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27/12/2019 | FRANCE | N°18NC02022

France | France, Cour administrative d'appel de Nancy, 4ème chambre, 27 décembre 2019, 18NC02022


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La société Eiffage Construction Alsace et la société Sogea Franche-Comté, qui vient aux droits de la société Campenon Bernard Verazzi, ont demandé au tribunal administratif de Besançon de condamner, conjointement et solidairement, la société Ingerop Conseil et Ingénierie, la société Groupe 6 et la société Albizzati, à leur verser, d'une part, la somme de 391 494, 26 euros hors taxes au titre des retards dans la réalisation des travaux et, d'autre part, la somme de 179 197,24 euros hors taxes au ti

tre des dépenses supplémentaires du compte prorata générées résultant du retard ...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La société Eiffage Construction Alsace et la société Sogea Franche-Comté, qui vient aux droits de la société Campenon Bernard Verazzi, ont demandé au tribunal administratif de Besançon de condamner, conjointement et solidairement, la société Ingerop Conseil et Ingénierie, la société Groupe 6 et la société Albizzati, à leur verser, d'une part, la somme de 391 494, 26 euros hors taxes au titre des retards dans la réalisation des travaux et, d'autre part, la somme de 179 197,24 euros hors taxes au titre des dépenses supplémentaires du compte prorata générées résultant du retard de chantier.

Par un jugement n° 1602158 du 17 mai 2018, le tribunal administratif de Besançon a rejeté leurs demandes.

Procédure devant la cour :

Par une requête et un mémoire, enregistrés les 18 juillet 2018 et 4 novembre 2019, la société Eiffage Construction Alsace et la société Sogea Franche-Comté, aux droits de laquelle vient la société Sogea Rhône-Alpes, représentées par Me G..., demandent à la cour :

1°) d'annuler le jugement du 17 mai 2018 du tribunal administratif de Besançon ;

2°) de condamner, conjointement et solidairement ou solidairement, la société Ingerop Conseil et Ingénierie, la société Groupe 6 et la société Albizzati à leur verser la somme de 391 494, 26 euros hors taxes (HT), soit 468 227,13 euros toutes taxes comprises (TTC), au titre des pertes de rendement liées au retard dans la réalisation des travaux, compte tenu du décalage de planning, cette somme étant assortie des intérêts au taux légal à compter de l'enregistrement de la requête et de la capitalisation des intérêts ;

3°) de condamner, conjointement et solidairement ou solidairement, la société Ingerop Conseil et Ingénierie, la société Groupe 6 et la société Albizzati, à leur verser la somme de 179 197,24 euros HT, soit 214 319,90 euros TTC, au titre des dépenses supplémentaires du compte prorata résultant du retard de chantier, cette somme étant assortie des intérêts au taux légal à compter de l'enregistrement de la requête et de la capitalisation des intérêts ;

4°) de condamner la société Ingerop Conseil et Ingénierie, la société Groupe 6 et la société Albizzati aux entiers dépens ;

5°) de mettre à la charge, conjointe et solidaire ou solidaire, de la société Ingerop Conseil et Ingénierie, de la société Groupe 6 et de la société Albizzati, une somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;

Elles soutiennent que :

- le jugement attaqué n'est pas suffisamment motivé ;

- il est entaché d'erreur de droit sur le point de départ du délai de la prescription quinquennale prévue par l'article 2224 du code civil qui ne pouvait courir qu'à compter du 2 juin 2014 ou du 5 juin 2013 ;

- elles étaient dans l'impossibilité juridique d'agir, au sens de l'article 2234 du code civil, avant la décision du Conseil d'Etat du 5 juin 2013, " région Haute-Normandie " qui opère un revirement jurisprudentiel ;

- le cours du délai de la prescription a été interrompu par la demande introduite contre le maître d'ouvrage devant le tribunal administratif de Besançon le 26 février 2009, en raison du lien juridique unissant les participants à un même marché de travaux ;

- les appels en garantie exercés par le maître d'ouvrage contre les sociétés Groupe 6 et Ingerop dans le cadre de l'instance dirigée contre le maître d'ouvrage ont nécessairement interrompu le cours du délai de la prescription ;

- le jugement attaqué méconnaît l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- les fautes commises par le groupement de maîtrise d'oeuvre et la société Albizzati sont de nature à engager leur responsabilité sur le fondement de la responsabilité quasi-délictuelle ;

- le chantier a connu d'importants retards ;

- les sociétés Ingerop et Betic sont à l'origine du retard de 5,75 mois et de l'allongement de 30,5 mois de la durée du chantier ;

- leurs demandes indemnitaires sont fondées.

Par un mémoire en défense, enregistré le 27 août 2018, la société Albizzati Père et fils, représentée par Me E..., conclut, à titre principal, au rejet de la requête comme prescrite, à titre subsidiaire, au rejet des demandes indemnitaires de la société Eiffage Construction Alsace et de la société Sogea Rhône-Alpes et à ce qu'une somme de 7 000 euros soit mise à la charge des sociétés Eiffage Construction Alsace et Sogea Rhône-Alpes au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- l'action dont disposaient les sociétés requérantes à son encontre était prescrite à compter du 18 juin 2013 en application des dispositions combinées des articles 2222 et 2224 du code civil ;

- la première demande interruptive formée par les sociétés requérantes à son encontre l'a été le 31 décembre 2016 ;

- elle n'a commis aucune faute de nature à engager sa responsabilité quasi-délictuelle, les retards de chantier ne lui étant pas imputables ;

- les préjudices subis par les requérantes sont dépourvus de tout lien avec ses propres travaux ;

- aucune condamnation conjointe et solidaire ne peut être prononcée.

Par un mémoire en défense, enregistré le 28 mars 2019, la société Ingerop Conseil et Ingénierie, représentée par Me B... et Me F..., conclut, à titre principal, au rejet de la requête, la créance étant prescrite, à titre subsidiaire, au rejet des demandes indemnitaires des sociétés Eiffage Construction Alsace et Sogea Rhône-Alpes et à ce qu'une somme de 5 000 euros soit mise à la charge des sociétés Eiffage Construction Alsace et Sogea Rhône-Alpes au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- les requérantes avaient connaissance de l'ampleur et de la nature de leurs préjudices ainsi que de l'identité du débiteur au plus tard le 26 février 2009, date d'introduction de leur demande indemnitaire contre le centre hospitalier devant le tribunal administratif de Besançon ;

- leur action était prescrite le 31 décembre 2016 ;

- sa responsabilité quasi-délictuelle n'est pas de nature à être engagée, dès lors que les requérantes se bornent à invoquer la méconnaissance de fautes contractuelles du maître d'oeuvre dans ses relations contractuelles avec le centre hospitalier.

Par un mémoire en défense, enregistré le 11 septembre 2019, la SAS Groupe 6, représentée par Me C..., conclut, à titre principal, au rejet de la requête, la créance étant prescrite, à titre subsidiaire, au rejet des demandes indemnitaires des sociétés Eiffage Construction Alsace et Sogea Rhône-Alpes et à ce qu'une somme de 3 000 euros soit mise à la charge des sociétés Eiffage Construction Alsace et Sogea Rhône-Alpes au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- il n'y a eu aucun acte interruptif du cours de la prescription ;

- le point de départ du délai de prescription doit être fixé à la date du dépôt du rapport d'expertise ou du projet de décompte général notifié aux sociétés requérantes ou de leur mémoire en réclamation adressé au maître de l'ouvrage ;

- l'action des sociétés requérantes était prescrite à la date du 31 décembre 2016 ;

- rien ne faisait obstacle à ce que les sociétés requérantes agissent contre le maître d'oeuvre ou un entrepreneur dans le cadre d'une action en responsabilité quasi-délictuelle alors même qu'elles ont introduit une action contre le maître d'ouvrage ;

- elle ne peut être regardée comme solidaire du maître d'ouvrage à l'encontre des tiers ;

- en faisant état de fautes contractuelles, les requérantes n'établissent pas l'existence d'une faute de nature à engager sa responsabilité quasi-délictuelle ;

- les manquements dans le pilotage et la coordination générale du chantier ne lui sont pas imputables ;

- les préjudices subis ne sont pas établis.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, notamment le premier protocole additionnel ;

- le code civil ;

- le code des marchés publics ;

- la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme D..., présidente assesseur,

- les conclusions de M. Michel, rapporteur public,

- et les observations de Me A..., représentant la société Eiffage Construction Alsace et la société Sogea Rhône-Alpes et de Me E..., représentant la société Albizzati Père et fils.

Considérant ce qui suit :

1. Le centre hospitalier de Belfort Montbéliard, devenu hôpital Nord Franche-Comté, a engagé la construction d'un nouveau pôle gynéco-chirurgical et conclu les marchés correspondant par des actes d'engagement du 10 avril 2001. Le lot n° 2 de ce marché alloti, qui comprenait les travaux de gros oeuvre, a été attribué à un groupement solidaire constitué de la société Saintot, aux droits de laquelle vient la société Eiffage Construction Alsace, et de la société Campenon Bernard Région, aux droits de laquelle est venue la SAS Campenon Bernard Verazzi, puis la Sogea Franche-Comté et, en dernier lieu, la société Sogea Rhône-Alpes. La maîtrise d'oeuvre de ces travaux a été attribuée à un groupement solidaire constitué de la société Groupe 6 et de la société BETIC, aux droits de laquelle vient la société Ingerop Conseil et Ingénierie. Les lots n° 1, 24 et 25 portant respectivement sur la démolition, les terrassements et les espaces verts de ce marché ont été attribués à l'entreprise Albizzati Père et Fils, par un acte d'engagement du 28 mai 2001. Le chantier a subi d'importants retards. La réception des travaux a finalement été prononcée le 20 juin 2006. Le groupement attributaire du lot gros oeuvre a adressé un mémoire en réclamation au centre hospitalier de Belfort Montbéliard afin d'obtenir la réparation des préjudices subis en raison du retard des travaux et de l'augmentation de leur coût. Le centre hospitalier a rejeté cette réclamation. Les sociétés Eiffage Construction Alsace et Sogea Rhône-Alpes ont alors demandé au tribunal administratif de Besançon de fixer le solde du décompte général et définitif du marché et de condamner le maître d'ouvrage à les indemniser au titre des travaux supplémentaires et des surcoûts liés à l'allongement des délais d'exécution du chantier. Par un jugement du 15 mars 2012, le tribunal administratif de Besançon a rejeté la demande du titulaire du lot gros oeuvre. Après annulation de ce jugement, la cour administrative d'appel de Nancy a également rejeté ses demandes indemnitaires par un arrêt du 2 juin 2004. Par une décision du 6 janvier 2016, le Conseil d'Etat a annulé l'arrêt du 2 juin 2014 de la cour en tant qu'il s'est prononcé sur les pénalités de retard mises à la charge des sociétés Eiffage Construction Alsace Franche-Comté et Campenon Bernard Franche-Comté et a renvoyé l'affaire à la cour pour règlement au fond. Par un arrêt du 9 mars 2017, devenu définitif, la cour administrative d'appel de Nancy a condamné l'hôpital Nord Franche-Comté à verser aux sociétés Eiffage construction Alsace et Campenon Bernard Verazzi une somme de 29 172, 64 euros au titre des pénalités de retard retenues à tort par le centre hospitalier. Par une demande, enregistrée le 31 décembre 2016 au greffe du tribunal administratif de Besançon, les sociétés Eiffage Construction Alsace et Campenon Bernard Verazzi, devenue Sogea Rhône-Alpes, ont alors demandé la condamnation, conjointe et solidaire de la société Ingerop Conseil et Ingénierie, de la société Groupe 6 et de la société Albizzati à leur verser la somme de 391 494, 26 euros hors taxes (HT) au titre des pertes de rendement liées au retard dans la réalisation des travaux compte tenu du décalage de planning et celle de 179 197,24 euros HT au titre des dépenses supplémentaires tous corps d'état du compte prorata résultant du retard de chantier. Par un jugement du 17 mai 2018, dont les sociétés Eiffage Construction Alsace et Sogea Rhône-Alpes relèvent régulièrement appel, le tribunal administratif de Besançon a rejeté leurs demandes comme étant prescrites.

Sur la régularité du jugement attaqué :

2. En relevant que les sociétés requérantes auraient pu, avant même la décision du Conseil d'Etat du 5 juin 2013 " Région Haute Normandie ", rechercher la responsabilité quasi-délictuelle du maître d'oeuvre et de l'entrepreneur et qu'elles ne pouvaient être regardées comme étant dans l'impossibilité d'agir au sens des dispositions de l'article 2234 du code civil, le jugement attaqué répond suffisamment au moyen tiré de ce que les sociétés Eiffage Construction Alsace et Sogea Rhône-Alpes étaient dans l'impossibilité d'agir directement à l'encontre du groupement de maîtrise d'oeuvre et de la société Albizzati avant cette décision du Conseil d'Etat.

3. Par suite, le moyen d'insuffisance de motivation du jugement attaqué doit être écarté.

Sur l'exception de prescription :

4. En premier lieu, d'une part, aux termes de l'article 2224 du code civil, dans sa rédaction issue de la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile, en vigueur à compter du 19 juin 2008 : " Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer ". Selon l'article 2234 du même code, dans sa rédaction issue de la même loi : " La prescription ne court pas ou est suspendue contre celui qui est dans l'impossibilité d'agir par suite d'un empêchement résultant de la loi, de la convention ou de la force majeure. ". En vertu de l'article 2245 du code civil, dans sa rédaction issue de la même loi : " L'interpellation faite à l'un des débiteurs solidaires par une demande en justice ou par un acte d'exécution forcée ou la reconnaissance par le débiteur du droit de celui contre lequel il prescrivait interrompt le délai de prescription contre tous les autres, même contre leurs héritiers. ".

5. D'autre part, l'article 26 de la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile dispose que : " (...) II. - Les dispositions de la présente loi qui réduisent la durée de la prescription s'appliquent aux prescriptions à compter du jour de l'entrée en vigueur de la présente loi, sans que la durée totale puisse excéder la durée prévue par la loi antérieure. / III. - Lorsqu'une instance a été introduite avant l'entrée en vigueur de la présente loi, l'action est poursuivie et jugée conformément à la loi ancienne. Cette loi s'applique également en appel et en cassation. ". En vertu de l'article 2222 du code civil : " En cas de réduction de la durée du délai de prescription ou du délai de forclusion, ce nouveau délai court à compter du jour de l'entrée en vigueur de la loi nouvelle, sans que la durée totale puisse excéder la durée prévue par la loi antérieure. ".

6. Enfin, selon l'article 2270-I, dans sa rédaction applicable avant l'entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile : " Les actions en responsabilité civile extracontractuelle se prescrivent par dix ans à compter de la manifestation du dommage ou de son aggravation (...) ".

7. En deuxième lieu, il résulte de l'instruction que l'expert, désigné par une ordonnance du 23 octobre 2002 du juge des référés de la cour administrative d'appel de Nancy, a déposé son rapport le 23 mars 2006, alors que les travaux étaient encore en cours. Ce rapport analysait précisément l'origine et les causes des retards constatés sur le chantier du centre hospitalier de Belfort Montbéliard pour chacune des phases de travaux. Il précisait la ou les personne(s) à l'origine de ces retards et évaluait leurs incidences financières provisoires, les travaux n'étant pas encore achevés. Ainsi, les sociétés Eiffage Construction Alsace et Sogea Rhône-Alpes étaient en mesure de connaître, au vu de ce rapport, l'origine et l'étendue de leur créance ainsi que les personnes auxquelles leur préjudice était imputable, seul le montant exact de leur préjudice devant être actualisé pour la période comprise entre la remise du rapport d'expertise et la date de réception des travaux, le 20 juin 2006. Dans leur réclamation adressée au maître d'ouvrage, le 26 août 2008, les sociétés Eiffage Construction Alsace et Sogea Rhône-Alpes reprenaient d'ailleurs les conclusions du rapport d'expertise en les actualisant pour présenter leurs demandes indemnitaires alors dirigées contre le centre hospitalier de Belfort Montbéliard. Dans le présent litige, si elles dirigent désormais leurs demandes contre le groupement de maîtrise d'oeuvre et la société Albizzati, elles reprennent la même analyse et présentent les mêmes demandes indemnitaires. Par suite, les sociétés requérantes ne sont pas fondées à soutenir qu'elles n'ont eu connaissance de l'identité de leurs débiteurs qu'à compter de l'arrêt du 2 juin 2014 de la cour administrative d'appel de Nancy selon lequel l'allongement de la durée d'exécution trouve son origine dans les manquements de la maîtrise d'oeuvre et de l'entreprise en charge de la réalisation de la plateforme sur laquelle devait être édifiée le nouveau sas d'urgence. Le point de départ du délai de prescription ne saurait, en conséquence, être fixé au 2 juin 2014.

8. En troisième lieu, par sa décision du 5 juin 2013, " Région Haute-Normandie ", le Conseil d'Etat a jugé que " les difficultés rencontrées dans l'exécution d'un marché à forfait ne peuvent ouvrir droit à indemnité au profit de l'entreprise titulaire du marché que dans la mesure où celle-ci justifie soit que ces difficultés ont eu pour effet de bouleverser l'économie du contrat, soit qu'elles sont imputables à une faute de la personne publique, mais pas du seul fait de fautes commises par d'autres intervenants ". L'arrêt du 2 juin 2014 de la cour administrative d'appel de Nancy se fonde sur la règle ainsi formulée. Cependant, ainsi que l'a relevé le tribunal administratif de Besançon, les sociétés Eiffage Construction Alsace et Sogea Rhône-Alpes pouvaient exercer, avant même la décision du 5 juin 2013, " Région Haute-Normandie ", une action en responsabilité quasi-délictuelle à l'encontre du maître d'oeuvre et de la société Albizzati en raison des fautes à l'origine de l'allongement de la durée du chantier qui leur sont imputables. En effet, quand bien même la jurisprudence appréciait antérieurement de façon extensive la responsabilité du maître d'ouvrage résultant de son pouvoir de direction du chantier, la faculté dont disposaient les sociétés requérantes, de demander à être indemnisées de leur préjudice par le maître d'ouvrage, y compris en raison de fautes commises par d'autres intervenants, ne faisait pas obstacle à ce qu'elles exercent également une action sur le fondement de la responsabilité quasi-délictuelle à l'encontre du maître d'oeuvre et de la société Albizzati. Par suite, les requérantes ne sont pas fondées à soutenir qu'elles auraient été dans l'impossibilité juridique d'agir au sens de l'article 2234 du code civil avant la décision du Conseil d'Etat du 5 juin 2013 et que le point de départ du délai de prescription ne pourrait être fixé qu'à compter de cette date.

9. En quatrième lieu, une citation en justice n'interrompt la prescription qu'à la double condition d'émaner de celui qui a la qualité pour exercer le droit menacé par la prescription et de viser celui-là même qui en bénéficierait.

10. D'une part, il est constant que l'action initialement introduite par les sociétés Eiffage Construction Alsace et Sogea Rhône-Alpes devant le tribunal administratif de Besançon, le 26 février 2009, visait uniquement le centre hospitalier de Belfort Montbéliard et non le groupement de maîtrise d'oeuvre et la société Albizzati. Or, le maître d'oeuvre et la société Albizzati ne peuvent être regardés comme ayant la qualité de débiteurs solidaires du centre hospitalier de Belfort Montbéliard dans le présent litige. Par suite, l'action contentieuse introduite par les requérantes, le 26 février 2009, n'a pas interrompu le délai de la prescription à leur encontre.

11. D'autre part, si dans le cadre de l'instance dirigé contre lui par les sociétés Eiffage Construction Alsace et Sogea Franche-Comté devant le tribunal administratif de Besançon, le centre hospitalier de Belfort Montbéliard a, par un mémoire en défense enregistré le 21 avril 2010, appelé la société Ingerop Conseil Ingénierie et la société Groupe 6 à le garantir intégralement des condamnations qui pourraient être mises à sa charge, cette citation en justice, qui n'émanait pas des requérantes, n'a pu interrompre la prescription. Les conclusions du centre hospitalier de Belfort Montbéliard n'étaient, au surplus, pas dirigées contre la société Albizzati. Par suite, les sociétés Eiffage Construction Alsace et Sogea Rhône-Alpes ne sont pas fondées à soutenir que les appels en garantie dirigés par le centre hospitalier de Belfort Montbéliard contre les sociétés Ingerop Conseil Ingénierie et Groupe 6 dans le cadre de l'instance ayant conduit au jugement du 15 mars 2012 du tribunal administratif de Besançon ont interrompu le cours du délai dont elles disposaient pour exercer une action indemnitaire contre ces mêmes sociétés.

12. En cinquième lieu, la décision du Conseil d'Etat statuant au contentieux du 5 juin 2013, " Région Haute-Normandie " ne peut être regardée comme énonçant, pour la première fois, les règles rappelées au point 8. Par suite, le moyen tiré de ce que l'application au présent litige des principes énoncés par cette décision méconnaîtrait les stipulations de l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales en ce que les sociétés requérantes seraient privées de l'espérance légitime d'obtenir une créance du fait de l'application rétroactive d'une règle nouvelle, ne peut qu'être écarté.

13. En dernier lieu, le jugement attaqué fixe le point de départ de la prescription quinquennale issue de l'article 2224 du code civil au plus tard à la date du 26 août 2008, à laquelle les sociétés requérantes ont adressé un mémoire en réclamation au centre hospitalier de Belfort Montbéliard révélant qu'elles avaient connaissance de la nature et de l'ampleur de leur préjudice. Après avoir relevé que le délai de la prescription expirait le 26 août 2013, le tribunal administratif de Besançon a jugé que la demande des sociétés Eiffage Construction Alsace et Sogea Rhône-Alpes, introduite le 31 décembre 2016, était prescrite.

14. Cependant, ainsi qu'il est dit au point 7 du présent arrêt, les sociétés Eiffage Construction Alsace et Sogea Rhône-Alpes étaient en mesure de connaître l'origine de leur préjudice et disposaient également d'indications suffisantes leur permettant d'engager la responsabilité du groupement de maîtrise d'oeuvre et de la société Albizzati sur le fondement quasi-délictuel à la date du dépôt du rapport d'expertise, le 23 mars 2006. Le rapport d'expertise évaluait également les différents chefs de préjudice et leur montant. Pour évaluer le montant définitif de leur préjudice, les requérantes n'ont eu à procéder qu'à l'actualisation de l'évaluation proposée par l'expert au regard de la durée effective des travaux jusqu'à la réception de l'ouvrage, le 20 juin 2006. Le point de départ du délai de la prescription doit, en conséquence, être fixé au 23 mars 2006, date de dépôt du rapport d'expertise. Ainsi, le délai de dix ans prévu par l'article 2270-I du code civil, alors en vigueur, était toujours en cours à la date d'entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile, qui réduit le délai de prescription de dix à cinq ans. Par suite, le délai de prescription commençait à courir à compter du 19 juin 2008 pour s'éteindre le 19 juin 2013. A la date d'introduction de leur demande devant le tribunal administratif de Besançon, le 31 décembre 2016, l'action des sociétés Eiffage Construction Alsace et Sogea Rhône-Alpes dirigée contre le groupement de maîtrise d'oeuvre et la société Albizzati était, en conséquence, prescrite.

15. Il résulte de tout de ce qui précède que les sociétés Eiffage Construction Alsace et Sogea Franche-Comté ne sont pas fondées à se plaindre de ce que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Besançon a rejeté leurs demandes indemnitaires comme prescrites.

Sur les dépens :

16. Aux termes de l'article R. 761-1 du code de justice administrative : " Les dépens comprennent les frais d'expertise, d'enquête et de toute autre mesure d'instruction dont les frais ne sont pas à la charge de l'Etat. / Sous réserve de dispositions particulières, ils sont mis à la charge de toute partie perdante sauf si les circonstances particulières de l'affaire justifient qu'ils soient mis à la charge d'une autre partie ou partagés entre les parties (...) ".

17. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre les dépens à la charge de la société Ingerop Conseil et Ingénierie, de la société Groupe 6 et de la société Albizzati.

Sur les frais liés au litige :

18. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge de la société Ingerop Conseil et Ingénierie, de la société Groupe 6 et de la société Albizzati qui ne sont pas, dans la présente instance, les parties perdantes, le versement de la somme que les sociétés Eiffage Construction Alsace et Sogea Rhône-Alpes demandent au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.

19. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge, conjointe et solidaire, des sociétés Eiffage Construction Alsace et Sogea Rhône-Alpes, le versement à la société Ingerop Conseil et Ingénierie, à la société Groupe 6 et à la société Albizzati Père et fils de la somme de 1 500 euros chacune sur le fondement des mêmes dispositions.

D E C I D E :

Article 1er : La requête des sociétés Eiffage Construction Alsace et Sogea Rhône-Alpes est rejetée.

Article 2 : Les sociétés Eiffage Construction Alsace et Sogea Rhône-Alpes verseront, conjointement et solidairement, à la société Ingerop Conseil et Ingénierie, à la société Groupe 6 et à la société Albizzati Père et fils une somme de 1 500 euros chacune au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à la société Eiffage Construction Alsace, à la société Sogea Rhône-Alpes, à la société Albizzati Père et fils, à la société Ingerop Conseil et Ingénierie et à la SAS Groupe 6.

2

18NC02022


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Nancy
Formation : 4ème chambre
Numéro d'arrêt : 18NC02022
Date de la décision : 27/12/2019
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

39-06-02-01 Marchés et contrats administratifs. Rapports entre l'architecte, l'entrepreneur et le maître de l'ouvrage. Responsabilité du maître de l'ouvrage et des constructeurs à l'égard des tiers. Responsabilité de l'entrepreneur.


Composition du Tribunal
Président : M. DEVILLERS
Rapporteur ?: Mme Christine GRENIER
Rapporteur public ?: M. MICHEL
Avocat(s) : SCP NICOLIER

Origine de la décision
Date de l'import : 07/01/2020
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.nancy;arret;2019-12-27;18nc02022 ?
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