation indemnitaire préalable restée sans réponse, M. B... a saisi le tribunal administratif de Rennes d'une demande tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser la somme de 30 000 euros en réparation du préjudice moral et des troubles dans les conditions d'existence subis du fait de la carence fautive de l'Etat dans la protection de ses agents contre le risque lié à l'exposition aux poussières d'amiante ; que M. B... relève appel du jugement du 23 juin 2016 par lequel le tribunal administratif de Rennes a rejeté l'ensemble de ses prétentions indemnitaires ;
Sur l'exception de prescription quadriennale :
2. Considérant que, pour rejeter l'ensemble des conclusions indemnitaires de M. B..., le tribunal administratif de Rennes a relevé que la créance de ce dernier sur la DCN de Brest était prescrite ;
3. Considérant qu'aux termes de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'État, les départements, les communes et les établissements publics : " Sont prescrites, au profit de l'État, des départements et des communes, sans préjudice des déchéances particulières édictées par la loi et sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis. / Sont prescrites, dans le même délai et sous la même réserve, les créances sur les établissements publics dotés d'un comptable public " ; qu'aux termes de l'article 2 de la même loi : " La prescription est interrompue par : (...) Tout recours formé devant une juridiction relatif au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance, quel que soit l'auteur du recours et même si la juridiction saisie est incompétente pour en connaître et si l'administration qui aura finalement la charge du règlement n'est pas partie à l'instance (...)/ Un nouveau délai de quatre ans court à compter du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle a eu lieu l'interruption. Toutefois, si l'interruption résulte d'un recours juridictionnel, le nouveau délai court à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle la décision est passée en force de chose jugée " ;
4. Considérant qu'en vertu des dispositions précitées de l'article 2 de la loi du 31 décembre 1968, une plainte contre X avec constitution de partie civile, de même qu'une constitution de partie civile tendant à l'obtention de dommages et intérêts effectuée dans le cadre d'une instruction pénale déjà ouverte, interrompt le cours de la prescription quadriennale dès lors qu'elle porte sur le fait générateur, l'existence, le montant ou le paiement d'une créance sur une collectivité publique ;
5. Considérant, d'une part, qu'il résulte de l'instruction que le fait générateur de la créance que M. B... prétend détenir sur l'État est constitué par la carence fautive de ce dernier en sa qualité d'employeur dans la mise en oeuvre des règles d'hygiène et de sécurité relatives à la protection des travailleurs contre les poussières d'amiante ;
6. Considérant, d'autre part, que contrairement à ce qu'ont jugé les premiers juges, M. B... a eu connaissance de l'étendue du risque à l'origine du préjudice moral et des troubles dans les conditions d'existence dont il demande réparation, dans lesquels est incorporé le préjudice d'anxiété, à compter de la publication, intervenue le 28 décembre 2001, de l'arrêté interministériel du 21 décembre 2001 relatif à la liste des professions et des établissements ou parties d'établissements permettant l'attribution d'une allocation spécifique de cessation anticipée d'activité à certains ouvriers de l'État du ministère de la défense, mentionnant la profession qu'il exerçait, celle de mécanicien-monteur, et les ateliers de la DCN de Brest où il a travaillé, et permettant ainsi la mise en oeuvre à son égard du régime légal de l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante ; qu'ainsi, en application des dispositions précitées de la loi du 31 décembre 1968, le délai de prescription a commencé à courir le 1er janvier 2002 ;
7. Considérant, enfin, qu'il résulte de l'instruction qu'à la suite du décès de M. C... survenu le 11 février 2002 des suites d'une affection pulmonaire en lien avec l'inhalation de poussières d'amiante, les consortsC..., en leur qualité d'ayants-droit du défunt ayant travaillé en qualité d'ouvrier à la DCN de Brest, ont déposé en février 2005 une plainte contre X avec constitution de partie civile ; que cette action tendait notamment à la recherche de responsabilité des auteurs au sein de l'État chargés de veiller à la sécurité des salariés exposés aux poussières d'amiante dans l'exercice de leur activité professionnelle au sein de la DCN ; que cette action porte sur une créance dont le fait générateur est la carence fautive reprochée à l'État du fait du défaut de mise en oeuvre des règles d'hygiène et de sécurité relatives à la protection des travailleurs contre les poussières d'amiante ;
8. Considérant que, dans la mesure où les créances dont se prévalent les ayants-droit de M. C... et M. B... ont pour origine le même fait générateur, l'action juridictionnelle intentée par les ayants-droit de M. C... en 2005, toujours pendante devant le tribunal de grande instance de Paris selon les écritures non démenties de l'intéressé, a interrompu la prescription quadriennale en ce qui concerne M. B... ; que, par suite, au 3 novembre 2011, date d'enregistrement de son recours indemnitaire devant le tribunal administratif de Rennes, la créance de M. B... n'était pas prescrite ; qu'ainsi, c'est à tort que le tribunal administratif de Rennes a rejeté la demande de l'intéressé au motif que sa créance envers l'Etat était prescrite ;
9. Considérant qu'il y a lieu, en vertu de l'effet dévolutif de l'appel, de statuer immédiatement sur les moyens soulevés par M. B...:
Sur la recevabilité de la demande indemnitaire :
10. Considérant que, contrairement à ce que soutient le ministre, M. B...justifie lui avoir adressé une réclamation préalable indemnitaire avec accusé de réception ; que ce courrier a été notifié au ministre de la défense le 4 juin 2013 ; que, par suite, la fin de non-recevoir tirée de l'absence de liaison du contentieux préalablement à la saisine du tribunal administratif de Rennes doit être écartée ;
Sur la responsabilité de l'Etat :
11. Considérant que la carence de l'Etat, en sa qualité d'employeur de personnels exposés à l'amiante, dans la mise en oeuvre des règles d'hygiène et de sécurité propres à les soustraire à ce risque d'exposition, est de nature à engager sa responsabilité jusqu'au 31 mai 2003, date à laquelle la DCN, service de l'Etat, est devenue DCNS, société de droit privé ; qu'il résulte de l'instruction, notamment de nombreuses attestations, que les travailleurs, qui comme M. B... étaient au contact de poussières d'amiante, n'étaient pas équipés de protection individuelle et travaillaient dans une atmosphère polluée par les fibres d'amiante dégagées par les matériaux utilisés ou par les structures elles-mêmes ; que si le ministre de la défense a produit une note de la DCN de Brest adressée le 18 octobre 1976 à toutes les DCN et définissant les mesures à prendre pour la protection du personnel contre les poussières d'amiante, une note du 14 août 1979 faisant le point sur l'utilisation de l'amiante dans l'ensemble des DCN, une note du 8 avril 1980 relative aux produits de remplacement de l'amiante, ainsi qu'une note du 2 mars 1982 relative au remplacement des matelas d'amiante et produits de calorifugeage, ces documents ne permettent pas d'établir qu'il s'est conformé au sein de la DCN de Brest à l'ensemble des obligations définies par le décret du 17 août 1977 relatif aux mesures particulières d'hygiène applicables dans les établissements où le personnel est exposé à l'action des poussières d'amiante, ni que M. B... a pu effectivement bénéficier de ces dispositifs ; qu'il en résulte que la responsabilité de l'Etat, en sa qualité d'employeur, est engagée envers M. B... ;
Sur les préjudices :
12. Considérant que la décision accordant le bénéfice de l'allocation spécifique de cessation anticipée d'activités créé par le décret du 21 décembre 2001 vaut reconnaissance pour l'intéressé d'un lien établi entre son exposition aux poussières d'amiante et la baisse de son espérance de vie ; que cette circonstance suffit par elle-même à faire naître chez son bénéficiaire la conscience du risque de tomber malade ; qu'en revanche, en l'absence du bénéfice d'un tel dispositif, il appartient à l'intéressé d'exposer précisément les conditions d'exposition aux poussières d'amiante compte tenu de ses fonctions et de ses affectations successives ; qu'en outre, l'évaluation des préjudices dépend des éléments personnels et circonstanciés avancés par le requérant tenant notamment à la durée et aux conditions particulières d'exposition ;
En ce qui concerne le préjudice moral :
13. Considérant que M. B..., qui ne bénéficie pas de l'allocation spécifique de cessation anticipée d'activité, estime que son espérance de vie a été diminuée notablement du fait de l'absorption par ses poumons de poussières d'amiante pendant ses années d'activité professionnelle ; qu'il soutient vivre depuis dans un état d'anxiété justifiant une réparation à ce titre fondée sur la carence fautive de son employeur ;
14. Considérant qu'il résulte de l'instruction que M. B... a travaillé dans des ateliers relevant de la DCN l'exposant aux poussières d'amiante pendant près de trente-cinq ans ; qu'en sa qualité de mécanicien-monteur, il était amené à manipuler, sans protection individuelle, des matériaux contenant de l'amiante, et ce dans un environnement de travail pollué par des fibres d'amiante ; que, dans ces conditions, compte tenu notamment des carences constatées dans la mise en oeuvre de mesures de protection par l'Etat, des fonctions exercées par l'intéressé et de sa durée d'exposition, il sera fait une juste appréciation du préjudice subi par le requérant en fixant le montant de la réparation de son préjudice d'anxiété à la somme de 12 000 euros ;
En ce qui concerne les troubles dans les conditions d'existence :
15. Considérant que les comptes rendus de scanner thoracique réalisés en 2005, 2007 et 2009 ne permettent pas d'établir que M. B... est astreint du fait de son exposition à l'amiante à un suivi médical d'une fréquence telle qu'il subit des troubles dans ses conditions d'existence ; qu'il se fonde sur des attestations de proches relatant l'angoisse qu'il ressent du fait de son exposition à l'amiante ; que ces éléments se bornent à faire état de l'anxiété de l'intéressé pour laquelle il a déjà été indemnisé ; qu'ainsi, les conclusions de l'intéressé tendant à son indemnisation au titre des troubles dans les conditions d'existence allégués ne peuvent qu'être rejetées ;
Sur les intérêts et leur capitalisation :
16. Considérant que M. B...a droit aux intérêts au taux légal sur la somme mise à la charge de l'Etat à compter du 4 juin 2013, date de réception par l'administration de la réclamation indemnitaire préalable ; que ces intérêts devront être capitalisés au 4 juin 2014, date où était due pour la première fois une année d'intérêts, et à chaque échéance annuelle à compter de cette date ;
17. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que M. B... est fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Rennes a rejeté sa demande ;
Sur les conclusions à fin d'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
18. Considérant, qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat le versement de la somme de 1 500 euros au titre des frais exposés par M. B...et non compris dans les dépens ;
DÉCIDE :
Article 1er : Le jugement du tribunal administratif de Rennes du 23 juin 2016 est annulé.
Article 2 : L'Etat est condamné à verser à M. B... une somme de 12 000 euros.
Article 3 : L'indemnité mise à la charge de l'Etat en application de l'article 2 sera assortie des intérêts au taux légal à compter du 4 juin 2013. Ces intérêts devront être capitalisés au 4 juin 2014 et à chaque échéance annuelle à compter de cette date.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête de M. B...est rejeté.
Article 5 : L'Etat versera à M. B... la somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 6 : Le présent arrêt sera notifié à M. E... B... et au ministre des Armées.
Délibéré après l'audience du 19 décembre 2017, à laquelle siégeaient :
- M. Lainé, président de chambre,
- Mme Tiger-Winterhalter, présidente-assesseure,
- Mme Allio-Rousseau, premier conseiller.
Lu en audience publique, le 12 janvier 2018.
Le rapporteur,
M-P. Allio-RousseauLe président,
L. Lainé
Le greffier,
M. A...
La République mande et ordonne au ministre des Armées en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
2
N° 16NT02867